« L’ironie est comme un acrobate qui se livre à des rétablissements vertigineux au bord de la crédulité et ne tient, en bon funambule, que par la précision de ses réflexes et par le mouvement. L’ironie est donc une demi-gnose crépusculaire et ambiguë d’un objet en clair-obscur, l’ironie est au contraire un savoir extra-lucide, et si maître de soi qu’il se rend coupable de jouer avec l’erreur, comme l’Ulysse de l’Hippias mineur est si renseigné sur le vrai qu’a fortiori il peut dire le faux. » Vladimir Jankélévitch, L’Ironie, éd. Champs Flammarion, 1964, p.59
Pour notre fête, je veux dire celle de la « Libération » elle avait vraiment un sens aux yeux des héros dont l’acte lui avait donné naissance.
Si la France qu’ils avaient servie avec bravoure et loyauté, La France, « Force bonté », pour emprunter le titre du roman présenté comme l’œuvre d’un tirailleur sénégalais, Bakary Diallo, publiée en 1926, la France, leur modèle, la France qu’ils avaient chantée comme leur « Mère-Patrie », a son 14 Juillet, la France des « Chevaliers de la Table ronde », maintenant qu’ils sont devenus les maîtres du Togo, pourquoi n’auraient-ils pas leur 13 Janvier, à eux, les héros du jour, pourquoi « ne goûteraient-ils pas voir si le vin de la fête est bon » et ne s’en soûleraient-ils pas? Qui les en empêcherait ? Remplacer la bière de mil traditionnelle quotidienne ou le verre de sodabi ou encore le vin de palme par un vrai Bordeaux…ou autre vin de France, ou au moins par de la bière moderne, bien fraîche qui coule à flots, cela ne leur est pas interdit. Pour ceux qui mangeaient à peine chaque jour une sauce de fretins, avoir au moins une fois par semaine du poulet et de la viande de bœuf dans la marmite, ne doit plus relever du rêve désormais. Qu’à la « table ronde » de ce jour de Libération, l’on donne vraiment libre cours à toutes les orgies…que non seulement les boissons de toutes sortes y coulent en abondance, mais aussi que de gros morceaux bien graisseux de viande de bœuf, mouton, poulets, pintades et gibier, il ne faut pas oublier le gibier ( biche, sanglier, buffle, baleine…) car nous sommes de braves chasseurs devant l’Éternel, y débordent des assiettes avec force riz…-Un peu de salade, Messieurs, en entrée pour bien imiter les Français ? -Salade ? En tout cas on n’est pas des moutons. Nous, on veut manger de la bonne viande et casser des os ! Vous savez, en France, dans l’armée, quand on mangeait et qu’il y avait de bons os qu’on pourrait casser, on n’osait pas quand il y avait des Blancs autour de nous. Ils nous regardaient comme on regarde un spectacle ! On dirait qu’ils se moquaient de nous. Mais, ici, on va bien casser des os. Salade ? Si cela intéresse quelqu’un. L’essentiel, c’est que nous sortions de cette table ronde en nous tapant sur le ventre, que nous rotions longuement et que nous criions en agitant les bras levés en l’air en signe de satisfaction et de victoire sur notre misère quotidienne : « Aujourd’hui, c’est mon jour de Libération, car j’ai bien mangé et bien bu comme jamais je n’ai pu le faire les autres jours de l’année! ». Mais, la dénomination ? Ils l’ont trouvée. Ou plutôt, on la leur avait trouvée, quelque part, dans l’un des tiroirs d’une ambassade comme beaucoup de dénominations, projets, titres…. « Hé, les gars, libérez-vous du joug du Portugais orgueilleux et arrogant ! ».
Il est vrai que Sylvanus Olympio, refusant de les intégrer dans l’armée togolaise en formation, ce qui leur aurait permis d’avoir la certitude du pain de chaque jour, les avait jetés dans l’inquiétude permanente, dans une sorte de désarroi, eux qui n’ont appris aucun autre métier, ne sauraient même pas redevenir paysans. En fait, la situation n’était pas particulière au Togo. On pouvait la retrouver à peu près semblable dans toutes les colonies qui avaient fourni des contingents d’hommes, souvent non scolarisés et sans métier autre que celui de l’agriculture, arrachés à leur terre, pour aller, fusil à l’épaule et sac au dos, « libérer la Mère-Patrie ».
Une figure de fiction, dans la pièce de théâtre de l’auteur béninois Jean Pliya, résume bien leur état et leur préoccupation, dans une scène où un ancien combattant était allé chercher un emploi dans un bureau :
« Le militaire : Depuis démobilisation moi rien faire, moi chômage complet…Moi ancien combattant, croix de guerre…Je connais beaucoup travailler…moi cuisinier dans cantine armée…moi laver chemise du Colonel…Quand je porte képi moi grand quelqu’un…Quand dernier zhabit pour moi va déchirer, je foutu complètement…Moi, ancien d’Indochine, médaille militaire, moi pas paysan. » ( Jean Pliya, La Secrétaire particulière, éd. CLE Yaoundé 1973, Acte II, Scène V). Pas de commentaire, mais l’angoisse existentielle des militaires démobilisés, n’est-elle pas suffisamment clairement exprimée dans ce morceau choisi ?
