La veille, le 12 novembre, j’étais à une conférence de presse à Berlin en qualité d’observateur étranger d’un procès intenté à un policier allemand, Schubert, accusé de meurtre d’un demandeur d’asile guinéen, Oury Jalloh, mort brûlé vif dans une cellule de police le 7 janvier 2005. Ce procès a eu lieu en première instance en 2007 à Dassau, puis en une deuxième à Magdebourg de 2007 à 2012. 100 séances, rien qu’à Magdebourg, dont le verdict final est, non la reconnaissance du crime à laquelle les tribunaux allemands sont restés absolument opposés, mais la condamnation à 10. 000 euros du policier Schubert, pour non-assistance à personne en danger. La thèse de la défense du policier était que Oury Jalloh, pourtant jeté dans sa cellule et immobilisé sur un matelas, pieds et poings dans des entraves, a pu lui-même sortir un briquet de sa poche pour allumer le feu qui l’a consumé. Avant de crier à l’aberration, remarquons au passage que le juge du tribunal de Dassau avait déclaré aux plaignants, membres de la famille de Oury Jalloh, organisations de défense des Droits de l’Homme et autres groupes anti-nazis, que « nous ne sommes pas en Allemagne dans une République bananière » et que par conséquent, ce genre de crime serait impossible. Et dans quelle République un policier met-il un homme dans une cellule, sans lui avoir, au préalable, fait vider ses poches? Et dans quelle République met-on des chaînes aux chevilles et aux poignets d’un homme, en garde à vue, alors qu’il n’est pas encore prouvé qu’il serait un criminel ?
Dans la salle de conférence de la Haus der Demokratie und Menschenrechte (Maison de la Démocratie et des Droits de l’Homme ), il n’y avait, ce mardi 12 novembre, pas que les parents ou amis de Oury Jalloh, pas que les anti-nazis et défenseurs des Droits de l’Homme. Il y avait de tout : ceux qui portaient le complet-veston avec ou sans cravate, avec ou sans l’insigne d’un ordre honorifique, ceux qui étaient en survêtements de sport, ou en tee-shirt à l’effigie de Oury Jalloh, ceux qui portaient les cheveux rasta, ou bien peignés, des femmes africaines ou amies de la culture africaine arborant des pagnes bigarrés, ceux chaussés de tennis, de baskets ou de souliers en cuir bien cirés, journalistes, cameramen, photographes de tous bords..Métis, Noirs, Blancs.Ce qui est frappant, c’est le tutoiement, (Du und Ihr ) comme conventionnel entre tous. Cela ne devait tromper personne, car tout le monde n’applaudissait pas tout le monde, comme si on était tous d’avis que « Oury Jalloh, das war Mord » ( Oury Jalloh, c’était un meurtre!) comme le clame le slogan des défenseurs du supplicié. Nous étions invités à regarder la vidéo de l’expertise, la dernière qui tendait à prouver que Oury Jalloh ne pouvait en aucun cas sortir le briquet de sa poche, briquet donc l’existence ou des traces, même s’il avait été réduit en cendre par les flammes, auraient dû être sans conteste prouvées par les différentes expertises. Le dernier expert, un physicien de Biélorussie, Maskim Smirnou, à qui les amis de Oury Jalloh ont fait appel (l’un d’eux dit ne plus faire confiance aux experts allemands) a démontré qu’il a fallu d’abord verser en quantité suffisante de l’essence pour que le tout ( homme, matelas et le reste) puisse prendre feu.
Il n’est pas dans mon intention de vouloir choquer qui que ce soit : mais le corps de l’homme, presque entièrement brûlé, raidi, présente un aspect de statue en métal, noire, avec des taches rouge-orange à une cuisse soulevée. Les entraves aux mains et aux pieds sont également là, intactes. Suffit-il de parler d’aberration, de bêtise humaine?
