Les Gnassingbé peuvent-ils échapper à la fêlure? (Suite): Il y a bien un jour! [Par Sénouvo Agbota Zinsou]

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Au moment où j’étais en train de boucler cet article, la fêlure a encore frappé : un jeune homme prénommé Mohamed a été abattu par un militaire, baignant dans son sang, en plein jour, en pleine ville de Lomé, au quartier Avedji.  Les militaires étaient trois. L’un d’eux a d’abord brandi son couteau pour menacer la victime.

 La fêlure est plus ravageuse  que le coronavirus. Eyadema, le premier homme marqué par la fêlure, couteau en main, le diable au corps, qui s’est lui-même révélé comme tel aux Togolais, est un cadavre spirituel ; dans la Bible, il est interdit à l’homme de Dieu (ou de bien) de toucher au cadavre. Tous ceux, famille,  proches, collaborateurs, serviteurs…qui gravitent autour du système d’Eyadema, et de son fils aujourd’hui, sont, qu’ils le veuillent ou non, contaminés par la fêlure, ce besoin de tuer, de verser le sang. Je n’ai cessé de le dire, depuis les années 90. J’y reviendrai.

Dans son ouvrage, Les Conférences Nationales en Afrique Noire, Une affaire à  suivre[i], le philosophe camerounais F. Eboussi Boulaga fait le point de ces assises,  analyse  leurs teneurs effectives diverses et les commente. Il note d’abord, et c’est important, que ces grandes messes ont surtout eu lieu dans les États «  décolonisés » de l’Afrique française, entre autres le Bénin, le Niger, le Mali, le Togo, le Congo…auxquels s’est jointe la RDC (jusque-là c’était le Zaïre), phagocytée par les anciennes colonies françaises. Au sujet de notre pays, le Togo, il écrit :

De celle du Togo, on se rappelle quelques incidents : l’absence, puis la fausse sortie des membres du gouvernement, la demande de pardon du ministre de la condition féminine, les larmes d’un autre, les témoignages bouleversants sur les crimes d’Eyadema, ses camps de la mort, avec leurs tortures d’un sadisme démentiel. Ces souvenirs s’effilochent et s’estompent, recouverts par les coups de force des militaires et de leur chef[ii].

Il est, avant tout, intéressant de se demander pourquoi le phénomène a surtout eu lieu dans ces pays qui ont hérité leur système du colonisateur français. Pratiquement, presque toutes les anciennes colonies, qu’elles aient été françaises, anglaises, portugaises ont connu la même histoire, marquée par les coups d’État, parfois plus tragique, les guerres civiles comme le Nigeria ( guerre de sécession du Biafra, d’ailleurs largement souhaitée et soutenue, par l’intermédiaire de l’Ivoirien Houphouët-Boigny[ASZ1] , en sourdine, par la France qui ne voulait pas d’un État anglophone trop puissant qui écraserait de son poids économique et géographique, les territoires de son pré carré, chasse gardée qu’elle tenait à conserver, jalousement).

C’est d’abord à tout l’Occident et à ses rapports avec l’autre, à sa manière de voir et de traiter l’autre, qu’il faut remonter les difficultés des peuples africains avec leurs dirigeants qui entraîneront, sans qu’on s’en rende compte à temps les conflits entre ces peuples et leurs dirigeants qu’il faut bien un jour régler par le moyen des conférences nationales :

Nos «Occidentaux» sont habitués, dès leur enfance, à considérer qu’une démocratie s’accommode fort bien de l’exploitation des esclaves et de l’exploitation coloniale…Alexandre avait conquis l’Orient…Dès lors qu’il apparaît, l’histoire de la Grèce se confond, pour toujours, avec  celle de l’univers[iii]

Il est évident que la pénétration occidentale a changé le visage et la cartographie des anciens royaumes africains et chefferies traditionnelles, mettant ensemble sur un même territoire, défini par des frontières souvent artificielles et néanmoins internationalement reconnues, des tribus aux cultures, us, coutumes, lois, plus ou moins proches, plus ou moins éloignés les uns des autres. Mais ce n’est pas là le grand problème. Dans la pièce de théâtre Kondo, le Requin, l’une des plus belles répliques mises dans la bouche du personnage de Béhanzin par l’auteur, Jean Pliya, dramaturge et historien de son état, est la réponse du roi du Danxomé à un émissaire français qui jouait l’avocat de Toffa, roi de Porto-Novo, qui se serait plaint à lui, au sujet des agissements d’Abomey à son encontre :

«  Rassurez-vous, au sujet de nos frères de Porto-Novo. Nous finirons bien par nous entendre, car les nombrils de nos ancêtres ont été enterrés dans le même coin d’Adja-Tado [iv]».

