Propos transcrits par la Rédaction de Liberte Hebdo
Il s’est livré à bâtons rompus à une interview sur les problèmes politiques brûlants de l’heure, notamment le problème du CPDC, la Commission vérité, justice et réconciliation et l’affaire qui alimente les conversations entre Togolais et fait la une des journaux avec des rebondissements ces derniers temps, nous avons nommé l’affaire Kpatcha Gnassingbé susceptible de mettre à nu la prétendue réforme de la justice annoncée à son de trompette par Faure Gnassingbé, M. Yamgnane avec son franc-parler naturel n’y est pas du tout allé du dos de la cuillère. Nous reprenons de larges extraits à l’intention des lecteurs. M. Kofi Yamgnane a dans son agenda, de rencontrer ses compatriotes militaires pour leur parler. Il croit à son élection en 2010 et au prix de zéro mort, zéro blessé et au prix de la transparence.
Vous avez parcouru le Togo et vous êtes allé jusqu’à Bandjéli. Qu’est-ce que vous avez vu ?
J’ai fait plus que ça, puisque je suis allé jusqu’à Cinkassé, je suis allé très loin, je voulais simplement aller vers les vrais gens comme on dit en français, pour les entendre, pour me faire entendre; mais en même temps, pour les connaître et me faire connaître aussi. Je voulais vivre les réalités de ce pays et je voulais voir ce qu’ils vivent et comment ils le vivent, voir comment ils perçoivent leur vie et je n’ai pas été déçu. J’ai visité plus de 2000 villages sur les 4885 que je dois visiter. Maintenant il me reste 2880. Ça m’a quand même donné une opinion fiable par rapport à ce qu’est le Togo, ce qu’est la situation de notre pays.
Comment vous l’avez vue, cette situation-là ?
Je l’ai vue comme la vivent nos concitoyens dans les villages. Ça veut dire que la situation est dramatique. Je pèse mes mots. Je veux dire que si les dirigeants n’ont pas vu que le Togo est dans cette situation, alors c’est très grave. Je crains qu’ils n’aient pas vu, puisqu’ils n’ont rien fait pour ça et qu’ils ne font rien pour ça.
Est-ce qu’ils sont conscients de leur situation, ces gens-là ? Et qu’est-ce qu’ils vous ont dit ou qu’est-ce qu’ils vous disent ?
Ils sont complètement conscients. Les Togolais sont des gens beaucoup plus cultivés, beaucoup plus instruits, avec beaucoup plus de sens que ce qu’on peut imaginer. Si je veux me résumer, c’est vraiment à Kara qu’on m’a dit : « M. Kofi, même les chiens savent que le Togo va mal ». C’est vous dire que les gens sont conscients et le disent avec leurs mots, et c’est des mots qui percutent, disons qui font mouche. C’est véritablement les expressions, les cultures de la révolte contenue, contenue par la peur, par la frayeur. Ça se lit dans leurs yeux. Les Togolais ont peur. Ici à Lomé, je les vois tous les jours; ils ont peur.
Ils ont peur de qui, de quoi ?
Ils ont peur du pouvoir, ils ont peur qu’on leur tire dessus, qu’on les tabasse. Ils ont peur qu’on les insulte. Ils ont faim. Ils ont peur d’avoir faim encore un peu plus. Ils ont l’eau jusqu’aux genoux. Ils ont peur de le dire. Ils ont des moustiques ; ils ont peur de le dire ; ils ne peuvent pas se soigner. Ils ne le disent pas. Ils ne peuvent pas envoyer leurs enfants à l’école. On leur demande des sacrifices pour créer les écoles et pour payer les maîtres, alors que ça, c’est une tâche régalienne de l’Etat. L’Etat doit instruire ses enfants. Mais l’Etat ne le fait pas et ils n’osent même pas dire. Ils serrent les dents parce qu’ils ont peur. Et c’est ça ! C’est l’image que j’ai trouvée du Togo. Et il y a encore des gens au sein du RPT, heureusement ils ne sont pas nombreux, pour me dire que ça peut aller ( ?), qui ne décrivent pas le vrai Togo. Le vrai Togo se veut pacifique, il est riche pour certains et la plupart des gens vivent dans une pauvreté absolue, insoutenable. C’est inhumain, la façon dont les gens sont traités.
