Bernard Dadié: « Aujourd’hui ou jamais, Paris, abandonne la raison des armes! »

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Oui, nous ressassons. Cela est bien connu. Les ex-colonisés «ressassent» quand les ex-colonisateurs «tournent la page».
Mais les choses seraient-elles aussi simples ? De quels «ex» parle-t-on ? Pour excuser, en partie, l’infamie du Système colonial, des casuistes mirent en avant la responsabilité des 200 familles et de «colons brigands», puis «le régime de la honte», celui des collaborateurs de l’Allemand, Vichy. La France Libre et la Résistance à l’appel de laquelle les Nègres accoururent de partout, pour bouter dehors l’envahisseur, allaient enfin respecter l’Esprit français et les Droits des peuples si longtemps piétinés. Au lieu de quoi, nous assistâmes à la Réunion des Gouverneurs des Colonies pour annoncer qu’il n’y aurait pas d’évolution hors du bloc français.

Sékou Touré paya cher son audace…Ce qu’il arriva par la suite en Guinée, en fût, hélas, la conséquence. Nous-mêmes savons aujourd’hui ce qu’il en coûte de se vouloir homme libre dans un pays d’hommes libres. Peuple frère de Paris, sorti du XXe siècle, nous te saluons et te disons que la Liberté, l’Égalité et la Fraternité pour tous, la raison de ton héroïque combat au long des siècles, n’a jamais franchi pour nous, l’océan atlantique, qu’ont traversé tant de tes bateaux négriers. Descendants d’anciens tirailleurs et de petits cols blancs, surnuméraires ou médecins indigènes, aux salaires de misère, de paysans sans outils, dont la production est soumise aux appétits des grands groupes agro-industriels mondiaux, nous t’interpelons pour que, au-delà des «vérités officielles», tu connaisses «nos raisons».

Tes Gouvernements des bords de Seine, nous ont mandé, des siècles durant, sous la bannière de la Croix puis des Droits de l’Homme, leurs Conquérants, pour exploiter nos terres et nos hommes. 1945…1950…1960…, des dates qui rappellent tant d’occasions perdues de renouer enfin un dialogue égalitaire entre nos peuples. On avait salué avec force roulements de Tam-tam et déhanchements, la liberté et l’indépendance retrouvée. Nous les attendons toujours, avec certes un peu moins de bravos et de déhanchements…

Aujourd’hui, Paris attend toujours de nous déférence et révérence. Il mène le jeu et ne craint qu’une chose, que nous osions aller lui présenter nos doléances comme les femmes le firent pour le Roi à Versailles, tandis que les hommes ouvraient les prisons politiques et manifestaient contre les injustices et le mépris, mettant à terre toutes les Bastilles avec une violence, souvent injuste, hélas. Ne sommes-nous pas, sur papier, du moins, «libres» et «souverains» ?

C’est cette liberté-papier, de cette souveraineté-papier que nous voulons sortir; de l’ère ténébreuse de l’extension des influences de l’exploitation, toujours sous le couvert d’un douteux appui à notre développement.

Oublies-tu Paris que la grandeur d’un pays se manifeste dans le respect et l’accueil à la parole et à la culture de l’Autre et non dans l’imposition et l’expansion mercantile de la sienne ? Ne serait-il pas temps d’ailleurs de s’interroger sur les manipulations que l’Occident après l’avoir lancé, fait subir à la notion de cet «Autre» ? Nous, nous entendons, bien qu’on souhaite les étouffer, les pleurs de chacun : de ces enfants des villages qui continuent de voir leurs mères éventrées sous leurs yeux, et leurs vieux décapités, égorgés, leurs biens volés et leurs champs occupés, leurs cimetières profanés, sans qu’aucune des forces observatrices en présence n’ait tenté de leur porter secours ou même ait élevé suffisamment la voix ; de ces habitants, bloqués et affamés en leur maisons, de tous ceux, impuissants, qui ont pu constater, ici ou là, les cadavres dénudés, insultés de ces jeunes gens, sur les ponts et carrefours, balayés au matin comme des immondices, avec leur drapeau blanc, rouge de leur sang vermeil. Oui !

Les morts d’avant hier, d’hier et d’aujourd’hui ne cesseront de crier et de te réclamer pleine et entière. Justice, Paris: et s’avanceront, à leur tête, après les chaînes fourmies de la traite, les «Morts pour la France » enterrés à Villeurbanne, à Chasselay et autres lieux pour veiller sur ton pays. Le minimum exigible de la justice est l’équité de traitement.

Enlever et déporter un homme d’État, quand il ne plaît pas, quand il gêne, est une vieille habitude de Paris. Au temps de la Conquête, Bakary Touré est enlevé et expédié au Gabon, Nana Ya Assentewa, aux Seychelles où elle s’éteint ; Samory Touré à Madagascar, Béhanzin à la Martinique puis en Algérie. En application des Droits de l’homme et du Citoyen, le Roi du Maroc est détrôné, exilé avec toute sa famille et remplacé par une créature du Glaoui de Marrakech, l’homme de la France ; le gouvernement de l’Algérie en guerre, est enlevé en plein vol ; et Bokassa, cet «Empereur» que Paris nous fabriqua, est dépouillé de tout puis interdit de séjour en Gaule. Au Nord, la force brutale, pour l’Afrique, au Sud du Sahara, on y ajoute la farce, la dérision et le mépris.

Avions qui s’écrasent, villages incendiés, leaders empoisonnés…, le temps du «brigandisme colonial», est-il passé ? Aujourd’hui un président noir qui avait refusé de tenir un langage de sujet, est expédié, en coulisse, et cadenassé dans un pays qui fut longtemps la Terre d’Asile de ceux qui refusaient le totalitarisme de la pensée. Spinoza, Descartes, réveillez-vous. On sait ce que les armées de la Révolution de 1789, après avoir aidé à la libération des peuples opprimés, firent de cette Liberté à peine entrevue, sous le Directoire puis sous le Consulat de Bonaparte.

