Pour l’économiste togolais Kako Nubukpo, la parité fixe avec l’euro est une entrave au développement des quatorze pays africains de la zone franc. Il appelle au débat.
Le moment n’a pas été choisi au hasard. Vendredi 30 septembre à Bercy, le ministre de l’économie et des finances, Michel Sapin, réunira ses homologues des quatorze pays de la zone franc pour « échanger sur les grands enjeux économiques et monétaires d’intérêt commun » avant les assemblées d’automne du FMI et de la Banque mondiale organisées la semaine prochaine à Washington. Croissance, investissement, développement… parmi les thèmes listés par Bercy figure sans surprise un grand absent : le franc CFA lui-même, dont la parité fixe avec le franc puis avec l’euro depuis soixante-dix ans demeure un non-sujet. Pis, un tabou dans les débats sur la situation économique des pays de l’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique centrale qui partagent cet héritage de la colonisation.
Des économistes africains et européens ont entrepris de briser « cette loi du silence ». Ils publient Sortir l’Afrique de la servitude monétaire. A qui profite le franc CFA ? (éd. La Dispute, 242 p., 15 euros), dont Le Monde Afrique vous offre en exclusivité les bonnes feuilles.
Preuve que le sujet est sensible, plusieurs d’entre eux ont payé au prix fort leur parole hétérodoxe au cours de leur carrière. A commencer par l’un des plus déterminés d’entre eux : Kako Nubukpo. Directeur de la Francophonie économique et numérique au sein de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) depuis quelques mois, l’ancien ministre togolais de la prospective et de l’évaluation des politiques publiques, 48 ans, avait été poliment remercié en 2015. Comme quelques années plus tôt, il avait dû quitter son poste d’économiste de la Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO). S’il reconnaît que le combat est rude, il estime cependant que le choc provoqué par le Brexit et la crise grecque peut faciliter l’ouverture d’un débat sur un modèle qui, selon lui, « n’a pas tenu ses promesses et plombe le développement de nos pays ». Il nous a reçu dans son bureau de l’avenue Bosquet, à Paris.
Demander la fin de l’arrimage au franc CFA (communauté financière africaine) depuis le siège de l’Organisation internationale de la Francophonie avec vue sur la tour Eiffel, ce n’est pas un peu provocateur ?
Kako Nubukpo : La Francophonie n’est pas une extension du domaine de l’empire. Il existe un vrai projet à 80 pays pour construire un espace de prospérité. Je suis en effet un des contempteurs du franc CFA tel qu’il fonctionne aujourd’hui, mais ma démarche n’est pas identitaire. Elle est celle d’un économiste qui pose cette question : dans des pays où la population double tous les vingt-cinq ans, les politiques actuelles sont-elles au service de la croissance et de la création d’emplois ? Ma réponse est non.
Que reprochez-vous au franc CFA ?
Je ne pense pas que nos pays puissent se développer en pratiquant la politique monétaire de l’Allemagne. Or la situation est bien celle-là. Notre arrimage à l’euro nous contraint à pratiquer la politique monétaire d’un pays fort dans des économies faibles. Cela revient à taxer les exportations et à subventionner les importations. Regardez, à l’exception de la Côte d’Ivoire qui bénéficie des revenus du cacao, toutes les balances commerciales des pays d’Afrique de l’Ouest sont fortement déficitaires. Le bilan de ces soixante-dix dernières années est dramatique : la productivité de nos économies demeure très faible, nous faisons partie des derniers dans les classements des Nations unies sur le développement humain, nos pays échangent très peu entre eux…
N’est ce pas un peu facile de tout mettre sur le dos du franc CFA ?
Je réponds que c’est justement parce que nous souffrons de cette mauvaise gouvernance chronique qu’il faut sortir de la « protection » qu’offre le CFA. Il a un effet anesthésiant car même en gérant mal les économies, les gouvernants sont sûrs que Paris sera toujours là pour couvrir leurs errements. Cette stabilité monétaire aurait pu permettre de faire des réformes structurelles. Ce n’est pas ce qui s’est produit. Le développement n’est pas là et l’enfermement dans une parité fixe nous contraint à un rationnement du crédit alors que nous avons besoin d’investir. Entre ce verrou monétaire et les contraintes budgétaires [il existe un objectif de déficit public de 3 % du PIB comme dans la zone euro], le financement de nos politiques publiques repose uniquement sur les flux d’aide au développement. Nous n’avons aucune marge de manœuvre.
