Pèlerinage à La Haye : les figures de l’opposition défilent chez Laurent Gbagbo

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Même incarcéré, Gbagbo peut influencer et nul ne l’ignore 

Abidjan, Paris, La Haye. Sur cette route transcontinentale se croisent quelques figures de la vie politique ivoirienne, à commencer par certains candidats à l’élection présidentielle contre Alassane Ouattara. Il en va ainsi de deux des quatre « irréductibles » du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI). Après avoir dîné dimanche 22 mars dans un restaurant discret de Neuilly-sur-Seine, l’ancien premier ministre Charles Konan Banny et le député de Port-Bouët (commune d’Abidjan), Kouadio Konan Bertin (KKB), se sont croisés deux jours plus tard dans les couloirs austères de la prison de Scheveningen, dans une banlieue cossue de La Haye.

C’est là qu’est incarcéré l’ancien président Laurent Gbagbo depuis le 30 novembre 2011, dans l’attente de son procès devant la Cour pénale internationale (CPI) pour crimes contre l’humanité. L’homme lit beaucoup, des ouvrages d’histoire ou d’actualité mais aussi ses propres livres et discours, suit avec obsession l’évolution de la situation politique ivoirienne dont il discute avec son fidèle Charles Blé Goudé, l’ancien leader des Jeunes patriotes ivoiriens. Tous deux seront d’ailleurs jugés ensemble par la CPI. Ils échangent parfois un regard avec l’esseulé Dominic Ongwen, ancien cacique de la sanguinaire Armée de résistance du Seigneur (LRA) qui ne parle ni anglais ni français. Régulièrement, les deux hommes convient à dîner le Congolais Jean-Pierre Bemba. Tout comme Gbagbo avec son parti, le Front Populaire Ivoirien (FPI), Bemba suit les soubresauts politiques de son pays, d’autant qu’il n’a pas écarté un retour et qu’il tente de diriger à distance son Mouvement de libération du Congo.

En quête du soutien de Gbagbo et des voix du FPI

« Je suis malheureux de constater que la plupart des détenus de la CPI sont des Africains, ça me ruine le cœur », confie Charles Konan Banny, délaissant un temps ses manières d’aristocrate. Chargé dès 2011 par le président Alassane Ouattara d’orchestrer le processus de réconciliation nationale, il n’avait pas pu se rendre à La Haye dans le cadre de sa mission. « Cela ne convenait pas au président », se justifie-t-il. Aujourd’hui, le candidat à la magistrature suprême âgé de 72 ans est venu saluer son vieux camarade de lycée avec qui il aimait à taper dans le ballon : Laurent Gbagbo, le fourbe ailier gauche d’autrefois. « Je n’y suis pas allé pour chercher son soutien à ma candidature, mais en tant que serviteur de l’Etat. J’ai passé l’âge de faire de la politique politicienne, se défend celui qui avait appelé à voter Ouattara au second tour de l’élection présidentielle de 2010. Pourtant, il s’agit bien là de politique. Qu’on le veuille ou non, Laurent Gbagbo, qui n’a pas fini d’écrire son histoire, est une icône en Côte d’Ivoire. On ne peut pas nier son influence et la réconciliation ne peut pas se faire sans lui ».

Même mélodie du côté du fougueux KKB, 46 ans, qualifié de « soldat perdu du PDCI » par Henri Konan Bedié, l’indéboulonnable chef de son parti qu’il combat aujourd’hui et tacle sans retenue. « La situation de Gbagbo ne peut pas servir de fonds de commerce politique, lâche d’emblée celui qui a pourtant largement communiqué sur sa seconde visite à La Haye dans la presse ivoirienne. Ce déplacement s’inscrit dans une démarche de recherche de la paix en Côte d’Ivoire. ». Et d’ajouter, non sans arrière-pensée arithmétique : « Gbagbo est incontournable et représente près de 47 % des voix [résultat de Laurent Gbagbo à l’élection de 2010] ».