Quelle est votre appréciation de la commission vérité justice et réconciliation?
Moi je trouve qu’il y a un effort. Pour ceux qui ont souhaité que cette commission soit mise en place, je crois qu’il y a un effort de compréhension, en tout cas sur la forme.
Vous pensez que sa mise en place peut contribuer un tant soit peu, à rassurer les gens avant 2010 ?
Je crois que les gens ne sont pas dupes. Je ne crois pas un seul instant que ça peut rassurer les gens. On ne règle pas 40 ans d’impunité par six mois de discussions, de palabres. Je fais allusion au temps qui est petit et qui reste à mener aux élections présidentielles.
En combien de temps peut-on revisiter l’histoire de 1958 à 2005 pour arriver à panser véritablement les plaies?
Je ne sais pas au bout de combien de temps ça doit être fait, où l’on doit revisiter l’histoire du Togo; mais en tout cas, moi la
façon dont j’aurais procédé, c’est de verser les états généraux dans tous les villages. Parce que, contrairement à ce que les gens croient, il n’y a pas une famille togolaise qui n’ait pas subi un préjudice dans ce pays : la violence, le viol, le cambriolage, le meurtre, la disparition, les destructions de maisons, de bureaux, d’ateliers, … il n’y a pas une famille qui n’ait pas été touchée. Même moi, j’ai été touché par ça, puisqu’on m’a tué un jeune … Donc ces choses-là ne se discutent pas en six mois. Il faut des états généraux, il faut laisser le peuple togolais s’exprimer dans les villages, parce que tout le monde se dit que dans le village, ça va être la vérité. Mais s’il faut convoquer les gens à Lomé devant une commission, ils ne parleront pas, alors que dans les villages, ils vont parler et on consigne ça dans un cahier de doléances qu’on remet à la commission et comme ça, on nourrit les travaux de la commission pour qu’elle voie qu’est-ce qu’on peut faire et qu’est-ce qu’on ne peut pas faire, qu’est-ce qui a été dit, qu’est-ce qu’on peut faire pour apporter quelle solution et puis on regarde ce qu’on peut faire globalement pour l’ensemble des Togolais. Parce que cette affaire-là est très grave. Il faut que ceux qui sont coupables ou se sentent coupables, demandent pardon. Il faut que ceux qui sont blessés ou victimes donnent leur pardon. C’est seulement après qu’on peut parler de réconciliation. Cela demande du temps. L’Afrique du sud a mis combien d’années ? Deux ans, parlons de ça. Ce n’est pas de trop.
Vous pensez que les préalables ne sont pas faits, donc de facto, ça peut constituer un échec ou un blocage pour la réussite d’un tel processus ?
Oui, si les préalables ne sont pas faits, moi je pense qu’on va droit à l’échec. De toutes les façons, les commanditaires de cette affaire-là savent bien qu’ils ne peuvent pas réussir, que ça ne peut pas fonctionner.
Vous parlez de juge et partie; que ceux qui sont fautifs, c’est eux-mêmes qui mettent cette commission en place, c’est pourquoi ça ne peut pas marcher ?
C’est exactement ce que je pense. L’histoire de l’homme a toujours été comme ça. Pour qu’une réconciliation dite nationale se fasse, il faut d’abord qu’il y ait une alternance de pouvoir politique. On ne peut pas demander au bourreau d’être aussi le juge. Ça, ce n’est pas possible. Et donc, l’Afrique du sud était l’exemple pétillant. Il n’y aurait pas eu Mandela venu au pouvoir, bien sûr avec la collaboration de Clerc; et il n’y aurait pas eu cette alternance, que jamais l’Afrique du sud ne se serait réconciliée. L’histoire donne des exemples et ce n’est pas la peine que les gens se lèvent le matin, en se croyant plus malins en réinventant l’eau tiède. Il faut suivre les exemples de l’histoire.