Olympio avait dû conseiller aux militaires démobilisés de retour au Togo, de redevenir paysans comme ils l’avaient été avant leur recrutement pour aller libérer la « Mère-Patrie » de l’occupation nazie. Il est vrai que certains de ces militaires démobilisés avaient tenté de s’établir à leurs propres comptes, par exemple en devenant propriétaires de moulins à maïs, mais cela n’avait pas marché comme souhaité. D’une façon générale, vous avez leur réponse à travers les propos du militaire de Jean Pliya.
C’est un officier supérieur, commandant ou colonel, de surcroit français, c’est-à-dire semblable à celui dont le militaire de Jean Pliya lavait les chemises, qui avait dit aux démobilisés togolais de se libérer du « Portugais ». C’était un ordre ! Et ce n’était pas seulement un ordre. Il y avait aussi une récompense financière. On parlait, on parle encore de 350.000 CFA.
Ils étaient tous bruyants et agités, leurs yeux brillaient, non seulement en pensant à l’argent, mais aussi d’abord par leur désir ardent de plaire au commandant, de se montrer à la hauteur parce que, à leurs yeux, le commandant représentait la grande France. Assis sur des chaises en face du commandant, ils écoutaient poliment ses instructions et acquiesçaient régulièrement, secouant la tête. Et souriant dans son fauteuil pivotant le commandant les observait : deux ou trois d’entre eux étaient dans une tenue militaire kaki à peu près correcte, mais la plupart était en débraillé ; deux ne portaient pour toutes chaussures que des sandalettes en plastique. Chacun voulait prendre la parole pour montrer de quoi il était capable. La rivalité entre Ro et Et était facile à deviner. Visiblement, Ro méprisait Et dans ses prétentions et arborait une petite moue dubitative et ironique quand ce dernier parlait. Le commandant, en fin psychologue, savait jouer de cette situation. À mots à peine couverts, il faisait comprendre à Et que s’il ne se dépêchait pas d’exécuter l’ordre, c’est Ro qui gagnerait dans cette rivalité qui les opposait et que par conséquent, c’est lui qui empocherait la prime promise. Et, qui s’agitait le plus et voulait, avant tout être reconnu comme le chef, bousculant au besoin les autres, dit :
-Lui y en a fini, mon commandant.
-Oui, trois cent cinquante mille francs, les gars…et nous, je veux dire la France, on ne s’en mêle pas, hein ? Débrouillez-vous, les gars. Ce qu’on souhaite, c’est du travail bien fini. Est-ce que je me suis fait bien comprendre ?
-Moi bien comprendre, mon commandant. Fini travail et fini Portugais. Moi va descendit lui.
Le commandant, d’un regard scrutateur, fit le tour des visages en face de lui. Il s’appesantit un moment sur Em qui ne parlait pas beaucoup, mais pouvait jouer un rôle important et pouvait même prendre la tête du Comité qu’il envisageait déjà de créer si le coup réussissait. Adjudant-chef de l’infanterie, Em n’était certes pas le plus gradé du groupe, mais il y avait d’autres critères à prendre en compte dont le plus important était celui de l’appartenance tribale. Et sur ce plan, la tête du Comité pourrait échoir à l’un des trois hommes Em, Ro et Et. C’est finalement sur ce dernier que le commandant concentra son regard. Il lui sourit d’un air paternel, et comme en particulier lui dit :
– C’est bien. On peut te faire confiance. Je compte sur toi. Tu es un bon garçon.
Le commandant se leva. Ils comprirent que c’était la fin de la séance. Ils se levèrent promptement à leur tour et firent le salut militaire. L’atmosphère paraissait détendue. Et en profita pour dire, sur un ton blagueur : « Et, le commandant, il paie un pot, non ? »
Le commandant fronça les sourcils et le toisa :
« Le boulot d’abord, les gars ! » gronda-t-il.
Ils prirent un air boudeur.
Le commandant qui savait manier le bâton et la carotte, à l’égard de ceux qu’il considérait comme de grands enfants, se mit à rire, sortit son porte-monnaie, en tira quelques billets qu’il remit à Et, le bon garçon. Celui-ci rit à son tour, d’un rire de cheval et entonna : « Chevaliers de la table ronde ». Ses camarades reprirent en chœur.
