L’Allemagne aussi a un passé colonial (trop souvent oublié)

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Berlin. Un jour d’été. Jean-Didier sirote une bière au bar de l’African Market, un shop devenu le QG de la diaspora camerounaise, et situé… Kameruner strasse (rue du Kamerun) dans le quartier Wedding. À côté, on trouve la rue du Togo, la rue de Windhoek, ou encore la rue du Zanzibar.

Des rues baptisées ainsi au début du XXe siècle pour commémorer l’apogée de l’Empire allemand alors composé du sud-ouest africain (l’actuelle Namibie), de l’Afrique orientale allemande (Tanzanie, Burundi, Rwanda), du Togo et du Cameroun.

Pour Jean-Didier, arrivé il y a vingt ans en Allemagne, ces rues ne sont en aucun cas humiliantes; au contraire, elles rappellent «les bons souvenirs de la colonisation, les Allemands ont laissé beaucoup de choses positives au Cameroun». Un discours qui peut surprendre mais qui n’est pas isolé.

Les liens entre l’Allemagne et le Cameroun se sont confortés au fil des années. Aujourd’hui, plus de 15.000 Camerounais sont installés en Allemagne. Il faut dire que la langue allemande est encore enseignée dans les lycées camerounais, et l’Institut Goethe présent à Yaoundé veille au grain.

L’Allemagne attire les étudiants pour les sciences dures: l’électromécanique, les mathématiques, la technologie. Dans la tête des Camerounais, le savoir-faire allemand est plus robuste, plus fiable. Une idée qui date de l’époque coloniale, reconnaît Merlin, originaire de Douala, ingénieur à Bonn dans l’ouest de l’Allemagne: «J’ai voulu étudier en Allemagne car, quand j’étais petit, je voyais l’héritage des Allemands chez nous, et il a résisté au temps.»

Infrastructures

Et Merlin de citer les ponts, «celui sur la Menoua», les routes, le chemin de fer, mais aussi les écoles, les hôpitaux, les palais. Le plus célèbre est sans aucun doute le palais du gouverneur allemand Jesko von Puttkamer installé à Buéa, alors capitale du protectorat de 1901 à 1909.

Son architecture rappelle les châteaux de Bavière de l’époque de Bismarck. Un palais qui en a inspiré un autre: il a tellement plu au sultan Ibrahim Njoya, roi des Bamouns, un peuple de l’ouest du Cameroun, qu’il s’est aussi fait construire un palais dans un style mi-colonial mi-oriental à Foumban.

Mises à part ces quelques traces architecturales, les bâtiments de l’époque coloniale ont largement disparu, commente l’historien Andreas Eckert, professeur à la Humboldt Universität à Berlin:

«Ceux qui restent sont tombés dans l’oubli, les populations ne savent plus qu’ils ont été construits par les colons allemands.»

En témoigne la ville de Dschang, dans le pays bamiléké, toujours dans l’ouest du Cameroun. Personne aujourd’hui ne se souvient qu’elle a été construite par les Allemands en 1903.

Le lieu a été choisi pour son climat tempéré à 1.500 mètres d’altitude, loin de la chaleur torride de la côte. Le nom de Dschang a été donné par les Allemands: d’où le«sch». Il s’agirait d’une contraction du mot «Tsah Tsang», qui signifie terre à palabres.

Reste les infrastructures. Les colons allemands ont érigé de nombreuses voies de communication toujours présentes: des routes, le port de Douala et bien sûr le chemin de fer. Deux lignes ont été construites entre 1900 et 1916: 130 kilomètres entre Douala et Eséka[1] et 160 kilomètres entre Douala et Nkongsamba.

Cette ligne est aujourd’hui à l’abandon, mais les rails sont encore là, témoins du passé. Le train fait la fierté de nombreux Camerounais: le pays est l’un des rares de la région à avoir autant de chemins de fer.

Alors les colons allemands, champions des infrastructures? «C’est en tous cas ce qu’on nous a appris dans nos livres d’histoire», explique Jean-Bruno Tagne, journaliste au quotidien Le Jour à Yaoundé. «Je me souviens bien d’un chapitre intitulé « l’œuvre allemande au Cameroun », l’œuvre, c’est positif, non?» commente-t-il ironiquement. Avant d’ajouter:

«Les Bassa[2] sont fiers de leur œuvre ferroviaire justement, mais du coup ils estiment aujourd’hui qu’ils ne doivent pas payer le train, car leurs ancêtres sont morts sous les coups de fouet pour construire les voies.»

À l’époque coloniale, qui dit construction, dit travail forcé. Andreas Eckert rappelle qu’il y a eu beaucoup de violences, des milliers de Camerounais sont morts d’épuisement sur les chantiers ou dans les plantations.