Mais avec un prélat à la tête de cette commission, est-ce que ça ne peut pas contribuer à panser les blessures et les meurtrissures ?
Desmond Tutu qui a présidé la commission sud-africaine était un évêque. Ça n’a rien de nouveau. L’évêque fera ce qu’il pourra, mais il ne fera que ce qu’il pourra. Il ne peut pas prendre la souffrance des gens. Il ne peut pas prendre la souffrance de ceux qui ont perdu leurs enfants ou leurs parents. Il ne peut pas prendre la souffrance de ceux dont on a démoli les maisons ou les ateliers. Il y a des préalables absolument nécessaires si l’on veut être sérieux dans cette affaire. On ne peut pas faire ça comment ça. Moi je suis persuadé qu’ils vont à l’échec et j’attends de voir. Je serais très heureux s’ils aboutissent, mais je crains fort d’avoir raison.
Comme préalable par exemple, faire parler les Togolais de la diaspora pour la réussite d’une telle commission ?
De toutes les manières, on ne peut pas faire fi de la diaspora. Vous savez combien de Togolais il y a dehors? Il y a six millions de Togolais à l’intérieur et deux millions dehors. Il n’y a que le Liban qui nous bat en proportions. Je l’ai expliqué à d’autres personnes. Dans Paris intra-muros, c’est-à-dire à l’intérieur de Paris, il y a plus de médecins togolais que de médecins au Togo. Ça doit faire réfléchir. La vie est tellement infernale ici que ces gens-là ont préféré, les études finies, partir ailleurs.
Pour certains, à quoi ça sert de mettre une pareille commission sur pied, si le facteur justice n’est pas pris en compte, c’est-à-dire vérité d’accord, réconciliation surtout, mais pas de tribunal.
Ah, non ! On ne peut pas. Il faut que la justice passe. Sinon ça veut dire qu’on encourage les fautifs à recommencer. Il faut mettre fin à l’impunité. Que la justice soit clémente ou pas clémente, il faut qu’elle passe, sinon on ne peut pas avancer. Moi ce que je souhaite, c’est que la justice togolaise soit une justice juste, démocratique, et punisse ceux qui sont punissables, une fois et une seule fois ; et que n’interfèrent pas dedans des histoires politiques, de militaires ou de force physique, etc. La justice c’est la justice.
Seriez-vous d’avis avec ceux qui pensent que cette commission est une opération de charme pour 2010 et que de toutes façons, Faure Gnassingbé veut faire une réconciliation comme son père Gnassingbé Eyadèma, quand il a décrété le processus réconciliation Armée-Nation?
Je ne sais pas ce qu’il a voulu faire, mais une chose me paraît assez claire, c’est qu’il faut bien qu’il présente le bilan en 2010 aux Togolais. Il faudra qu’il présente un bilan. Réconcilier les Togolais aurait été un bilan fantastique, pour dire : voilà, reconduisez-moi, j’ai été capable de vous mettre d’accord. Ceux qui ont commis des crimes ont été jugés et punis, ceux qui ont été blessés ont pardonné, ceux qui ont commis les crimes ont demandé pardon. Il faut dire comment les indemnités ont été payées aux gens, etc; ça c’est un vrai bilan. Ce bilan-là, il ne pourra pas le donner. Alors, moi je ne sais pas quel bilan il va présenter aux Togolais en 2010. Ça ne ressemble à rien. Il n’y a aucune conviction, donc c’est à lui de faire ce qu’il a envie de faire. Moi je suis persuadé que ce qui aurait été son bilan, c’est ça. C’est ce que la diaspora lui reproche. On ne reproche pas à Faure d’être président du Togo. Comme tous les Togolais, il a le droit de postuler comme tous les autres. Ce n’est pas parce qu’il est le fils de son père, qu’il n’a pas le droit de diriger ce pays. Simplement, il y a une seule manière de gouverner ce pays, c’est d’être désigné par le peuple. Or ce n’est pas son cas. Entre 400 et 500 morts pour atteindre le fauteuil présidentiel, c’est très grave ! Tout ça évidemment est à mettre dans la balance.
