Un grand maître à l’Elysée

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Avant même de devenir président et de pratiquer l’ouverture politique, Nicolas Sarkozy s’est rapproché d’un franc-maçon venu de la gauche. Elu grand maître du Grand Orient à 38 ans, en 2000, Alain Bauer cumule plusieurs vies, qu’il se plaît parfois à enjoliver.

S’il assure avoir appartenu au cabinet de Michel Rocard à Matignon entre 1988 et 1991, les conseillers qui y travaillaient quotidiennement, eux, ne gardent pas ce souvenir. « Depuis longtemps gravitaient dans l’orbite de Rocard trois jeunes gens très intelligents et très carriéristes, se souvient un collaborateur de toujours de l’ancien Premier ministre. Alain Bauer, Manuel Valls, aujourd’hui député maire d’Evry, et Stéphane Fouks, le seul des trois à n’être pas franc-maçon. Ils s’étaient partagé le marché. Au premier l’influence, au deuxième la politique, au troisième le monde des affaires. […] »

Alain Bauer est aussi criminologue. Chantre de la « tolérance zéro », il a vu son étoile monter à la fin des années 90, quand la théorie de l’« excuse sociale » n’a plus convaincu. Consulté à plusieurs reprises par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, il a su trouver le ton qu’il fallait pour retenir son attention.

Au printemps 2006, Nicolas Sarkozy lui demande de dresser une liste de grands maîtres qu’il pourrait inviter Place Beauvau. A l’époque, les deux hommes se vouvoient encore : « Est-ce que vous voudriez venir au déjeuner pour faire les présentations ? » demande le ministre. Bauer a déjà anticipé en téléphonant lui-même à chacun des intéressés. Il s’empresse donc d’accepter. […]

Au cours d’une de leurs rencontres, à l’été 2006, il est surtout question de sécurité. Mais Bauer finit par apostropher le candidat à la présidentielle d’une façon assez « gonflée » : « Tu souffres d’un grave problème structurel. Tu penses que la République est comme une grande commode dans laquelle il y aurait plein de tiroirs que l’on ouvrirait les uns après les autres pour gérer le contenu de chacun. Tu as une image de libéral qui donne l’impression de ne pas être républicain. Personne d’autre parmi les candidats, pas même ceux d’extrême gauche, n’est susceptible comme toi d’être l’objet d’un procès en antirépublicanisme. Si tu continues, tu vas faire une campagne à cloche-pied. »

Sarko commence par s’agiter, signe d’agacement lorsqu’il entend ce diagnostic. Puis un grand silence s’installe dans le bureau, avant qu’il concède : « Tu as raison. »

Nouveau silence.

« Puisque tu es si intelligent, t’as qu’à me faire des propositions. »

Alain Bauer s’empresse de rédiger quelques feuillets où il invoque le drapeau, Valmy, Jaurès et Blum. Il l’envoie au ministre de l’Intérieur qui doit s’envoler pour Marseille, où il doit prononcer durant le premier week-end de septembre un grand discours de rentrée à l’occasion de l’université d’été des Jeunes populaires. Par curiosité, Alain Bauer écoute la radio le 3 septembre pour savoir si son nouveau champion a tenu compte de ses conseils. Et là, ses espoirs les plus fous sont dépassés. Il retrouve des passages entiers de la note qu’il a envoyée au candidat. Extraits : « Quand Jaurès disait aux lycéens : « Il faut que, par un surcroît d’efforts et par l’exaltation de toutes vos passions nobles, vous amassiez en votre âme des trésors inviolables », c’était le contraire du nivellement prôné par la gauche d’aujourd’hui. […] . »

Puis, dans une très longue tirade, le mot République revient plusieurs fois par phrase-il sera prononcé plus de vingt fois par le candidat, avec notamment cette apostrophe : « Jeunes Français, la République est à vous. La République, c’est vous. »