Et le « bon garçon » va faire du bon travail de Libération avec ses compagnons! Ils vont même rivaliser de zèle, le bon garçon et certains de ses compagnons pour faire le travail de Libération qui leur est commandé par un commandant. Et tandis que les démobilisés s’en allaient klatcha ! klatcha ! klatcho ! klatcho ! kliya ! kliya ! accomplir leur œuvre de Libération, le commandant se frotta les mains et monologua : « Ce Portugais ne réalisera pas son projet de création d’une monnaie nationale, de sortir de la zone franc, de poursuivre son rêve d’une Afrique indépendante. Il voulait se rendre ce 13 janvier chez le Libérien Tubman. Quelle idée de fréquenter les anglophones, alors que nous avons donné en Afrique Occidentale française…le meilleur conseil qui soit, le Conseil de l’Entente parrainé par le bon père Houphouët avec la Côte d’Ivoire, le Dahomey, la Haute Volta et le Niger ? Demeurer dans la famille bien française, c’est ce qu’il leur faut. Mais, non ! Olympio ne veut pas. Il préfère s’acoquiner avec les sujets anglais, parce qu’il a été formé à Londres. D’ailleurs il parle anglais avec plus d’aise et plus de plaisir que français. Il parle même allemand et n’hésite pas à recourir aux Boches pour certains de ses projets. Cet Olympio a tout et va tout faire pour s’éloigner de la France. Heureusement qu’il existe une rivalité entre lui et Nkrumah pour le leadership dans la région et le Togo britannique. Bien sûr que nous jouons sur cette rivalité. Ah, ce sacré démon de Nkrumah ! Nous devons, bien sûr tout faire pour que son histoire d’indépendance totale, en particulier sa politique de création de la monnaie nationale échoue pour que son exemple n’entraîne pas les nôtres. On peut compter sur les Anglais. Pour le moment, nous avons besoin de le jouer Nkrumah contre Olympio. Chaque chose en son temps. En tout cas, on ne va pas se laisser faire… »
Son Excellence, qui venait de franchir l’entrée de l’Ambassade et se dirigeait vers son propre bureau, rencontra le commandant devant le sien.
-Ah, commandant, nos gens sont partis ?
-Excellence, ils viennent de partir.
-Allons dans votre bureau.
Le commandant ouvrit la porte capitonnée de son bureau et ils entrèrent tous les deux. Le commandant referma.
-Quel est l’état d’esprit ? demanda Son Excellence.
-Bon, je crois, Excellence.
-Finalement, lequel d’entre eux pourrait faire l’affaire ?
-Et me paraît le plus chaud. Il fait montre d’un appétit…vorace. Mais, il y a aussi Ro qui semble le talonner.
-Les tentatives avec Kl n’ont vraiment rien donné ?
-Kl, quoique le plus le gradé d’une tribu proche de la tribu majoritaire ne pourra pas s’imposer à la troupe. Vous savez, Excellence, nos gens ont, en matière de discrimination, des subtilités que nous ne connaissons pas : la région, le cercle, le canton, la langue, la ville, le village, le quartier, le clan, la famille…La seule chose qu’ils ignorent, c’est la notion de nation…
Son Excellence sourit, pivota sur ses talons : « Nation, pour en arriver à ce degré… ». Il marqua un silence, puis poursuivit : « Olympio a vu trop grand. Il a fait inscrire cette notion dans la pierre du monument de l’indépendance… ». Il fit une moue moqueuse : « La nation togolaise est née », comme s’il suffisait de graver dans la pierre… De toute façon, pour prendre en mains la politique de cet ancien territoire français, ces militaires illettrés ne font pas l’affaire. C’est entendu avec Houphouët. Évidemment, on ne peut rien cacher à notre ami Maga ; il est avec nous, il nous enverra quelqu’un. Grunitzky à Cotonou et Méatchi à Accra sont en réserve. Subtilités locales obligent. Bon, Sekou Touré va vociférer, comme d’habitude. Il va crier au complot de l’impérialisme international, du néo-colonialisme, à l’assassinat… Il ira jusqu’à clamer que l’Occident a un plan d’élimination de tous les leaders africains qui gênent ses intérêts comme Lumumba, le petit diable barbichu. Sekou Touré, c’est la voix qui crie dans le désert. Plus personne ne l’entend, depuis son isolement après son « Non à de Gaulle ».
La libération ! Comme celle de la France de l’occupation nazie. Certains d’entre eux peuvent même se vanter d’avoir contribué à cette libération. Mais, de quelle occupation libéreraient-ils, eux, le Togo ? De l’occupation portugaise, peut-être puisque l’homme qui présidait aux destinées du Togo et qu’ils venaient d’assassiner, porte un nom portugais ? En fait, comment sont les Portugais ? Blancs, noirs, rouges, verts… ? Avec leurs noms, ces gens-là ne peuvent être que des Portugais. En tout cas, pas comme ceux qui portent des noms authentiquement togolais. Alors, qu’importe la couleur de leur peau. Raison suffisante ! Ne dites pas que c’est trop court. C’est la logique de Klatcha a, de Lidja a…( inutile de préciser : sans profondeur, sans raffinement…)
Flash-back sur la période de la lutte pour l’indépendance.
Je suis né et ai vécu ma prime enfance dans une rue qui s’appelait Thiers (la plupart des rues portaient des noms dont on ne savait rien) et qui est devenue, au lendemain du coup d’État, « Avenue de la Libération ». Peut-être parce qu’elle était habitée, comme d’autres rues du quartier, par des familles aux noms à consonance portugaise.