Comment cela ?
Pour garantir cette stabilité monétaire, nos banques centrales ont obligation de placer 20 % de leurs réserves auprès du Trésor français. Sous peine de dévaluation. C’est ce qui s’est passé en 1994 avec une dépréciation de 50 % du franc CFA. Depuis ce choc, de 90 % à 100 % de nos réserves sont transférées à Paris. C’est autant d’argent qui ne va pas financer nos économies. Cette situation n’est pas tenable : il faut choisir. Les gouvernants ne peuvent pas tenir des discours sur l’émergence de l’Afrique, avec ce que cela suppose d’investissements en infrastructures, en distribution de crédits pour les entreprises et ne pas disposer des instruments de pilotage de leurs économies. Ces réserves représentent des sommes importantes : 13 500 milliards de francs CFA (20,6 milliards d’euros). A titre de comparaison, le budget annuel du Togo s’élève à 1 000 milliards de francs CFA.
Quel avantage a la France à faire perdurer ce système ?
J’en vois deux. D’abord économique pour les grands groupes français qui peuvent opérer dans la zone sans risque de change et en rapatriant sans limites leurs bénéfices. Pour un groupe comme Bolloré, qui opère dans de nombreux ports africains, on peut imaginer que cela représente des sommes importantes.
Ensuite politique. Il existe une logique de pré carré. Le franc CFA permet à Paris d’exercer une forme de « soft control » sur la manière dont ces pays se développent dans un contexte de concurrence exacerbée avec notamment l’arrivée de la Chine sur le continent. Cette dimension est prépondérante, car la réalité économique montre que les principaux partenaires commerciaux de la France ne sont pas dans la zone franc. Le Nigeria, l’Angola et l’Afrique du Sud arrivent en tête.
Les dirigeants africains y trouvent aussi intérêt ?
Bien sûr. Ce système entraîne aussi un siphonnage des ressources domestiques vers Paris et les autres capitales européennes. Puisque il n’y a pas de limites à la convertibilité, les élites locales ont tout loisir de placer leur argent sur un compte étranger ou d’acheter un appartement parisien. C’est le point central. Nous avons des élites rentières qui n’ont pas intérêt à faire évoluer ce système. C’est pour cela que je parle de servitude volontaire. En Guinée équatoriale, la moitié du PIB est transféré à l’étranger pour rémunérer la propriété du capital. C’est considérable.
Beaucoup de pays de la zone connaissent des situations d’instabilité politique et économique, est-ce le moment propice pour envisager un bouleversement monétaire ?
Cela serait peut-être pire sans le franc CFA mais il faut au moins qu’il y ait un débat. Même le gouverneur de la réserve fédérale américaine s’exprime devant le Congrès. Nous rien. Les banques centrales ne rendent pas compte devant le peuple, c’est un problème.
Je ne crois pas qu’il faille attendre une période d’accalmie. C’est l’absence de réponses structurelles aux besoins de développement qui alimentent cette instabilité. Nos institutions ne sont pas solides. Regardez le Gabon, il est au bord de la guerre civile. Je crois qu’il vaudrait mieux aller vers une monnaie en phase avec nos économies et donc organiser cette flexibilité monétaire sans attendre une grande crise avec un risque de dévaluation comme en 1994. Ce fut très brutal pour les populations.
Reprendre cette autonomie monétaire aurait une vertu libératoire. Aujourd’hui, les pays africains qui sont donnés en exemple se situent tous dans la zone anglophone. Peut-être commettrons-nous des erreurs, mais cette liberté nous permettra aussi d’innover, c’est comme cela qu’on construit un monde nouveau.
Propos recueillis par Laurence Caramel
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