Quelle est votre appréciation du CPDC première formule et du CPDC version réaménagée ?
C’est incroyable que les partis politiques togolais mettent un tel accent sur une telle coquille aussi vide. Je n’arrive pas à comprendre ce qu’ils veulent faire.
Une coquille vide pourquoi?
L’APG obtenu à Ouaga a défini un cadre. Ou bien les discussions se déroulent dans ce cadre-là, ou bien les discussions seraient à l’Assemblée nationale, ou bien on crée un cadre extérieur complètement au CPDC où les choses se passent. Lorsque je regarde les revendications de l’UFC, je dis ou on veut un tête-à-tête avec le RPT, ou on veut que ceux qui ont 5% des voix y puissent participer, dans ces conditions, pourquoi créer le CPDC ? Il n’y a qu’à discuter directement à l’Assemblée nationale. C’est la représentation nationale. Ce n’est pas la peine de créer un machin supplémentaire. Donc on dit que ce soit l’ensemble des parties prenantes de l’APG qui discutent, et c’est d’ailleurs ça qui avait été arrêté à Ouaga et dans ce cas-là, toutes les parties prenantes y participent et c’est bien ce que l’UFC conteste et va lancer cinq mille ou sept mille personnes à manifester dans les rues pour le CPDC, alors qu’il y a des sujets tellement plus importants pour lesquels on peut demander aux Togolais de manifester dans la rue. Je pense par exemple à l’élection à deux tours.
Le feuilleton Kpatcha Gnassingbé-Faure Gnassingbé
Je n’en sais rien, je ne sais pas ce qui oppose les deux demi-frères. Ce que je peux tirer comme leçon politique, c’est le scepticisme quant à la volonté de réconcilier le peuple togolais, c’est ça. Comment ceux qui, à l’intérieur même de leur famille, sont incapables de s’entendre, de se réconcilier, comment ces gens-là peuvent réconcilier le peuple togolais ? Cette question, je la pose au peuple togolais. Vous voyez bien que ça n’a pas de sens. Je ne sais pas ce qu’ils ont à se disputer, moi je constate simplement qu’il y a un qui met un ou deux autres en taule et que les mêmes disent qu’on va réconcilier les Togolais. Je ne suis pas capable de me réconcilier avec mon propre frère, mais je veux réconcilier les Togolais. Ça sort de la logique ordinaire.
On vous répondrait : quand même, une affaire de présumé coup d’Etat, c’est gravissime.
Oui, c’est gravissime, mais ce n’est pas la première fois. Le 5 février 2005, qu’est-ce qui s’était passé, vous croyez ? C’était bien un coup d’Etat et ça n’a dérangé personne. Il faut arrêter ces hypocrisies-là !
Mais ce n’était pas un coup d’Etat entre frères Gnassingbé
Non, mais c’était un coup d’Etat ! Vous dites présumé coup d’Etat, présumé coup d’Etat, c’est grave ! Et le coup d’Etat lui-même s’est déroulé le 5 février 2005, ça a dérangé qui au Togo ? C’est ça la question que je pose. Il faut cesser, je dis que c’est de l’hypocrisie pure et simple. Présumé coup d’Etat, c’est normal que l’Etat soit protégé, mais il faut le protéger tout le temps et partout. Il ne faut pas choisir tel moment pour le protéger et tel endroit pour le protéger et les autres, on ne les protège pas.
Quand vous analysez la situation politique du Togo et la situation tout court, un procès Kpatcha Gnassingbé est-il possible dans les circonstances actuelles ?
Je ne connais pas l’état de la justice togolaise, je ne connais pas les tenants et les aboutissants des rapports de forces à l’intérieur du RPT, mais j’imagine que ce serait quelque chose qui ferait carrément voler en éclats le RPT. Déjà, ils ont du mal à faire leur congrès pour désigner leur candidat en 2010. Et cette affaire n’est pas étrangère à cette situation. A fortiori, si on devra penser juger Kpatcha présumé coupable de préparation de coup d’Etat, alors là, le RPT volera en éclats.
Propos transcrits par la Rédaction de Liberte Hebdo