Nous finirons par nous entendre. Nos tribus, clans, ethnies finiront un jour par s’entendre.

Le grand problème est que des différences, le colonisateur va faire des divisions. Pour que ces divisions lui favorisent la main mise sur toutes les populations. Il faut ajouter à cela que, certains hommes qui ont succédé au colonisateur ont adopté ses méthodes de gouvernement, dont l’essentiel est le principe du « diviser pour régner », ce qui leur est plus facile lorsque c’est le colonisateur qui les impose d’une manière ou d’une autre.  Ainsi au Togo, après la courte période de 1958 à  1963 où un gouvernement voulu par le peuple fut aux affaires, le colonisateur revint en force grâce au coup d’État dont il n’est plus besoin de donner ici les détails.

 Relativement, les anciennes colonies anglaises et portugaises qui ont pu régler leurs problèmes sans une trop grande ingérence de l’ex-puissance coloniale, n’ont pas eu besoin de passer par les fameuses conférences nationales pour entrer véritablement dans l’air démocratique. Il n’en est pas de même de nos pays qui appartiennent surtout à ce qu’il est convenu d’appeler la Françafrique. On ne peut pas attribuer tous les torts, tous les abus de pouvoir qui ont conduit à la nécessité d’organisation des conférences nationales à la France ou au fait que les pays concernés appartiennent au pré carré français. Les facteurs sont nombreux et complexes, mais force est de reconnaître que le soutien de la France aux chefs d’État que l’on appelle « amis de la France », a favorisé un certain type de gouvernance qui tôt ou tard ne pouvait déboucher que sur les crises dont la résolution a nécessité l’organisation de conférences nationales.

Tout partait de Paris, principalement du «Monsieur Afrique» de la France,  Foccart, qui a d’abord mis son réseau en place sous de Gaulle, puis est revenu dans la période de cohabitation Mitterrand-Chirac :

Une fois aux affaires, Foccart n’aura de cesse d’étendre le périmètre d’influence du pré carré à toute l’Afrique francophone. La France, avec les accords secrets de défense, garantit un parapluie politico-militaire pour ses régimes amis.

Côté africain, Félix Houphouët-Boigny a instauré le «  syndicat des chefs d’État amis de la France »…

Ainsi a-t-on vu, à des degrés divers, la politique  française en Afrique reposer sur les épaules de l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny, du Malgache Philibert Tsiranana, du monarque marocain Hassan II, du littéraire Léopold Sédar Senghor, du général-président togolais Etienne Gnassingbé Eyadema, du Gabonais Omar Bongo, du Burkinabé Blaise Compaoré…et plusieurs autres.[v]

Le parapluie politico-militaire de la France garantit donc à Etienne Gnassingbé Eyadema la pérennité de son pouvoir, le socle de son impunité et est largement l’explication des « crimes d’Eyadema, ses camps de mort… » dont parle Eboussi Boulaga.

«Enu mu djↄna le ame xuenu ye wo tuna xo ne ameoo » ( On ne se fait pas conter un évènement dont on a été témoin ). Je ne me ferai pas conter la Conférence Nationale Souveraine du Togo. J’en étais témoin, en tant que délégué dans la salle Fazao de l’hôtel du 2 Février et j’ai ensuite suivi la mise en œuvre des premières mesures prises par elle,  toujours dans les soubresauts de l’armée et de son chef, au sein du Haut Conseil de la République dont j’ai été membre.

Faut-il rappeler qu’avant même l’ouverture de la Conférence, la fêlure définie par le philosophe français Gilles Deleuze dans la préface de La Bête Humaine de Zola, dont j’ai largement parlé dans mon article précédent, alliée à l’assurance qu’il avait du gouvernement français de conserver quoi qu’il arrive son pouvoir, l’avait rendu sourd  à tous les appels à écouter les Togolais qui n’aspiraient qu’au changement, qui manifestaient, depuis le 5 octobre 1990, jour mémorable de soulèvement du peuple de Lomé sous la férule de la jeunesse. La réaction des militaires et de leur chef fut brutale à  la suite de ce soulèvement : plusieurs tueries opérées, dont je citerai ici juste deux pour montrer l’atmosphère qui régnait dans cette période : 28 corps de personnes massacrées et jetées dans la lagune de Lomé ; les manifestants, en procession, ont promené ces corps repêchés,  principalement devant l’Ambassade de France, puis  devant d’autres représentations diplomatiques ; deux jeunes gens voulaient renverser la statue d’Eyadema qui dominait l’esplanade de la maison du RPT ; l’un d’eux a été tiré comme un lapin alors qu’il avait réussi à se hisser à la tête de la statue. Celle-ci sera quand même déboulonnée et emmenée vers une destination inconnue sur ordre, paraît-il, d’Eyadema lui-même.