Le Père G., en tant que curé de la cathédrale et directeur de l’école catholique, connaissait bien ce quartier et ses habitants, certains depuis leur très jeune âge. Le quartier situé sur le littoral est urbanisé depuis la période de l’administration des Allemands qui y ont planté, en bordure des rues de grands arbres dont deux espèces principales que nous appelons kokéti, grand comme un chêne et l’autre, Yovozinti (littéralement « amandier de Blancs »), qui ailleurs porte le nom de badamier. C’est une belle rangée des arbres de ce kokéti qui a donné son nom à l’une des rues du quartier. Ce quartier, entre plantation de kokéti ( Kokétime) et Anagokomé ( quartier yoruba) était, en fait, un lieu de rencontre, avant le fameux traité de protectorat entre le chef Mlapa III de Togoville et l’explorateur allemand Nachtigal en 1884, donc avant le tracé des frontières, de familles venues des actuels Nigeria, Bénin, Ghana et même du Niger et de la Haute-Volta, auxquelles se sont joints des esclaves affranchis revenus du Brésil ou des affranchis tout court, portant des noms à consonance portugaise, tout naturellement. Mais tous avec la volonté commune de faire, pour eux-mêmes et pour leurs descendants, de ce petit coin de la terre, leur pays, tout en conservant les liens avec la terre des origines où ils retournent de temps en temps pour des retrouvailles familiales (décès, mariages…), des célébrations rituelles et religieuses traditionnelles. Ce qui les caractérisait aussi, c’était le désir de s’assimiler à la culture autochtone ewe-mina, tout en conservant cependant, autant que possible, ce qui composait l’identité de chacun des peuples désormais réunis. Dans l’ensemble, la langue ewe-mina était adoptée par toutes les familles, cependant que certaines parlaient encore la langue des origines qui dans beaucoup de cas n’est pas très éloignée de l’ewe-mina. Très peu avaient abandonné leur nom, leur totem, leurs coutumes, leurs tam-tams et modes vestimentaires. Le style architectural des maisons s’est aussi uniformisé, avec partout une cour et un bloc de chambres précédé d’un vestibule et des dépendances servant de cuisine et de douche. Chrétiens, musulmans, animistes vivaient en bonne intelligence. Mais il y avait aussi des conversions volontaires, des imitations, des mélanges… On trouvait les pratiquants de ces différentes religions dans une même famille. Certaines de ces familles ont pu se tailler de grandes propriétés terriennes. Est-ce aussi cela que les « héros libérateurs » leur reprochaient ? Parmi les grandes familles de propriétaires terriens, il y avait les Apaloo. Et une maison Apaloo, à cinq minutes à pied de celle des de Souza, servait également de lieu de réunion aux indépendantistes réunis au sein du mouvement de la JUVENTO. Le commissaire Kpakpavi devait souvent répéter à ses policiers : « Attention ! Il y a un Apaloo nationaliste, tout aussi dangereux que les Portugais. D’ailleurs, Apaloo, si ce n’est pas « portugais » c’est « anglais », avec la terminaison en deux oo ? Les sujets « anglais » très influencés par Nkrumah et son CPP n’ont jamais aimé la colonisation française. D’ailleurs, ne sont-ils pas tous plus ou moins « sujets anglais » dans ce quartier, eux qui regrettent les Allemands ? Beaucoup de vieux de la période allemande lisent les journaux en langue anglaise, qu’on y vend comme de petits pains. Nous devons nous méfier de ces gens qui lisent l’anglais. Ils n’aiment pas la France, c’est pourquoi ils anglicisent leur nom. Si une maison Apaloo est un repère des indépendantistes comme celles des de Souza, il faut s’en méfier. Un Apaloo, voisin des Olympio et des de Souza, c’est suspect. La contagion des idées est très vite faite. »
Les cours de certaines maisons étaient ouvertes au public. Les enfants pouvaient y jouer au ballon et à d’autres jeux. Mais le plus grand lieu de rencontre presque quotidienne des enfants était la cour de l’école catholique appelée Ebissikpamé (la cour de l’ABC). C’est là que la plupart des enfants avaient fait leurs classes maternelles, dites abozokpo. Mais aussi un lieu de politisation, car on y répétait les chansons des indépendantistes et l’ébruitement des évènements politiques dont parlaient les parents circulait parmi les enfants qui en discutaient vivement.
Une femme que nous appelions Souza-nↄ (la mère de Souza ) vendait de la purée de haricot dans cette cour où se tenaient le plus souvent les meetings des indépendantistes. Une ribambelle d’enfants l’entouraient, leur assiette à la main pour se faire servir leur petit-déjeuner, contre deux, trois…cinq francs. Mais aussi, on rigolait au sujet des couleurs de la purée de haricot bleu, de la farine de manioc blanche et de l’huile de palme rouge, ironisant sur les couleurs du drapeau français. On chantonnait et on dansait : Bleu blanc rouge, abↄbↄ gali zomi !
Le quartier était très animé surtout le soir. Un marché de nuit consacré à la vente de nourriture s’y tenait, Rue du Chemin de fer, à l’emplacement que nous appelions Gakpodji, non loin du Temple du Calvaire des Assemblées de Dieu, entre l’ancien petit marché et la rue Thiers qui deviendra l’avenue de la libération. Gakpodji désignait aussi tout le secteur autour des rails du chemin de fer, jusqu’à la polyclinique. Le quartier était ainsi très animé par les criées musicales des vendeuses, de nourriture surtout, mais aussi par les bavardages des acheteurs qui allaient et venaient, consommaient.
