Le vrai problème est que, qu’on le veuille ou non, Gnassingbé veut être président, fera tout pour demeurer président, à vie, si possible. Un juridisme qui refuse de voir une certaine réalité devient une sorte d’opium, comme Raymond Aron l’avait reproché aux intellectuels de son temps, notamment avec son livre auquel j’ai fait allusion.
Voici mon postulat : une réflexion sur la loi au Togo, sur les institutions togolaises, qui ne commencerait pas par poser la question de savoir si le règne Gnassingbé, père et fils est légal et légitime ou non, serait, par rapport à nos problèmes actuels, une réponse à côté de la plaque. Mais, même cela ne suffirait pas : le problème est si complexe. J’ai suivi le débat engagé par le professeur Kokoroko à qui a cru devoir répondre le professeur Wolou. Je dois d’abord dire que je suis un homme qui respecte le savoir et donc les hommes de savoir, les vrais. Messieurs Kokoroko et Wolou sont tous les deux de vrais hommes de science juridique qui méritent notre respect. Mais, ce que je trouve bien, en particulier chez M. Wolou, c’est qu’il insiste sur le fait que le débat aurait tout son sens dans un cadre universitaire. À partir du moment où l’on déplace le discours de ce cadre, chacun a le droit de se demander s’il a encore toute l’autorité qu’il devrait revêtir, surtout dans le contexte politique actuel où les uns et les autres, politiciens ou simples citoyens exerçant tous les métiers possibles, appartenant à toutes les couches de la population, instruits ou non, exercent leur droit naturel à la parole sur le sujet à l’ordre du jour : Gnassingbé a-t-il ou non le droit de briguer un nouveau mandat ? Dès lors, faire de cette question un sujet de droit pur, et même une chasse gardée des juristes correspondrait à un abus et point n’est besoin de dire que tout abus, toute exagération mène au ridicule, donc à la perte du respect. Faut-il rappeler que, même spécialistes du droit, ces messieurs, aimant les lettres ou pas, ont commencé dans leur cursus scolaire, par étudier les classiques littéraires comme tous les lettrés et que l’un de ces classiques, Molière n’a pas manqué de couvrir de ridicule les juristes, juges, avocats, avoués, huissiers…de même que des membres d’autres corps de métiers ( médecins, pharmaciens…) traités avec ni plus ni moins de respect que les usuriers, les tartuffes et autres faux dévots, les plaideurs, chicaneurs par manie et autres cupides, tous les gens qui abusent de leur position pour tromper le petit peuple, l’entortiller dans leurs jargons, aux fins de défendre leurs seuls et propres intérêts… ?Qu’ils soient en robes, blouses, complets vestons, entichés de tous les instruments ou non. Ou encore en caleçon. La loi peut ne devenir qu’un simple paravent derrière lequel ces gens se mettraient pour assouvir leur propre besoin de se mettre en vedettes, défendre leur propre petite place, assurer leur propre positionnement. Tel peut ne pas être le cas, mais si on veut faire une réflexion sur la loi et son application dans notre pays, il faut aller à la base des choses, c’est-à-dire de ce qui est réellement et qui nous a conduits où nous sommes et non pas se contenter de disserter sur ce que l’on souhaite ( peut-être ce que nous souhaitons tous et que chacun, avec un peu de bon sens connaît ) sans que nous ayons besoin pour cela de cours magistraux. Dans les argumentations de nos deux professeurs, j’ai lu beaucoup d’allusions à la France, aux exemples français, aux grands juristes français…Je dis encore une fois que dans le cadre des cours à l’université togolaise ces références sont nécessaires. Je me référerai aussi à un auteur français, mais pour une mise en garde qui pourrait être d’ordre général, universel, Raymond Aron : « On n’applique pas sans danger les termes, empruntés au vocabulaire politique de l’Occident, aux conflits