Timide, presque effacé avec sa taille moyenne, la parole posée et le geste lent, calme, Alognon Dégbévi serait passé presque inaperçu au Togo et sur terre s’il n’avait pas eu sa guitare et surtout sa voix, cette voix qui nous dit ces choses simples qu’il arrive à chacun de dire, des exclamations que nous poussons à certains moments : quelle vie ? Quand nous perdons un être cher, quand nous sommes victimes d’une injustice, quand nous accable un fardeau, un malheur inexplicable, quand nous ravage une vague d’ennuis ou simplement quand une humeur sombre nous envahit…Gbe ka me enye esia ?
La femme du marché qui n’a rien vendu de la journée et qui rentre en pensant à ce que mangeront ses enfants le lendemain avant d’aller à l’école, l’ouvrier qui a perdu son emploi, le retraité qui n’a pas touché sa pension depuis six mois et qui risque d’être expulsé de la chambre louée, faute de pouvoir payer son loyer, qui doit subir, sans pouvoir répliquer les menaces, les injures, les humiliations de la part du propriétaire. Que reste-t-il à tout ce monde, sinon chanter Gbe ka me enye esia me le ? Ou encore Xoxayato me bina dzio (Le locataire ne se fâche pas ).
Cette voix, ces paroles simples mais profondes, combien de personnes ont-elles consolées, soutenues dans les moments difficiles où l’on se demande à quoi sert la vie ou si la mort ne serait pas un meilleur lieu de repos (kua ne va tsom ne ma gboɖeme ) ?
Et Xoxayato me bina dzio (Le locataire ne se fâche pas) . Comprendre ces paroles de manière superficielle comme la plainte d’un locataire en butte à un propriétaire, c’est oublier que nous pouvons tous être plus ou moins des locataires dans différentes situations, qui que nous soyons, où que nous soyons. Nous pouvons objecter que la colère est chose naturelle et qu’il vaut mieux exprimer son indignation devant certaines injustices, certains abus de la part de ceux qui, parce que propriétaires d’une maison ou de deux, trois, dix…croient détenir tous les moyens pour tout se permettre.
Cependant, la sagesse d’Alognon Dégbévi ( on peut ne pas la partager) ne conseille pas forcément de se résigner, de se morfondre intérieurement, mais elle nous interroge sur le sens et l’utilité de notre colère, sur qu’elle peut changer à notre situation, réellement faire bouger autour de nous et dans le monde.
Alognon Dégbévi s’en est allé, pour se reposer de sa lutte, car c’en était une, comme il le chantait lui-même. Mais sa voix, ses chansons que je fredonne, ces airs langoureux et lancinants de guitare que je sifflote au moment où j’écris ces lignes restent. Ils restent pour des milliers de Togolais, de Béninois, de Ghanéens… que Alognons Dégbévi a accompagnés, consolés, réconfortés pendant sa vie d’artiste. En solo ou dans un groupe de concert-party.
Puis-je ici ne pas penser à d’autres artistes populaires togolais avec qui j’avais souvent travaillé et qui s’en sont allés ? L’immense Dosseh, le grand Félix Boccovi dit Toton Félix, la grande Julie Akoussah dite Akofa, la consolation, bien sûr, à qui j’ai déjà rendu hommage, au moment de leur départ, mais aussi Bido Audat, Ikpindi Kpanté, Ouyi Tassane, mon camarade de lycée, Baudoin Amegee, le chef, Sylvestre Adényon dit Kokuvito… Ceux qui ont laissé des paroles, des gestes et des mélodies simples sur la terre togolaise.
Je me replonge, non sans une poignante nostalgie, dans ces veillées funèbres au pays où l’on répétait cette prière : Apeto na na dzudzo mavo wo eye kekeli mavo na kle na wo ( Seigneur ? donne-leur le repos éternel et que la lumière éternelle brille pour eux ! ).
En réalité, ces femmes et ces hommes ont apporté sur la terre togolaise une part de la lumière éternelle que le Créateur a mise dans leurs âmes, des étincelles, des mélodies et des mots simples mais qui brillent, pour éclairer nos souffrances, nos misères, nos ténèbres quotidiennes. Nous réchauffer dans nos solitudes.
Sénouvo Agbota ZINSOU
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