Des groupes de jeunes propagandistes de l’indépendance profitaient de ce rassemblement du marché de nuit tout en musique et chansons, en s’accompagnant d’instruments de leur fabrication, tambours, tambourins et une espèce de guitare à lamelles métalliques appelée « timbo ». Ils jouaient, chantaient et dansaient. Ils se servaient aussi de marionnettes pour caricaturer les personnages du camp des adversaires politiques. Parmi les hommes dont ils se moquaient le plus, figurait le tout puissant commissaire de police, Kpakpavi. La foule les entourait et ils diffusaient les nouvelles, appels à la mobilisation et autres informations utiles dans le cadre de la lutte pour l’indépendance. Des « Ablodé ! Gbadja ! Ablodé ! Mie woe xoe ! » fusaient pendant leur prestation, parfois à la fin de chaque morceau. On devait faire le guet aux coins des rues, car on craignait des descentes des policiers, intervenant de manières musclées qui arrêtaient les jeunes gens, leur faisaient la chasse, avec force bastonnades dans un grand désordre, ce qui donnait lieu à des bousculades, des cris de toutes sortes, comme « Helu loo! Helu loo ! Bè nyigbã la biↄ xlõ loo ! » (la terre de Bé se vengera !). Ceux qui montaient la garde étaient postés à des carrefours considérés comme stratégiques. Par exemple à Yesuvikape, le petit calvaire attenant à l’École Professionnelle, à l’angle des rues Alsace-Lorraine et Thiers, ou à Akouété-Valentin-Kpedji( actuelle Régie des Eaux), un court de tennis désaffecté où le fou Akouété Valentin avait élu domicile. Quand les guetteurs apercevaient des signes quelconques annonciateurs des enfants de Kpakpavi, c’est-à-dire des agents dits de l’ordre, ils couraient prévenir les propagandistes de l’Ablodé et ceux-ci déguerpissaient le plus vite possible. Quand les policiers arrivaient sur la place du marché, à temps pour mettre la main sur les propagandistes ou pas, ils procédaient violemment à des renversements d’étalages. Tout se répandait au sol, tout pouvait être piétiné : des beignets, des boules d’akassa, des oranges, des poissons frais ou frits, des quantités de sauce encore fumantes avec des mâchoires osseuses de cochon ou de mouton couraient hors des marmites et des casseroles, coulaient, ruisselaient sous les pieds des gens… tout comme le pétrole des lampes et des lampions qui éclairaient de leur faible lumière jaune orangée, les marchandises et l’eau potable déversée des seaux auxquels les agents donnaient de furieux coups de pied. Des pièces de monnaie que les vendeuses n’avaient pas pu ramasser à temps, se mêlaient aux produits renversés à terre. Des bris de bouteille et de verre volaient. Certains continuaient de crier en s’enfuyant : « Helu ! Helu ! ou encore « Ablodé ! Gbadja ! Ablodé ! Mie xoe !
1. Au lendemain de ces descentes brutales de police, le père G. avait encore une fois un programme chargé. Il arpentait les rues à pied. La plupart des domiciles privés où il devait se rendre, se trouvaient autour de Yesuvikaƒe le petit calvaire qui faisait appendice au grand bâtiment de l’Ecole Professionnelle catholique. La croix du Christ était érigée dans ce coin de la rue, sur un haut socle de pierres, protégée par une construction en barres métalliques. Les gens passant devant, jetaient, à travers les barreaux, des pièces de monnaie, des bougies et parfois de la nourriture, acte votif mélangeant la croyance catholique à la tradition religieuse du légba. Comme le prêtre y passa plusieurs fois, il fit à chaque fois une courte prière à l’intention des victimes de la descente de police de la veille, après, bien entendu, l’incontournable signe de la croix. Il avait établi une liste d’une trentaine de personnes à voir avant la fin de la journée. Parmi ces personnes, aussi bien des vieilles femmes, vendeuses de nourriture que des adolescents, propagandistes de l’Ablodé qui étaient supposés avoir provoqué la violente descente de police. Il se rendait dans les maisons, à la prison, au commissariat de police, à l’hôpital de Tokoin.