à l’intérieur des nations qui appartiennent à d’autres sphères de civilisation »[1]. Cela, nos éminents juristes le savent. À l’intérieur : Eyadema a régné plus de trente ans dans ce pays, illégalement et ne s’est caché derrière une prétendue loi que poussé par la force des choses. Qui, parmi les nombreux juristes dont regorge notre pays, a jamais osé le lui faire remarquer ? Ou du moins, ceux qui ont tenté de le lui faire remarquer, par différents moyens, en payant le prix fort, n’étaient pas tous juristes. Son fils Faure est arrivé au pouvoir par un coup d’État avant de se cacher, à son tour, derrière de fausses lois fabriquées pour sa personne, sur mesure, raccommodées chaque fois que cela lui a paru nécessaire…Et, parmi ceux qui l’ont aidé à asseoir son pouvoir, n’y a-t-il pas d’éminents et nombreux juristes ? Que l’on clame aujourd’hui ( Kokoroko le fait autant que Wolou ) que la loi est impersonnelle, c’est l’idéal, mais la simple honnêteté intellectuelle impose à ces juristes, comme à tous ceux qui prétendent être des intellectuels de reconnaître que cela n’a jamais été effectif au Togo, au moins depuis le premier coup d’État en 1963. Ce n’est pas qu’il ne faut pas tendre vers l’idéal, mais dans une réflexion qui se veut sérieuse et profonde, on doit tenir compte de la réalité. Et cette réalité, c’est d’abord que Gnassingbé Eyadema et son fils après lui, n’ont qu’un dessein : conserver le pouvoir. Faut-il rappeler toutes les violations de la loi, notamment de la loi fondamentale, l’utilisation de la violence meurtrière, des tortures, des massacres de populations, les attentats vrais ou faux, la perte d’argent que cela représente pour le pays, compte tenu du budget énorme inutilement consacré à l’achat des armes et munitions, au recrutement et à l’entretien de la soldatesque, des agents de renseignements, sans négliger la hantise de la perte du pouvoir par le clan qui peut conduire à ses mises en scènes des plus macabres aux plus ridicules ? Qui peut nous assurer aujourd’hui que tout cela cessera lorsqu’on aura simplement résolu la question de savoir si Gnassingbé peut être candidat à l’élection présidentielle en 2015 ou pas, conformément à la loi ? Et quelle loi ?
Si un régime fondé sur la légalité comme celui d’Hitler est devenu un moyen pour se lancer dans les aventures meurtrières et dégradantes pour l’espèce humaine, c’est évidemment parce que la loi et la conformité à la loi ne résolvent pas tous les problèmes d’une nation. Je connais un universitaire allemand qui m’a dit qu’il n’en veut pas autant à Hitler lui-même qu’à toute la clique de savants, d’ingénieurs, de philosophes qui l’avaient épaulé, aidé, conseillé, soutenu et finalement suivi dans ses folies dangereuses. Ionesco, dans sa pièce Rhinocéros, s’est moqué de ces milliers de gens qui au rassemblement de Nuremberg en 1938, vociféraient, «assaillis par des arguments, des doctrines, des slogans « intellectuels »… si l’on s’aperçoit que l’histoire déraisonne, que les mensonges des propagandes sont là pour masquer les contradictions qui existent entre les faits et les idéologies qui les appuient, si l’ont jette sur l’actualité un regard lucide, cela suffit pour nous empêcher de succomber aux « raisons » irrationnelles et pour échapper à tous les vertiges »[2]. Et combien de savants, de penseurs, de juristes y avait-il ce jour-là, métamorphosés en rhinocéros ou autres bêtes sauvages ? Savons-nous remettre en cause nous-mêmes nos certitudes de professeurs, maîtres, docteurs… ?
Le vrai problème est que, qu’on le veuille ou non, Gnassingbé veut être président, fera tout pour demeurer président, à vie, si possible. Un juridisme qui refuse de voir une certaine réalité devient une sorte d’opium, comme Raymond Aron l’avait reproché aux intellectuels de son temps, notamment avec son livre auquel j’ai fait allusion.