Brutalité

«Les populations colonisées étaient exploitées, explique Pierrette Herzberger-Fofana, professeure à l’université d’Erlangen-Nürnberg, auteure d’un livre L’histoire oubliée du colonialisme allemand. Par nature, la colonisation vise à exploiter un pays pour en tirer le maximum de ressources. Le Cameroun avait du caoutchouc, du café, du cacao. Il y a moins d’archives sur le Cameroun que sur la Tanzanie et la Namibie mais, vu que la colonisation allemande a été très dure dans ces deux autres régions, je ne vois pas pourquoi elle aurait été meilleure au Cameroun.»

Une allusion au massacre des peuples Héréros et Namas par les militaires allemands en Namibie, le premier génocide de l’histoire du XXe siècle.

Au pays bamiléké aussi, certains se souviennent de la politique de répression des Allemands, même si c’est maintenant de l’histoire ancienne. Germain Metangmo, frère du chef de Ntsingbeu, se rappelle que les chefs bamilékés n’étaient pas appréciés par les colons, probablement perçus comme des concurrents en matière d’autorité:

    «En tant que chef, mon grand-père s’est opposé au pouvoir des Allemands, il a été pendu sur la place publique. On raconte qu’avant son exécution il s’est blessé intentionnellement à la tête avec une pierre, pour qu’on reconnaisse son crâne et qu’on l’enterre plus tard selon le culte bamiléké.»

Mais «le grand symbole de la brutalité et de la domination des colons allemands est bien Rudolf Douala Manga Bell», commente Andreas Eckert. Ce chef supérieur du clan des Bell s’est opposé en 1910 au projet d’urbanisation dit «Gross Duala», qui prévoyait l’expropriation des populations locales. Rudolf Manga Bell a même écrit au Reichstag, le Parlement allemand, pour obtenir gain de cause. Lui aussi sera finalement pendu en mai 1914, devenant un héros de la résistance face au colon.

«Les Églises n’ont pas levé le petit doigt pour aider Rudolf Manga Bell, critique Bienvenue, pasteur à Bafia, dans l’ouest du Cameroun. L’expropriation des terres allait de soi pour les colons comme pour les missionnaires.» Églises et État, même combat? Partout sur le continent africain, les métropoles ont envoyé des religieux dans les colonies. L’Allemagne ayant à la fois une tradition catholique et une tradition protestante, les Églises se sont partagés le Cameroun en zones d’évangélisation. «Les missionnaires catholiques allemands se sont installés près d’Edea et de Douala, et les protestants sont allés plus dans les terres, dans l’ouest du pays», commente Bienvenue. Aujourd’hui encore, l’Église évangélique du Cameroun entretient des relations avec celle de Westphalie, en Allemagne.

Résistance

Clément est bamiléké et d’obédience protestante, comme ses parents. Pour lui, les Allemands ont apporté la rigueur au Cameroun, rigueur dans la foi, rigueur dans le travail.«C’est à la fois positif et négatif. Dans le fond, on sait que ça n’était pas tout rose. Mais je crois que les Camerounais retiennent seulement le positif, c’est ce qui permet d’avancer.»Le bon vieux temps de l’époque coloniale allemande: un mythe qui s’est construit au fil des années… et en opposition à une autre colonisation: celle française.

Car un épisode a tragiquement marqué les Camerounais: la guerre d’indépendance tombée dans l’oubli. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, le mouvement nationaliste UPC, Union des populations du Cameroun, se révolte contre le colon français. Et prend comme cri de guerre: Kamerun. Un choix stratégique: l’UPC veut l’indépendance et le retour au Cameroun unifié, tel qu’il existait sous les colons allemands avant sa division en 1922 entre le Cameroun français et le Cameroon britannique. Mais c’est surtout un pied de nez aux Français écrivent les auteurs de l’ouvrage Kamerun! Une guerre cachée aux origines de la Francafrique (1948-1971), Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa:

    «L’UPC brandit le nom que les ennemis héréditaires des Français, les Allemands, avaient donné à ce pays quelques décennies plus tôt. Pour les Camerounais, ce mot devient un slogan. Plus qu’un programme, c’est un esprit: celui de la résistance!»

Une résistance écrasée dans le sang. La guerre a fait des dizaines de milliers de morts selon les auteurs de Kamerun!.

Désormais, le nom Kamerun est inscrit dans l’imaginaire collectif, et cet épisode de l’histoire a fortement contribué à idéaliser la période coloniale allemande jusqu’à nos jours –faute de traces visibles de la brutalité de la colonisation allemande. Le temps passe, et l’histoire tombe dans l’oubli. À Berlin, dans la Kamerunerstrasse, les passants ignorent tout de ce passé. «Le Cameroun, une colonie allemande? On a dû me le dire à l’école mais j’ai oublié», affirme une Allemande d’une trentaine d’années. Dans l’African Market, deux femmes blondes à la peau blanche achètent des rajouts pour leurs cheveux. Au bar, Jean-Didier s’exclame: «Vous voyez, cette période a permis de créer des liens entre nos deux pays.»

Prost, dit-il en levant sa bière…camerounaise!

Slate Afrique

 

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