Il poussa doucement un portail en bois lourd et noir de saleté qu’un poids, une meule attachée par une chaîne de bicyclette au linteau permettait de maintenir fermé. Le portail grinça et s’ouvrit. Il entra. La maison était plutôt un vaste terrain vague sur lequel son propriétaire s’apprêtait à faire construire une bâtisse qu’on pouvait imaginer grande, comme en témoignaient les matériaux : un important amas de ces briques rouges cuites que l’on utilisait beaucoup à l’époque et un tas de sable des bords de la mer. L’habitation actuelle était constituée d’une cabane en bois branlante couverte de quelques vieilles tôles. À côté, une autre cabane un peu plus grande, sorte de réduit où les ouvriers d’un chantier entreposaient leurs outils de travail. Ceux-ci n’étaient pas là ce jour. Une femme qui vivait là en solitaire avec ses enfants semblait être plutôt une gardienne des lieux. Elle souhaita la bienvenue au prêtre dès que celui-ci apparut à l’entrée. C’était l’une des femmes qui avaient été molestées et dont les denrées à vendre avaient été saccagées. Elle était torse nu et se dépêcha d’attraper le pan de son pagne qui trainait et de s’en couvrir la poitrine qui n’était plus tout à fait ferme. Il la salua : « Ne wo kafu Yesu-Kristo ! ». Elle répondit d’une voix pâteuse, à mi-chemin entre le ronchonnement par rapport à sa propre situation et le soulagement moral de savoir que le prêtre avait pensé à elle : « Tegbe, tegbe, amen ». C’était une jeune femme d’une trentaine d’années. Devant la porte de sa cabane fermée par un vieux pagne, elle lavait son petit garçon de quatre ans, debout dans une bassine, tandis que deux autres enfants à peine plus jeunes, très sommairement habillés, jouaient à côté. Près de la femme, gisaient les ustensiles de cuisine qui lui servaient à la préparation des beignets, de petites bassines et une calebasse contenant du haricot, les invendus de la veille, mais aussi un tas de beignets piétinés, mélangés à de la boue, que personne ne pouvait plus manger. Elle accueillit le religieux en fondant en larmes, lui montrant, ces beignets piétinés, perdus.
-Voilà ce qu’ils ont fait de mes beignets : une véritable boue. Mais, ce n’est pas le plus grave. Voyez-vous, mon Père, on n’a pas seulement jeté par terre les produits que je vendais, même mon argent a disparu dans la bousculade. Qui me l’a pris, je ne sais pas. Les petits voyous ? Les policiers eux-mêmes ? Les policiers sont aussi voleurs que les petits voyous. Certains, quand ils nous battent et renversent nos étals, ramassent en même temps les petits sous qu’ils peuvent trouver. C’est la vérité, mon père ! Maintenant, ce que je vais manger avec mes enfants, je ne sais où le trouver. Moi qui n’ai ni père, ni mère, ni mari. Que veut-on que je fasse ? Que je me prostitue pour boire la bouillie de chaque jour avec mes enfants ?
-Non, non, dit le prêtre. Tu ne vas pas te prostituer. Tu vas encore cuire tes beignets et les vendre.
Avant de la quitter, il lui adressa quelques recommandations : « On va baptiser tes enfants prochainement. On va les baptiser tous les trois, ensemble. Penses-y. L’aîné a déjà quatre ans. On va l’inscrire pour la rentrée prochaine à Ebissikpamé.
Il enregistrait d’autres plaintes du même genre, de femmes dont tout le revenu consistait en la recette de leur vente quotidienne de produits.
Le prêtre traversa le petit marché dominé par l’étage de la Cie FAO qui deviendra la SGGG-alimentation, très animé. De nombreuses voix l’interpelaient auxquelles il répondait, ou c’était lui qui saluait par son habituel « Ne wo kafu Yesu-Kisto ». Il s’engagea sur la voie ferrée, arpenta « tabou tabou » comme on dit en mina, les rails, pour se retrouver de l’autre côté de la polyclinique
Nokafuyesukristo entra au commissariat de police. Il devait supporter les cris horribles de douleur poussés par ceux que les policiers battaient, torturaient avec des instruments divers, la vue de plaies purulentes, pansées ou non, les yeux au beurre noir des détenus. Certains avaient les mains si endolories, les paumes si enflées, si pâles, si traversées de veinules bleues que, lorsque le prêtre les saluait, voulant leur serrer la main, il le faisait avec des précautions telles qu’il pouvait éviter d’aviver leur douleur. Combien de coups avaient-ils reçus, les uns et les autres ? L’image du Christ, dont les mains étaient transpercées par les clous qu’y ont enfoncés les soldats romains, traversa brièvement son esprit. Pour certains, c’étaient les fesses qui leur faisaient mal ; ils pouvaient à peine s’asseoir. Être prêtre, c’est avoir nuit et jour comme ennemis devant soi la misère et le mal. Et tenter de les battre selon les armes que Dieu nous donne, même si nous sommes obligés de reconnaître que ces armes sont souvent impuissantes. C’était sa profession de foi personnelle. Les hommes auxquels il rendait visite étaient diversement habillés, des vêtements à peu près corrects au simple caleçon, en passant par les haillons qui, selon leur état, découvraient telles ou telles parties du corps. Ils sentaient tous ou presque tous mauvais n’ayant pas pris de douche depuis des heures, voire des jours. Inutile de se demander depuis combien de temps ils n’avaient pas fait usage de la brosse à dents ou du cure-dents végétal. Il y en avait un qui puait carrément l’urine et ne paraissait pas s’en gêner. Le prêtre était assailli par les plaintes qui venaient de partout. Il tentait de faire libérer ceux qui pouvaient l’être, consolait ceux qui y séjournaient encore…De son sourire bienveillant, de ses paroles, de ses bénédictions.