Dans son entêtement, propre à ceux que, selon la typologie de Gilles Deleuze, les idées fixes guident dans leur comportement ( ici, conserver, même par le sang versé, un pouvoir conquis par la violence ), il fallait, pour tenter de se justifier, une rhétorique, des gymnastiques médiatiques : «Je n’aime pas le suivisme » (allusion à Kérékou qui, par un acte qui ressemble à la contrition, avait demandé pardon au peuple béninois et qui par-là même renonçait à l’essentiel de son pouvoir ) ! J’avais cité, dans mon article précédent, la définition que le pape Jean-Paul II donne de l’homme dans son livre-interview : un être éthique, caractérisé par la capacité de choisir et de renoncer.[vi] Ici, on ne renonce pas. Il faut parler de forum national de dialogue, au lieu de Conférence Nationale (personne n’osait encore ajouter l’adjectif « souveraine »). Même sous la pression populaire, il fallait garder la tête sur les épaules pour ne pas déclencher une nouvelle tuerie inutile. Conférence Nationale ? Forum de Dialogue ?  Aura lieu ? N’aura pas lieu ?  Un  soir, le tout Lomé s’éclata, débordant de joie, soulagé, se déversa dans la rue : Eyadema venait de signer l’acte autorisant l’organisation de la Conférence Nationale. Des milliers de copies furent faites de cet acte. Des  centaines de milliers de Loméens, en liesse, fêtèrent cette victoire toute la nuit, chantant et dansant.

J’en viens à l’absence et à la fausse sortie des membres du gouvernement. Il y aurait plein de choses à dire de cette sorte d’absence, exemples à l’appui.

Il y a, dans toute situation de drame, deux catégories de gens :

  1. Les bourreaux qui, parce qu’ils sont conscients d’avoir imposé une injustice et des souffrances à des humains comme eux,
  2. Les victimes qui crient vers une justice et attendent une compensation de la part des humains ou des dieux.

N’a-t-on pas entendu, que ce soit sous le règne d’Eyadema ou sous celui de son fils, des Togolais, appartenant à la catégorie des victimes, gémir, se plaindre et se demander quand est-ce que leurs souffrances prendront fin, quand ils recevront une compensation des souffrances et préjudices subies. On a entendu ce genre de plainte, pas plus tard qu’hier à la mort du jeune Mohamed.

Dans les grands récits mythiques universels de l’intervention de Dieu pour châtier les mécréants, les métaphores sont choisies, même dans une herméneutique purement laïque, en sorte que les méchants soient effrayés du jugement divin ou humain et que les victimes se réjouissent, ne serait-ce qu’en esprit, du grand jour où tous comparaîtront, les uns pour la honte et la condamnation, les autres pour la délivrance et la récompense. Dans tous les cas, on retrouve les deux catégories avec les deux attentes, redoutée d’un côté, caressée de l’autre, à la veille de la Conférence Nationale du Togo. Les récits bibliques du déluge au temps de Noé (Genèse chapitres 6 et 7) et de la pluie de feu et de soufre (Genèse 18, 26) sont des exemples allégoriques.

Dans l’apocalypse, il est clair que la peur du jugement explique la volonté de se cacher, de ne pas être présent au jour de la honte et de l’anéantissement du méchant.  Apocalypse 6, 16-17 : « Et ils disaient aux montagnes et aux rochers : Tombez sur nous et cachez nous loin de la face de celui qui est assis sur le trône, et de la colère de l’Agneau, car le grand jour de leur colère est arrivé… »

J’ai dit que je veux m’en tenir, uniquement à une exégèse laïque des textes bibliques qui sont un patrimoine littéraire de toute l’humanité comme le Coran ou n’importe quel livre sacré.

