Jacques Vergès : l’homme aux mille vies !

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Il n’avait ni dieu ni maître, mais « toujours un coup d’avance ». L’avocat est décédé jeudi 15 août à l’âge de 88 ans, de causes naturelles. Portrait. Il nous avait reçus un après-midi de mars pour nous raconter ses souvenirs qu’il venait de coucher dans un dernier livre*.

 

La voix était fluette, et ses rires lui faisaient décrocher une larme. Mais la mémoire était intacte. « Comment voulez-vous qu’elle ne le soit pas ? » nous lançait-il, avant de dérouler le fil de sa vie, gouvernée par la stratégie de rupture.

Né dans les années vingt d’un père consul de France au Siam et d’une mère vietnamienne, il s’engage à 17 ans dans la Résistance. « Oui, j’ai aimé la guerre, sans m’en cacher, et me suis efforcé de participer à toutes celles que notre temps offrait à l’impétuosité de ma jeunesse », écrivait-il. Il rallie deux d’entre elles : la France libre et l’Algérie indépendante.

« Si j’ai rejoint la France libre, c’est que je conservais en moi l’image d’une France idéale, celle que l’école laïque m’a inculquée, mère des arts, des armes et des lois. Je ne pouvais me résigner à ce qu’elle disparût sous la botte allemande », jurait-il. Son admiration pour le Général « condamné à mort par le gouvernement légal de son pays » a traversé les ans. Vergès parlait avec émotion de cet « homme à qui [il n’avait]jamais serré la main ».

Mansour

Mais le trublion aimait jouer sur plusieurs fronts. En pleine guerre, il prend contact à Londres avec les représentants du PCF, « en prévision d’une autre guerre qui ne manquerait pas de survenir au lendemain de la victoire et que je livrerais à la France colonialiste ». Entre deux conflits, Vergès poursuit ses études de droit.

« Je me suis dit, agitateur public ne fait pas une vie. Le droit n’était pas ma vocation, j’ai étudié l’histoire et les langues, mais je me suis dit qu’avec ce métier je serais libre. » Il prête serment en 1955 et devient premier secrétaire de la Conférence, « comme Raymond Poincaré et Paul Reynaud », aimait-il à préciser.

« S’offrait à moi une carrière consensuelle et honorable : intégrer un cabinet d’affaires, faire un riche mariage, posséder un manoir à deux cents kilomètres de Paris et orner mes complets-vestons d’une Légion d’honneur. » À la place, il prend un billet pour Alger afin d’y défendre les militants algériens du FLN. « Là où mes confrères cherchent la réussite sociale, moi je cherche la réussite professionnelle », expliquait-il.

Il est désigné pour défendre Djamila Bouhired, inculpée pour ses actes de terrorisme, torturée et condamnée à mort. Pour stratégie, Vergès prend à témoin l’opinion publique et fait de la « légende de la casbah » l’illustration des « tortures infligées par l’armée aux combattants algériens », obtenant sa grâce. Sa cliente devient son épouse et la mère de ses deux enfants.

À l’indépendance de l’Algérie, il prend la nationalité algérienne et se fait appeler « Mansour ». Il devient le chef de cabinet du ministre des Affaires étrangères et fonde avec son épouse une revue tiers-mondiste, Révolution africaine. Il part pour la Chine, rencontre Mao et se rallie aux thèses maoïstes.

« Pars ! »

La Ville blanche devient trop petite pour ses ambitions. L’ennui le guette. Vient alors la cause palestinienne. Jacques Vergès devient l’avocat des responsables de la nouvelle Organisation de libération de la Palestine. Mais l’aventure tourne court. « Un soir de mars, ma porte s’est ouverte et le vent m’a soufflé : Pars !, et je suis parti pour des aventures qui ont duré neuf ans. » Personne ne sait vraiment ce qu’il est advenu de Jacques Vergès. Sa femme et ses amis lancent un appel à témoins dans la presse.

On le dit à Damas, à Moscou, poursuivi par le Mossad, fuyant une grosse dette ou aux côtés des Khmers rouges chez Pol Pot. « J’étais un peu partout. Parti vivre de grandes aventures qui se sont soldées en désastre, glissait-il aux curieux. Nombre de mes amis sont morts, et, pour les survivants, un pacte de silence me lie à eux. »

Il réapparaît à Paris à la fin des années 70 « sans chemise, sans pantalon, comme dit la chanson ». Il reprend la robe et tourne le dos à la politique. Il défend Klaus Barbie, un des anciens responsables de la Gestapo de Lyon, et fait du prétoire une salle de spectacle. Comme il le fera pour défendre le révolutionnaire Carlos, « la diabolique » Simone Weber, Omar Raddad ou encore Laurent Gbagbo. « J’ai encore beaucoup de choses à dire », nous avait confié Jacques Vergès. Le 15 août 2013, à 88 ans, il s’est envolé avec ses secrets, dans le brouillard de la fumée de ses cigares.

Jamila Aridj

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