La loi est impersonnelle et s’applique à tous les citoyens qui tombent sous son coup. D’accord. Dans cette logique-la, toutes les déclarations sur les violations de la loi par Eyadema, dans les domaines des droits de l’Homme (massacres, tortures, exécutions sommaires, arrestations et emprisonnements arbitraires… )comme dans ceux de la gestion économique du pays ou même des relations de citoyen à citoyen, d’homme à homme, par les délégués à la Conférence Nationale Souveraine ne seraient pas fondées. L’immunité présidentielle? Je ne crois pas que, même si elle avait été évoquée, elle aurait couvert tous les crimes, surtout les crimes de sang reprochés à Eyadema. L’existence d’une telle immunité aurait correspondu au droit de vie et de mort du souverain sur ses sujets. Tout le problème est simplement qu’Eyadema, comme tout citoyen aurait pu le faire, n’avait pas eu à se présenter devant un tribunal pour se défendre de ces accusations. Il n’a eu qu’un moyen pour se défendre, celui des armes. Et usant de cet argument-là, il s’était bien défendu puisqu’il n’avait pas été mis en prison. Au contraire, il avait pu conserver son pouvoir. Combien de citoyens togolais disposent de cet argument-là? Que ceux qui soutiennent que la loi au Togo est impersonnelle nous le disent. En attendant que le fils d’Eyadema, arrivé au pouvoir comme son père par un coup d’Etat, coupable selon certains de la mort d’au moins 500 citoyens d’après le rapport de l’ONU, use du même argument pour se défendre contre ses accusateurs, comme son père. En tout cas, il le tient en main, cet argument, et ce ne sont pas les juristes qui vont le lui arracher.
Si donc c’est une affaire de simple raisonnement juridique, « mesdames, messieurs les juristes, faites vos jeux, les jeux sont faits, rien ne va plus ».
Or, d’une loi qui tenait particulièrement à cœur aux Juifs, une loi sacrée, celle du sabbat que ceux qui voulaient ratiociner, un peu comme certains de nos compatriotes d’aujourd’hui, avaient traduite en plus 800 principes, Jésus-Christ avait dit simplement que « le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat »[3]. Que l’on soit observateur du sabbat, du dimanche, du vendredi ou d’un autre jour de culte, le principe est simple : après le temps du travail, temps où l’homme est sollicité par mille et une choses de la vie, il faut bien celui où il rentre en lui-même pour s’interroger sur le sens des valeurs spirituelles. Et on ne peut pas dire que l’homme préoccupé, obsédé par le pouvoir ou par l’argent, ou par les glorioles, ou par les prestiges de ce monde…soit capable de prendre ce temps pour rentrer en soi-même et s’interroger sur quelque valeur que ce soit. De lundi à dimanche, à toute heure, cet homme se fera hors-la-loi si cet état lui permet de conquérir le pouvoir, objet de son obsession. Et c’est face à un tel homme que nous nous trouvons. Que n’a-t-il pas utilisé et que n’utilisera-t-il pas? En sorte que même lorsqu’il recourt à des hommes dont la vie est normalement consacrée aux valeurs spirituelles, ce n’est jamais pour autre chose que dans le but très terre à terre de lui assurer la pérennité de son pouvoir. Que fait-il par exemple des recommandations de la Commission Vérité-Justice-Réconciliation?
J’aime bien cette déclaration de M. Wolou : « Nous voulons que la situation change dans notre pays, y compris au profit de ceux qui sont actuellement au pouvoir ». Mais ces derniers, comprendront-ils seulement que le changement, qui commence par les mentalités, par le retour aux valeurs et aux lois qui traduisent celles-ci, est pour le bien de tous? En attendant, ce que nous faisons, et c’est bien dangereux, c’est de ratiociner comme ces pharisiens qui avaient inventé plus de 800 interprétations de la loi du sabbat, rien que pour asseoir leur propre pouvoir sur le peuple, leur pouvoir sur l’homme et l’écraser au lieu d’œuvrer à sa libération.
Un vrai débat sur l’homme togolais et son avenir ne peut être confisqué par les seuls juristes, ni les seuls politiciens de tel ou tel bord, mais doit réunir des citoyens de toutes formations, toutes obédiences, tous niveaux d’instruction, toutes origines, toutes orientations, toutes capacités de compréhension de la loi. En tout cas, ce n’est pas au sein de notre assemblée mouton qu’un tel débat aura lieu. Et comment faire pour que ceux qui n’ont qu’une vue très étroite de la nation ouvrent d’abord un peu plus les yeux ? Dans toute l’histoire de la nation togolaise, cela n’est arrivé que deux fois : avant 1958 et en 1990, quand ceux qu’obsédaient le pouvoir étaient sous une forte pression du peuple. Mais, malheureusement, l’élan du peuple a été brisé. Les deux fois. Peut-être, la troisième sera-t-elle la bonne.
Sénouvo Agbota ZINSOU
[1] Aron, Raymond, L’opium des intellectuels, Agora, Calmann-Lévy éd. 1955, p. 21
[2] Ionesco, Eugène, Notes et contre-notes, éd. Gallimard, 1966,p.278
[3] La Bible, Marc 2: 27