Je parlerai donc d’hommes, comme Hitler, Habré, Eyadema. Hitler, dans sa peur de se retrouver devant le tribunal des alliés à Nuremberg, alors que la chute du IIIe  Reich devenait une évidence,  se hâta de se marier avec sa maîtresse Eva Braun avec qui il vivait en concubinage depuis si longtemps pour qu’ils se suicident ensemble, et il écrivit dans son testament : «Ma femme et moi, avons décidé de mourir afin d’échapper à la honte… ». Plus tragique, plus sadique, plus démentiel aussi, l’acte des époux Goebbels qui prennent le soin d’empoisonner d’abord leurs six enfants au cyanure d’ampoule, avant de se donner eux-mêmes la mort.

J’ai beaucoup parlé de Hissein Habré et de son procès à Dakar devant les Chambres Africaines Extraordinaires. J’en parlerai encore, car ce procès est non seulement historique et exemplaire, mais aussi parce que c’est le type de procès qui, d’une manière ou d’une autre, aujourd’hui ou demain, attend tous ceux qui  pensent que tout leur est permis et que verser le sang de leurs semblables pour être au pouvoir n’est rien. Voyez cet homme et posez-vous la question de savoir en quoi son comportement est différent de celui d’Hitler, différent de celui d’Eyadema quand il s’agit de comparaître devant une quelconque instance ( justice ou Conférence Nationale ). Pendant plus de vingt ans, avec l’aide de ses avocats ( il  avait les moyens de s’en payer les meilleurs, avec l’argent du contribuable tchadien, piqué avant sa fuite de Ndjamena ), il avait tout fait pour ne pas se présenter devant le tribunal. Et quand il avait épuisé toutes les voies de recours possibles, c’est manu militari, se débattant comme un beau diable entre les mains des policiers, se bagarrant presque avec ceux-ci, qu’il avait été emmené au tribunal de Dakar. Voyez-le assigné dans le fauteuil, à la barre : était-il un mort enveloppé dans un linceul  blanc? Son visage, presque entièrement mangé par son turban blanc et ses grosses lunettes noires, ne laissait apparaître de peau qu’un petit morceau ovale, encadré par la naissance du front et la lèvre supérieure, soulignée par sa moustache poivre et sel. L’un des avocats conseils des parties civiles, Me Yaré Fall, du barreau du Sénégal, a fait remarquer que Habré méprisait les institutions de son pays, méprisait ses anciens compagnons de lutte, ceux qui l’ont aidé à prendre le pouvoir par la force, méprisait ses propres amis d’hier, méprisait ses victimes ( quarante mille morts, des handicapés à vie par suite des tortures, des sévices, des femmes affreusement violées qui ne pouvaient plus avoir d’enfant…), méprisait toutes ces personnes déshumanisées…

L’absence totale d’Eyadema à la Conférence Nationale du Togo dont il se prétendait le président, l’absence des membres de son gouvernement, attitude de mépris, ne pouvait qu’exaspérer davantage les délégués et donc les populations dont ces derniers  étaient les représentants.

Et maintenant, que penser de nos trois «  héros », Hitler, Habré et Eyadema ?

Hitler s’est suicidé. Habré est un mort quand on définit l’homme, comme le pape Jean-Paul II, comme un être éthique. Eyadema, dois-je le répéter, était un cadavre spirituel avant sa mort physique en 2005.

Quant à la fausse sortie, c’est une expression souvent employée au théâtre ( nous sommes dans un système où l’on joue beaucoup la comédie ) pour signifier qu’un ou des personnages faisaient semblant de disparaître dans les coulisses pour pouvoir se cacher et espionner, épier ceux qui sont restés en scène. Que pouvait signifier la fausse sortie des membres du gouvernement d’Eyadema à la Conférence Nationale Souveraine ?

Nous en parlerons.

(À suivre)

Sénouvo Agbota Zinsou


[i] F. Eboussi Boulaga, Le Conférences Nationales en Afrique Noire, Une affaire à suivre, éd. Karthala, 1993

[ii] Ibid. P.12

[iii] Roger Garaudy, Pour un dialogue des civilisations, éd. Denoël, 1977, p. 27

[iv] Jean Pliya, Kondo, le Requin, éd. Clé, 1981, p.27

[v] Pascal Airault, Jean-Pierre Bat, Françafrique, opérations secrètes et affaires d’État, éd. Texto, 2018, p. 13

[vi] Jean-Paul II, entrez dans l‘Espérance, Plon/ Mame 1994, p. 59

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