Je voudrais, quoique cela soit parfois difficile, ne vexer personne, tant la crise ivoirienne dont la déportation de Gbagbo à la Cour de La Haye n’est qu’un épisode, devient un sujet de déchaînement des passions. Ne vexer personne, mais tenter de dire en toute liberté ce que l’on pense. Dire ce que l’on pense et cependant, ne pas ajouter au déchirement ( je parle surtout aux Togolais) au sein de notre opposition qui elle-même est partagée sur le sujet. Est-ce possible?
Vaut-il la peine aujourd’hui de se battre encore pour savoir qui a gagné les dernières élections présidentielles en Côte d’Ivoire et qui les a perdues? Cette question n’a de l’importance et n’est liée à l’actualité que si l’on pense que le 11 décembre vont se tenir des élections législatives, que le FPI de Gbagbo a décidé de boycotter ces élections et que la moitié au moins de la population ivoirienne,( que l’on recoure à la version des 54, 1% contre 51, 9% de Ouattara ou à celle des 51% contre 49% de Gagbo) une moitié de la population donc favorable à Gbagbo aurait voté pour le PFI si ce parti prenait part au scrutin. On peut ajouter à cela les explications données par les dirigeants du FPI, selon lesquels le transfert de Gbagbo est la punition infligée à ce parti pour sa décision de boycott. N’allons pas si vite en besogne pour dire que nous sommes dans une logique de chantage, de menace, de vengeance, de châtiment peu propice à un climat de réconciliation, laquelle Ouattara aurait appelée de tous ses vœux.
Restons dans le sujet. Gbagbo est transféré à La Haye pour y être jugé. Une questions à laquelle peuvent répondre les juristes, mieux que moi qui ne le suis pas : cette cour est-elle suffisamment crédible pour le faire? Je me laisse juste guider par mon bon sens.
C’est à cette cour qu’il appartient de faire la démonstration de sa crédibilité par les actes qu’elle a ultérieurement posés.
Certains médias occidentaux se sont chargés de le faire à sa place, avant la séance préliminaire, en présentant, côte à côte, les images de personnalités présumées auteurs de crimes contre l’humanité que la Cour a déjà fait arrêter et même, qu’elle a déjà jugées ou commencé à juger. Est-on sûr de ne pas se livrer à un amalgame en mettant dans le même sac les génocidaires de l’ex-Yougoslavie coupables de crime d’épuration ethnique Goran Hadzic et Rado Mladic, l’ancien tyran libérien, chef de guerre Charles Tayllor… et Laurent Gbagbo?
L’amalgame ne tient pas seulement au fait que l’on veuille mettre dans le même sac des « clients » du TPIY, du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie, spécialement mis en place en 1999 pour juger les adeptes de l’épuration ethnique en ex-Yougoslavie et les autres, mais on le voit, parce que tous sont pointés du doigt comme ceux que les grandes puissances ont déclarés ennemis du genre humain. Qui oserait coller la même étiquette aux dirigeants chinois ou à George Bush? Et pourtant! Le point commun entre ces hommes traduits devant ces tribunaux internationaux est indubitablement d’avoir perdu le pouvoir et d’avoir été militairement vaincus. Il est vrai que la cour n’a pas pour vocation de savoir dans quelles conditions ils ont, les uns et les autres perdu le pouvoir et ont été vaincus par les armes.