Pour Sarkozy, c’est un triomphe : la salle se lève et applaudit comme jamais. Pour Bauer, c’est l’heure de gloire. Et, comme on ne change pas une équipe qui gagne, le ministre de l’Intérieur lui demande une trame de discours pour sa visite à Périgueux, la ville de Xavier Darcos, le 12 octobre. Sur cette terre maçonnique, le candidat prononcera un discours intitulé « Notre République ». Alain Bauer l’a truffé de références à Eugène Le Roy, écrivain, franc-maçon et auteur du célèbre « Jacquou le Croquant ». Il a mobilisé toutes les ressources du Grand Orient pour le nourrir et a même mis à contribution le directeur de la bibliothèque de l’obédience.

Mais l’ancien grand maître du Grand Orient n’est pas seulement devenu l’inspirateur du ministre de l’Intérieur. Il a fait aussi fonction, à l’occasion, de tour operator. Entre le discours de Marseille et celui de Périgueux, le futur président s’envole pour les Etats-Unis. Une visite très symbolique. Depuis le discours de Dominique de Villepin à l’Onu, en mars 2003, pour s’opposer à la guerre en Irak, la cote de la France est au plus bas. Il s’agit de la faire remonter, de se montrer gracieux avec toutes les incarnations de l’Amérique éternelle. La date du voyage n’a pas été choisie par hasard : Nicolas Sarkozy sera sur place le 11 septembre, tout un symbole.

Qui peut mettre du liant entre le ministre de l’Intérieur et l’administration de George Bush ? L’ambassadeur à Washington Jean-David Levitte, bien entendu. Surnommé « diplomator » , on le dit capable de réconcilier les pires ennemis. Mais un autre gentil organisateur se mêle de recoller les morceaux après la grande fâcherie de 2003. Alain Bauer a vécu aux Etats-Unis, où il a travaillé pour une entreprise de sécurité. Ses détracteurs assurent même qu’il s’agissait d’une couverture de la CIA ou, plus piquant encore, de la NSA, la très secrète National Security Agency. Le principal intéressé balaie ces allégations avec un amusement théâtral.

Dans le cadre de ses activités de consultant spécialisé dans la sécurité, il a en revanche un contrat avec la police de New York, le célèbre NYPD. Il planifie donc une rencontre avec remise de médaille à Raymond Kelly, patron de la police new-yorkaise, le samedi 9 septembre, tandis que le 10, veille de la date anniversaire, une visite est prévue à la caserne des pompiers. Il laisse aussi entendre que ses contacts à la Maison-Blanche n’ont pas été inutiles. Il s’associe aussi à la collecte de fonds et de soutiens, à l’occasion d’un dîner chic à Manhattan en l’honneur du candidat de la droite, où même les gauchistes de Park Avenue le trouvent délicieusement plus fréquentable que Ségolène Royal.

Présidentielle : jamais sans mes frères

« C’est la première fois dans l’histoire de la Ve République que les deux principaux candidats ont autant de francs-maçons dans leur entourage le plus proche », se réjouit Pierre Mollier, directeur de la bibliothèque et du musée de la Franc-Maçonnerie au Grand Orient de France, pendant la campagne présidentielle. […] Mais s’il se montre si satisfait, c’est que même dans l’entourage de Nicolas Sarkozy on trouve des frères du GO, traditionnellement ancrés plutôt à gauche. […] Côté Ségolène, l’un de ses soutiens de la première heure a été le sénateur maire de Lyon Gérard Collomb […] Le codirecteur de campagne François Rebsamen […] a conservé un réseau très vivace au sein des loges ; tout comme le Marseillais Patrick Mennucci […] Sans ce maillage, le ralliement de Jack Lang à la présidente de Poitou-Charentes n’aurait pas été aussi rapide. […] la politique, même au plus haut niveau, est parfois simple comme une tenue en loge !

« Un Etat dans l’Etat », de Sophie Coignard (Albin Michel, 336 pages, 20 E)

 

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