Revenu chez moi dans la nuit du 12, couché sur un matelas qui pourrait bien être semblable à celui sur lequel est mort Oury Jalloh, m’était-il possible de ne pas penser à lui ? Je pensais à lui, à toutes les victimes de la bêtise humaine, de la haine raciale et aussi à tous les complices de ceux en qui la haine agit. Je reviens à la banane de Taubira. En réalité, j’y avais pensé, dans une œuvre de fiction sur la bêtise humaine (il n’y a pas un autre mot pour désigner la chose ) qui a inspiré tout un système politique, toute une partie d’une société qui pourtant se voulait civilisée… « Ce qu’il faut pour les nègres, c’est les épluchures de bananes, parce que quand on commencera à vous donner les vraies bananes, vous n’hésiterez pas à nous chasser pour vous rendre maîtres des bananeraies » Il faut bien signifier à Christian Taubira et à ceux qui lui ressemblent, ce qui convient à leur condition, à leur nature.
Hanté par l’image d’Oury Jalloh, noir comme un métal, par celle de Taubira insultée, qui devrait se retrouver dans les arbres et non au gouvernement, par celle de tous ceux qui sont blessés ou tués physiquement et moralement, à quoi pouvais-je passer mon temps? L’insomnie ne me laissait que le loisir de noyer ma hantise dans la fiction (la fiction, je l’ai dit, a rejoint la réalité en ce qui concerne Taubira , à plusieurs décennies de distance).
Les collègues de Schubert, au moment où ils allaient le laisser seul au poste lui demandent s’il voulait qu’on lui apportât à manger. Il répond non ( c’est la réalité, selon le témoignage d’un des policiers ). Ils le quittent.
Schubert entre dans la cellule, tenant en main un bidon (réalité ou fiction? Réalité selon le dernier expert. Maskim Smirnou)
Oury Jalloh (effrayé, criant) Mais, mais…Monsieur, Monsieur…
Schubert Tais-toi, Scheisse Neger. Il n’y a pas de Monsieur, Monsieur…
Oury Jalloh Mais, c’est de l’essence, ça sent de l’essence
Schubert Et alors? Et toi, ne sens-tu pas le nègre?
(Schubert répand l’essence sur le matelas, sur Oury Jalloh et tout autour du matelas : c’est la réalité selon l’expert Smirnou )
Oury Jalloh Mais, Monsieur, vous voulez me brûler vif, vous voulez me tuer…
Schubert Et comment tue-t-on les hommes chez toi pour les manger, cannibale, Menschenfresser?
Oury Jalloh Monsieur, je ne comprends pas. Je n’ai jamais mangé un homme.
Schubert Vous êtes tous des cannibales! Les deux femmes avec qui tu étais en train de te quereller et qui nous ont appelés (c’est la réalité ). Si nous n’étions pas vite venus, tu les aurais tuées et mangées.
Oury Jalloh Non, on causait. Au début…
Schubert Tu les aurais violées! Vous êtes tous des violeurs. Vous ne résistez pas à la vue d’une femme blanche. Il y a plusieurs cas de viol par les nègres
Oury Jalloh Monsieur, j’ai une amie allemande. Nous avons ensemble une petite fille (c’est la réalité)
Schubert Voilà qui aggrave ton cas. Toi et les tiens, vous voulez remplir notre beau pays de bâtards. Je ne le permettrai pas. (Il sort son briquet)
Oury Jalloh Monsieur, si vous faites ça, on vous arrêtera, on vous jugera, on vous condamnera…
Schubert Qui me jugera, qui me condamnera…? Tu vois l’uniforme que je porte? On jugera et on condamnera un policier en uniforme pour un sale nègre, un Untermensch (sous-homme). D’ailleurs, j’en ai assez de ton insolence. (Il allume le feu : c’est la réalité selon l’expert) Oury Jalloh hurle, gesticule, tente de se débattre dans ses entraves, le feu le dévore. Son corps se raidit. Les flammes remplissent la cellule. La fumée s’élève, noire. C’est aussi la réalité, d’après tous les experts. Schubert a peut-être atteint le résultat de son expérience : savoir exactement ce qui se passe quand les cannibales rôtissent leur viande humaine. Quand ça sent l’appétissante viande humaine.
La vidéo tournée par l’équipe de l’expert porte le titre de Die Wahrheit, die Verantwortung (La Vérité, la Responsabilité). Qui, dans cette histoire veut connaître la Vérité? Qui est prêt à assumer ses responsabilités?
Sénouvo Agbota ZINSOU