Et la cour a encore moins à déterminer comment ils étaient parvenus au pouvoir et comment ils l’ont perdu. En tout cas, l’amalgame me paraît difficile à éviter dans cette manière de les présenter. Maintenant, nous pouvons nous demander ce qui se serait passé si ces hommes n’avaient pas perdu le pouvoir ou même si, l’ayant perdu, ils avaient réussi à se trouver dans des conditions telles que personne ne pourrait les livrer à la Cour : cas de l’ancien dictateur Hissène Habré, par exemple, dont un grand nombre de citoyens tchadiens réclament l’arrestation et le jugement. Pour ceux qui, ayant conquis le pouvoir et gagné des batailles sur le plan militaire, mais sont néanmoins soupçonnés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, ils ne sont peut-être pas très nombreux en Afrique, si on ne s’en tenait qu’à notre continent. On peut en citer deux ou trois : Denis Sassou-Ngesso (qui après avoir perdu le pouvoir par des élections y est revenu par les armes après une guerre civile particulièrement meurtrière ), Faure Gnassingbé ( dont on n’oublie pas l’accession au pouvoir en avril 2005 dans le sang avec les 500 Togolais massacrés) et en Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara et Gullaume Soro. L’ONU, sur le rapport de laquelle Gbagbo est aujourd’hui poursuivi, ne peut honnêtement démentir cette réalité qu’elle a même reconnue, chiffres à l’appui. Il y a des morts, victimes des violences post-électorales. Soit, mais quelle est la quantité de morts que l’on attribue au camp Gbagbo et la quantité revenant au camp Ouattara, puisque tout le monde s’accorde qu’il y a eu, qu’il y a encore en gros deux camps, le PDCI de Bédié ayant fait alliance avec le RDR de Ouattara? Combien sont directement tombés sous les balles ou les bombardements des Forces de la Licorne? Restons en Côte d’Ivoire : pourquoi les crimes mentionnés seraient seulement ceux commis en novembre 2011, c’est-à-dire ceux perpétrés dans la période post-électorale? Or, qui nierait aujourd’hui que des crimes contre l’Homme sont commis en Côte d’Ivoire depuis 2001? Et même depuis Noël 1999 avec le coup d’État perpétré par le général Guéi? Et, sait-on déjà par qui, comment ce dernier a été par la suite assassiné?
Notre question concernant la CPI est de savoir si elle peut être crédible. En ce qui me concerne, j’ai la réponse. Pourquoi tenterais-je de convaincre les autres qui ont une autre lecture des faits réels que nous vivons? S’il m’appartenait de les convaincre, j’ajouterais, et là, la CPI serait plutôt à plaindre qu’à critiquer, qu’il est plus facile pour cette cour de justifier son existence en s’acharnant sur les hommes à terre, les hommes que les grandes puissances lui désignent et l’aident à arrêter, qu’à arrêter elle-même ( elle n’en a pas les moyens ) ceux qu’elle désigne ou devrait désigner comme les grands criminels de l’humanité.
Un Omar El-Béchir du Soudan a bien été désigné par le procureur Luis Moreno Ocampo comme auteur de crimes contre l’Humanité, pour les atrocités commises par ses troupes et ses milices au Darfour décimant presque un million de ses concitoyens. Il n’est pas moins demeuré à la tête du Soudan. Et que fait-on aux hommes qui ont assassiné des chefs d’État pour prendre leur place, comme l’actuel président du Burkina Faso, Blaise Compaoré.? On nous objectera que ce crime est prescrit. Soit.
Mais lorsque l’auteur présumé de ce crime aujourd’hui prescrit occupe une position si élevée dans son pays et en Afrique, lorsque l’auteur de ce crime continue à se faire réélire par des tactiques pas si claires que ça, la moindre décence pour que nous croyions à l’existence d’une justice internationale, ne serait-elle pas que nous sachions, dans le cadre d’une enquête objective internationale quelle était sa part réelle de responsabilité dans cet assassinat? N’aurions-nous pas intérêt à être renseignés un peu plus sur sa technique pour se faire réélire? On pourrait se poser le même type de question concernant ceux qui, père et fils, ont occupé le fauteuil de Sylvanus Olympio, seul président démocratiquement élu au Togo. Ou ceux qui ont assassiné Patrice Lumumba au Congo.
Il ne faut pas, bien sûr, charger la CPI de tout le mal commis dans le monde et lui reprocher de ne pas avoir fait des actions qu’elle n’aurait jamais pu mener, puisqu’elle n’existe qu’à partir de 2002.Qui faut-il donc incriminer? Personne. Seulement, il faut aux hommes, à tous les hommes de tous les temps, reconnaître qu’une justice internationale ne saurait exister et fonctionner dans un monde où les puissants, tant qu’ils demeurent dans leur puissance, peuvent tout se permettre. Ce qui est pire, c’est lorsque les puissants disposant des armes les plus redoutables, des médias les plus écrasants, les plus abrutissants, les plus insultants à l’égard de l’intelligence humaine, pour diffuser la version qu’ils souhaitent des évènements, il est pratiquement impossible que la justice internationale ne soit pas aussi celle qu’ils imposent au monde. Comment savoir que notre monde a évolué depuis le crime impuni commis contre Patrice Lumumba, orchestré par les grandes puissances et les crimes aujourd’hui commis en Côte d’Ivoire pour lesquels Gbagbo va être jugé à La Haye? Comment affirmer que les mêmes qui, pour des motifs qui leurs sont particuliers ont approuvé, épaulé ( c’est le moins qu’on puisse dire ) hier les assassins de Lumumba, n’approuvent pas, n’épaulent pas aujourd’hui, directement ou indirectement, une catégorie de meurtriers des citoyens ivoiriens, pour les mêmes motifs? Nous pouvons aussi dire ceci : les nombreux scandales judiciaires auxquels nous assistons chaque années dans ces pays qui prétendent nous donner des leçons de justice et de démocratie, ne nous rassurent nullement que l’esprit et la lettre d’une justice indépendante soient respectés dans ces pays, ni surtout que le monde soit en de bonnes mains si ce sont ces puissances qui choisissent qui est passible devant les tribunaux internationaux et qui n’y est pas passible.