Là aussi, c’étaient des plaintes de gens qui voulaient clamer leur innocence dans cette affaire de rafle de la police.
-Moi, j’étais devant ma propre maison quand les gens ont commencé à courir à gauche et à droite pour échapper aux policiers. Regardez, mon Père, comment ils m’ont battu. On n’a plus le droit d’être devant sa maison ?
« Moi, j’avais acheté mes boules d’akassa que je mangeais avec du poisson frit et du piment. En renversant tout, dans la confusion, ils m’ont envoyé le piment dans les yeux. Je ne pouvais pas vraiment fuir…je fuyais comme un aveugle. Ils m’ont attrapé. Est-on propagandiste de l’Ablodé simplement parce qu’on veut aller prendre son repas du soir au marché de nuit de Gakpodji ? Les propagandistes, ce sont des jeunes. Mais, regardez-moi, mon père, est-ce que j’ai l’âge d’être propagandiste, moi qui ne peux même pas courir quand les policiers leur donnent la chasse ? ».
L’homme qui parlait ainsi était maigre, vieux, ridé, osseux, avec des cheveux tout blancs.
-Celui-ci, dit le prêtre aux policiers, vous devez le relâcher tout de suite, sinon…regardez-le vous-mêmes.
Le plus gradé des policiers lui répondit :
-Mon Père, nous ne pouvons rien décider. Il faut attendre le commissaire.
Un homme encore solide, d’une quarantaine d’années fit signe au prêtre qu’il voulait lui parler. Apparemment, cet homme était respecté par tous. Policiers et détenus lui donnaient du « maitre » ou du « sergent-chef ». Mais, maître ou sergent-chef, il semblait, vu son état, avoir été frappé comme les autres. Il parlait à si haute voix qu’on aurait cru qu’il voulait que tout le monde puisse l’entendre, surtout les policiers :
« On dit que nous voulons l’indépendance, que nous sommes contre les Français… Que je suis francophobe! M’imagine-t-on, moi, ancien combattant, ennemi des Français, moi qui ai souffert à la guerre, moi qui ai failli mourir, étais prêt à donner mon sang pour libérer la France de l’occupation nazie. Hein ? Moi, ancien combattant ! Figurez-vous, mon père ? Si les Français ont le droit d’être libres, indépendants chez eux, pourquoi les Noirs n’auraient-ils pas le droit d’être un jour indépendants chez eux aussi ? Moi, je suis instituteur. Depuis l’École Normale William Ponty, on a tenté de nous inculquer que notre Mère-Patrie était la France. On nous a fait chanter « Nos ancêtres, les Gaulois ». J’ai répondu à l’appel du Drapeau. Je me suis fait recruter au Dahomey pour aller libérer la Mère-Patrie, comme on disait. Les Français ne pensent-ils pas que les Noirs puissent avoir, eux aussi leur Mère-Patrie à libérer ? Notre Mère-Patrie, c’est le Togo. Notre Mère-Patrie, c’était la France, mais, les Français savaient très bien que l’heure viendrait où nous irions réclamer la liberté pour notre vraie Mère-Patrie qu’est le Togo. Alors, qu’on accepte que nous puissions dire que notre Mère-Patrie, c’est le Togo… Même mon gagne-pain est menacé, parce que cela fait deux jours que je ne suis pas retourné en classe. Parce qu’un traitre, un salaud, un imbécile a trouvé dans mes affaires la carte de membre du CUT et m’a dénoncé, je suis ici pour interrogatoire. Qu’est-ce qu’on veut savoir de moi ? Que j’aime ma Mère-Patrie ? S’il faut avoir un comportement de lâche et de traitre à sa Mère-Patrie pour faire carrière, pour devenir directeur d’école…comme on dit chez nous, que le véhicule qui conduit à la réussite parte, je voyagerai à pied.».
Le prêtre lui dit, admiratif, en lui tapant amicalement sur l’épaule: « Tu as raison, mon fils. J’aurais voulu que les autorités t’entendent. Je sais qu’il y a beaucoup de Français qui pensent comme toi, qui parleraient comme toi. »
Les policiers se turent. Le prêtre en surprit plus d’un qui murmuraient quelque chose à l’oreille d’un camarade, comme s’ils approuvaient aussi les paroles de cet ancien combattant. D’ailleurs, parmi ces policiers, il y en avait qui étaient eux-mêmes d’anciens combattants, recrutés dans la police pour bons et loyaux services, comme d’autres ont été pris dans d’autres secteurs de la fonction publique en tant que plantons, gardiens, balayeurs, boys-cuisiniers chez les fonctionnaires coloniaux ou commis…selon le niveau d’instruction.
