« Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se brise » Dicton populaire
Une délégation des organisations professionnelles de la presse s’est rendue à la Haute Autorité de l’Audiovisuel et de la Communication (HAAC) pour « implorer sa clémence » dans le traitement de ce qu’il est convenu d’appeler l’affaire Kétohou. Les membres de cette délégation demandent pardon à leur autorité de régulation tout en se désolidarisant de leur confrère. La démarche ne surprend guère l’observateur avisé. Elle rappelle les années de plomb d’une dictature sanglante où les fureurs et les crimes du tyran ne sont apaisés que par l’humiliante reptation d’une population apeurée se répandant en excuses, pardons, marches et autres motions d’encouragement et de soutien. Jupitérien, le tyran a un droit de mort sur ses sujets et ne supporte rien qui puisse amoindrir sa jouissance éternelle du pouvoir.
Au-delà du triste constat d’un retour à un État profondément liberticide, la démarche de ces journalistes alimentaires, thuriféraires de la dictature, consacre l’inversion des valeurs qui fondent un État de droit. Ils avalisent par leur démarche le droit pour le dictateur de ployer les raisons et les volontés jusqu’à terre, de les soumettre par la force, de les faire ramper surtout si elles ont pour elles la raison et le droit. Les libertés doivent rendre gorge, reconnaître leur défaite et reculer. Déjà fortement encadrée, celle de la presse constitue encore aux yeux du dictateur une menace à occire ou à circonvenir.
L’affaire du vol des cuillères dorées sera le prétexte pour assouvir ce funeste dessein. Les erreurs manifestes d’un journaliste aventureux vont mettre en danger toute une corporation et ses membres les plus honnêtes qui tentent vaille que vaille de remplir leur mission de vigie et de faiseurs d’opinion en portant la lumière dans les ténèbres d’une gestion publique sans gouvernail.
Tout part d’un vol commis par deux ministres de la République. L’acte, d’une bassesse insondable, porte atteinte à l’idée même de République. Aucune circonstance atténuante ne saurait être trouvée face à cette ignominie. Sans complaisance, tout chef d’État devrait tirer les conséquences et exiger la démission immédiate de ces deux ministres indélicats qui ont franchi le rubicond en mettant en péril l’autorité et la cohésion de l’État. Pas au Togo. Ici, il faut renverser l’accusation et la charge de la preuve. Les pouvoirs publics vont culpabiliser la presse en exploitant le surprenant amateurisme de M. Kétohou qui a pris le parti suicidaire de ne pas publier le nom des ministres kleptomanes. M. Kétohou s’est mis en danger et a permis à la satrapie de déchaîner les forces obscures dévoyées pour mettre la vérité sous éteignoir. Il faut absolument couvrir le « crime » contre la nation, sauver la tête des ministres fautives et museler la presse par la terreur qui débouche sur la reptation et l’autocensure. Le vol crapuleux commis par de hautes autorités de l’État est passé par pertes et profits. Le thermomètre sera cassé avec le sot espoir de faire baisser la fièvre. Le lanceur d’alerte est traité en paria. Accusé, il est sommé de se justifier, de se dédire, de s’excuser et de demander grâce pour avoir exercé son métier. Ses griots de confrères achèvent, par leur démarche perverse à la HAAC, le travail de casse de la liberté d’expression et du statut du journalisme au Togo. C’est au nom de la victime qu’on demande pardon. En focalisation interne, L’indépendant express reconnaît son crime, s’auto-flagelle en confessant sa dérive, « le plus grand criminel peut demander pardon » et obtenir l’assouplissement de sa sanction disent-ils. N’en jetez plus d’abjections !
La pantalonnade de M. Kétohou, son piteux démenti sous la pression et les menaces qui pèsent désormais sur la survie de son journal illustrent la nouvelle situation de la presse et l’état des libertés au Togo. L’affaire Kétohou est symptomatique de la vitalité de toute une corporation. L’insoutenable légèreté de traitement d’une information sensible devient le prétexte pour museler les vrais journalistes de la trempe de Ferdinand Ayité. N’a-t-il pas été convoqué par le Service Central du renseignement des Investigations criminelles (SCRIC) avant que ce service ne se ravise ? L’intention est manifeste. La boucle est en train d’être bouclée !
Cette sombre affaire de « spoongate » traduit la déliquescence de la gouvernance au Togo et met au jour la piètre qualité de ceux qui nous gouvernent. Elle est surtout le signe d’un recul systématique des libertés acquises depuis le 5 octobre 1990. Le Togo est revenu aux années noires d’une dictature féroce et liberticide. Le pouvoir est devenu paranoïaque par ses propres démesures et ses crimes. Illégitime, il vit dans l’intranquillité et ne peut donc œuvrer sereinement au développement du pays. M. Gnassingbé et sa clique nous conduisent à un retour vers le futur. La longue nuit de la gouvernance de feu Gnassingbé Eyadéma a débouché sur la révolte du 5 octobre 1990. Le retour aux mêmes méthodes de gouvernement donnera nécessairement le même résultat. Saurions-nous enfin collectivement transformer l’essai ?
Jean-Baptiste K