A propos de Gbagbo, il a été présenté par certains médias, comme «l’homme qui pendant des mois a tenu tête à la communauté internationale ». N’est-ce pas aussi le sens de la déclaration de
Gbagbo à la séance inaugurale? « C’est l’armée française qui m’a arrêté ».
Si Gbagbo ne dit pas ouvertement que c’est surtout à la France de Nicolas Sarkozy qu’il a tenu tête, que c’est l’armée de ce pays qui l’a finalement vaincu et que sans l’intervention de cette armée, il ne serait pas aujourd’hui à La Haye, à qui le sens de sa déclaration échappe-t-il?
Et, quoi que l’on dise, quelle que soit l’issue du procès, quel que soit l’avenir de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique, comment ce sens pourra-t-il être jamais effacé?La déclaration de Gbagbo devant la cour de La Haye est en parfait écho avec la présentation qui est faite de lui dans les médias occidentaux. De ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire, de ce qui se joue avec la comparution de Gbagbo à la Cour de La Haye, personne ne peut aujourd’hui prédire la portée, la dimension dans l’Histoire.
La présentation de Gbagbo dans les médias est très révélatrice des raisons pour lesquelles il est aujourd’hui à la Cour de La Haye, lui, et pas son concurrent plus « heureux », Alassane Ouattara. Lui, et pas Soro. Lui et pas les « comzones », puissants commandants de zone qui avaient tué, massacré, racketté, pillé, violé et qui après la victoire des ex-rebelles aidés de l’armée française, se sont partagé, en guise de butins, les différentes régions de la Côte d’Ivoire.
On nous apprend que la cour déclare, pour donner les gages de son impartialité, vouloir enquêter sur les crimes commis par les deux camps. Une chose est de reconnaître cette vérité, puisqu’elle est indéniable. Mais une autre chose est d’assurer l’impartialité. A mon avis, il n’y a que deux manières de garantir cette impartialité : soit laisser les deux suspects où ils sont et mener toute l’enquête jusqu’à la fin avant de procéder à des arrestations et des transferts s’il y a leu; soit procéder à l’arrestation des chefs des deux camps suspects et mener l’enquête. Si donc le traitement réservé aux deux camps n’était pas équitable au départ, quelle impartialité reconnaîtrions-nous à cette cour?
Quelqu’un a tenté de prendre la défense de la Cour : Gbagbo a perdu les élections; s’il avait accepté sa défaite, tout cela ne serait pas arrivé. Dans la logique de ce raisonnement, on pourrait dire aussi que si les partisans de Gbagbo ne voulaient pas qu’il soit traduit devant la cour de La Haye, ils n’avaient qu’à prendre part aux élections législatives. On oublie seulement que le RDR de Ouattara, en 2000, avait librement choisi de boycotter les élections législatives sans pour autant subir des représailles. Et, la CPI serait donc compétente pour se mêler d#élections, de contentieux électoraux et même de servir d’instrument de punition contre ceux qui refusent d’y participer? Je ne savais pas aussi que la crise ivoirienne datait seulement de l’élection de novembre 2011.
Je terminerai en réitérant ma volonté de ne pas ajouter à la polémique, pour deux raisons : d’abord le débat passionné ne nous mène pas loin, chacun tendant à un seul but : avoir raison à tout prix, au
risque même de ne pas écouter les autres; ensuite, nous nous situons, pour ceux qui sont sincères, dans des logiques différentes d’interprétation des faits et des dires, de vision de l’Histoire.
Sénouvo Agbota ZINSOU