Nokafuyesukristo parvint à un jeune homme que ses codétenus appelaient Kanlia, c’est-à-dire le Brave et qui délirait, on ne sait sous l’effet de quelle maladie, ou drogue ou alcool, ou alors peut-être d’une révolte amère, à moins que ce fût d’un espoir fou :
« Mon Père, mon Père, moi je n’ai pas peur de le dire. Ils n’ont qu’à me battre encore. Ils m’ont déjà battu plusieurs fois, dans les mains, sur les fesses, au visage. Ce pays est à nous. Il n’appartient pas aux Français. Les Français vont partir. Nous aurons l’indépendance. On va faire venir les Américains, les Allemands, les Anglais…Ils vont créer des usines, des emplois. Nous trouverons tous du travail dans ce pays et nous aurons tous à manger. Je le dirai, je le chanterai comme Atchoglo le chante. Ignorant la présence des policiers, il se mit à chanter :
« Ma gblↄe ma kuee
Ma gblↄe ma gã ee
Nya yaa zu kãli nya!“
( Je le dirai pour mourir
Je le dirai pour vivre
C’est une parole de brave ! »
Il chantait et dansait en même temps, comme pour narguer les policiers, oubliant les douleurs qu’il ressentait visiblement. Certains de ses codétenus riaient d’abord, puis se mirent à chanter et danser avec lui, excités, contaminés par cette ardeur, cette audace que lui donnait son courage. Même ceux qui ne pouvaient pas se lever bougeaient sur leurs fesses endolories et agitaient les bras au rythme de la chanson, comme peuvent le faire des handicapés. Il y eut un vacarme terrible. Les policiers furent effrayés. Leur grande chance fut l’absence de Kpakpavi au commissariat en ce moment-là.
-Hé ! Vous allez vous taire et rester tranquilles! Et toi, Kanlia, faux brave, tu vas voir ! vociféra un brigadier tremblant de colère ou de panique.
Ils se turent et cessèrent de bouger.
Tous les policiers, interloqués les regardaient. Ils n’oseraient, évidemment pas brutaliser Kanlia en présence de l’homme de Dieu. L’un d’eux cependant lui dit, sur le ton le plus sévère possible, pointant le doigt sur lui :
« Hé toi, Kanlia, vas-tu te taire maintenant, petit voyou, délinquant. Est-ce que tu ne jouais pas aux jeux interdits sur la place du marché ? Est-ce que tu ne trompais pas les gens naïfs avec tes cartes faussées ? »
Il s’avança vers lui, les poings fermés comme pour le boxer, menaçant :
-Est-ce que tu ne te livres pas à toutes les escroqueries du monde pour avoir de l’argent ? Dis ça aussi au prêtre, pour que ta confession ou plutôt ton discours sur les métiers à pratiquer après la proclamation de l’indépendance soit parfait. Crois-tu que, même après l’indépendance, si tu demeures délinquant, un Américain, un Allemand ou un Anglais va avoir confiance en toi et te donner du travail, à toi ?
Le brigadier se tourna vers le Père G.
:« Mon Père, c’est un délinquant, un de ces petits voyous, de ces escrocs que vous voyez opérer sous les hangars du grand marché, à la gare routière et à la plage ». Puis, toisant à nouveau Kanlia , l’air toujours courroucé:
-Alors, tu vas te taire tout de suite, sinon…tu sais le prix à payer.
-Je ne vais pas me taire, cria Kanlia. Si vous voulez me tuer, prenez le couteau en même temps et coupez-moi la gorge comme un poulet. Qu’est-ce que j’ai volé ? Parce que j’ai chanté que mon pays a le droit d’être libre ? Oui, j’ai chanté contre les Français au marché de Gakpodji et j’ai crié « Ablodé ». Si je sors d’ici, je chanterai encore. Et je crierai « Ablodé ».Si vous n’êtes pas d’accord, coupez-moi la gorge.
Nokafuyesukristo essaya de le calmer autant qu’il pouvait et d’un geste de la main, fit comprendre au policier qu’il valait mieux mettre fin à toute altercation.
-Mon Père, cria le jeune homme, hystérique, si vous partez comme ça, ils vont encore me battre. Je les connais, c’est parce que vous êtes là qu’ils ne me battent pas. Ils m’ont déjà battu plusieurs fois. A cause de la vérité que je leur ai dite. Ils attendent seulement que vous partiez pour me battre encore.
Le Père G. se tourna vers les policiers :
-Il ne faut plus le battre. Vous voyez dans quel état il est déjà. Battre encore quelqu’un comme ça, c’est provoquer sa mort.
-Justement, mon père, ils veulent me tuer. Me tuer pour plaire aux Blancs, pour avoir des galons.
« Messieurs, dit encore le prêtre aux policiers, ne le battez plus. Je reviendrai voir le commissaire pour son cas ainsi que pour celui du vieux. »
-Le mien aussi ! Le mien aussi ! clamaient presque tous les détenus agités, gisant au sol ou debout les mains appuyées aux barreaux, certains sur un ton éploré.
-On verra, on verra, dit le Père G. Ne wo kafu Yesu-Kristo, lança-t-il en agitant la main à tous, policiers et détenus, en guise d’au revoir. La réponse fut un brouhaha confus, de tous les tons mélangés : désespoir, résignation, pleurs…Les policiers voulant se montrer polis joignirent leurs voix au chœur des détenus avec une fausse courbette et un sourire forcé.
– Tegbe, tegbe, amen !
(A suivre)
Sénouvo Agbota ZINSOU
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