De son côté l’ancien ministre des affaires étrangères, Amara Essy, a choisi une approche plus discrète et diplomatique à l’égard de Laurent Gbagbo, qui fut son voisin de chambre à l’université de Cocody. Les liens sont anciens et indéfectibles, mêlent respect et considération. Il en va de même pour le cofondateur du FPI et ancien chef de la diplomatie de Laurent Gbagbo, Abou Drahamane Sangaré, avec qui Amara Essy a passé une partie de sa jeunesse à Bouaké (centre du pays) et partagé ses livres scolaires.

« Abou Drahamane Sangaré était plus proche de moi qu’il ne l’était de Laurent Gbagbo », note Amara Essy qui se revendique « militant de la libération » de ce dernier. Et ce diplomate de renom qui entre dans le chaudron politique à l’âge de 70 ans, ne se cache pas d’œuvrer auprès de ses interlocuteurs africains et occidentaux pour « parvenir à une solution » pour faire libérer Gbagbo. S’il ne s’est pas – encore – rendu à la prison de Scheveningen, il est en contact depuis plusieurs mois avec l’ancien président par l’intermédiaire de messagers. « Gbagbo est l’un des hommes les mieux informés de Côte d’Ivoire, et dans son esprit, c’est comme s’il était à Abidjan », explique l’un de ces discrets émissaires proches du FPI coutumier de ces méthodes éprouvées durant la clandestinité.

Le fantasme de Gbagbo

A écouter ces frontistes du PDCI, Laurent Gabgbo, 69 ans, serait de retour au centre de l’échiquier d’une opposition politique ivoirienne profondément divisée, affaiblie, et en phase de recomposition. En quête d’un leader et d’un symbole, ils se tournent, au nom de la réconciliation nationale, vers une personnalité politique accusée de crimes contre l’humanité. Au risque de réhabiliter un ex-président adulé par une certaine frange de la population ivoirienne et de contester une justice internationale d’ores et déjà sous le feu des critiques.

Depuis le 17 septembre, date de l’appel de Daoukro lancé par Henri Konan Bedié en faveur d’une candidature unique du président Alassane Ouattara, la tectonique des plaques politiques provoque secousses et scissions. Les « irréductibles » en sont une conséquence. Et de son côté, le FPI est coupé en deux. Les fidèles à Laurent Gbagbo se sont rangés derrière Abou Drahamane Sangaré, refusant l’autorité du président du parti, l’ancien premier ministre Pascal Affi N’Guessan, accusé de négocier avec le pouvoir. La bataille pour la tête du parti s’est déplacée devant les tribunaux. Mais c’est bien à La Haye qu’elle pourrait être tranchée. Pascal Affi N’Guessan a lui aussi sollicité un entretien avec Laurent Gbagbo.

« Henri Konan Bedié a pour lui le logo du PDCI, de même que Pascal Affi N’Guessan n’a que les trois lettres du FPI, mais pas de véritable soutien, juste quelques militants moutonniers », balance KKB qui salue le « rapprochement de circonstance » entre les « irréductibles » du PDCI et la branche « Sangaré » du FPI, dans la tentative de constitution d’un front « tout sauf Ouattara ». Amara Essy observe, mais reste prudent à l’égard de cet embryon de coalition officialisée le 18 mars. Charles Konan Banny se réjouit de cette « union des démocrates ». Au sein de la majorité au pouvoir, on s’amuse de ces « petites manœuvres ». Un cadre du RDR jette l’anathème sur ces « irréductibles » sans charisme ni popularité.

« Invoquer Laurent Gbagbo n’est qu’un symptôme du désespoir, pathétique », tranche-t-il. « Les frondeurs du PDCI vont chercher la bénédiction de Laurent Gabgbo car ils ont besoin de forces vives et de soutiens pour affronter l’alliance du PDCI d’Henri Konan Bedié et du RDR d’Alassane Ouattara », analyse Mamadou Koulibaly, ancien président de l’Assemblée nationale et lui aussi candidat à l’élection présidentielle sous l’étiquette de son parti, Lider. « Même incarcéré, Gbagbo peut influencer et nul ne l’ignore », ajoute cet ancien cadre du FPI.

Alors, « irréductibles » et frondeurs se tournent vers les Pays-Bas. Abidjan, Paris, La Haye, cette route est devenue celle d’un étonnant pèlerinage de candidats en quête de voix du FPI et de la bénédiction de celui qui est considéré comme un diable par le pouvoir en place.

Joan Tilouine
 

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