En Guyane, un Victor Hugues, comme tant d’autres de son modèle, s’était déjà mué de Libérateur en Dictateur de la pire espèce, faisant éprouver aux populations locales, après l’esclavage et avant son rétablissement, les méthodes du Travail Forcé dont on a longtemps connu l’application dans nos colonies. Paris, la mémoire des Antilles est lourde ; elle est un miroir dans lequel il serait bon que tu t’examines avec moins de complaisance que tu ne le fais généralement, pour découvrir de quoi en certaines occasions, tu es, toi aussi, capable.

Un «Non !» sonore à un référendum et la Guinée parce qu’elle avait osé prendre sa liberté hors d’une «interdépendance», souhaitée ou plutôt imposée par la France, fut en butte à toutes les vexations. Le Portugal, l’Allemagne Fédérale, le Sénégal et la Côte d’Ivoire furent vivement sollicités pour aider à chasser Sékou Touré du pouvoir. En vain. La Guinée, à travers tribulations et souffrances put du moins sauvegarder une parties de ses richesses naturelles…à l’heure où celles de notre pays gaspillées, mais encore énormes, continuent de partir par colonnes de camions vers on ne sait quels usines de quels pays et pour accroître les fortunes de quelles multinationales ?

En cinquante, il fut conseillé au Président Houphouët, alors député, de rejoindre Paris. Ce qu’il fit. Il nous revint et se souvint que l’opposant baoulé de la première heure, Alangba avait été arrêté et fusillé à Toumodi, mais sur une pancarte plantée à l’entrée de Yamoussokro, la France remerciait ceux qui l’avaient aidée dans la conquête de ce même pays baoulé. Assinie, Grand-Bassam, Bingerville, Abidjan, avaient été, successivement, décrétées capitale et c’est par une annonce faite sur radio-Dakar que nous apprenions le transfert du siège de la dernière capitale à Yamoussokro. Si les Rois absolus de la France vivaient à Versailles, la République, elle, réintégrait ses gouvernants plus démocrates, au centre de Paris, de la grande cité, la plus peuplée, la plus turbulente ou vibre le coeur  multiple d’une France plurielle.

Le séjour sur les bords de Seine, avait bridé les élans de notre Mouvement. La politique que nous avions souhaité voir s’exprimer, en phase avec nos idéaux RDA, était rejetée avant même que d’avoir été entendue, comprise. Elle gênait Paris, cela suffisait. Le Sanwi, le Guébié, Assabou et autres lieux, confirmaient que nous étions entrés dans le rang. Interdiction d’aller voir ailleurs sous peine d’être traité comme des « marrons».

Les «maquis» n’étaient que des lieux de ripailles populaires et la transgression n’y était admise qu’en musique. Place de la Bastille, chaque 14 juillet, on fête et l’on danse, toutes trompettes en délire, le droit du peuple et de chacun à la liberté et au respect des opinions, le droit à un travail décent. De l’autre côté de l’Océan, des portes des cahutes ouvertes sur la vaste mer, on aperçoit les loupiotes des barques qui tanguent au gré des colères de la masse liquide et sombre. Elles attendent leur chargement d’esclaves. Des hommes, des femmes et des enfants s’en vont, conscients du péril, ils vont «se chercher », engager leur force et leur intelligence à des trafiquants du travail : ici, la famille crie famine !

Hier, chez toi, Paris, royauté, noblesse, bourgeoisie, strates populaires, pourtant divisés, opposés, s’unissaient contre les « exigences» des barbaresques et répondaient, outragés, à un coup de chasse mouches par la conquête de l’Algérie. Paris, piqué au vif, se jetait sur l’impudent, sans que l’on songea à examiner davantage les raisons de tout cela. Haiphong, Bizerte… La litanie continue. On s’interroge, cependant.

Comment Paris, qui prétend, au nom des droits universaux au respect de la personne humaine et des peuples, peut bombarder, puis s’emparer d’un responsable politique étranger, et continuer à « suggérer », peser, presser pour que ce responsable soit enlevé à son pays « souverain »; déporté et emprisonné avant jugement. Saint Paul, citoyen romain, attendait en liberté, à Rome, l’instruction de son procès.

Nous saluons d’autant plus tous ces occidentaux et ces français, en particulier, et tous ces Africains, qui, à notre place, dénoncent, en l’occurrence, le mépris des droits des peuples.

Hier, on brûlait ici les manuels scolaires parce que l’histoire que rapportaient les indigènes n’étaient pas conforme à celle que le Pouvoir voulait voir écrite. Aujourd’hui on peut-on continuer ainsi; continuer de croire que l’Histoire est une discipline molle, manipulable au gré des humeurs et des passions des hommes qui nous gouvernent?

Paris, redresseur de torts, donneur de leçons à toute la planète, prend toute une population en otage, l’affame, lui refuse les médicaments, puis la bombarde. « Dégât collatéraux » dit-il, qu’il se garde de compter et qu’il impute au parti et au leader qui ne lui revient pas… À Thiaroye, déjà, les coupables, étaient ceux qui réclamaient leurs droits. Ces hommes qui avaient laissés leur terre, leurs amours et leurs affections pour défendre la France.

Paris, tu as pourtant tes propres problèmes! Nos richesses en seraient elles la solution? Nous avons certe nos difficultés, lourdes, multiples, mais nous sommes capables de les régler sauf à penser que nous ne méritons pas notre liberté

Le 43e BIMA et les hommes politiques qui gardent l’esprit étampé par le système colonial quand bien même ils ne l’ont pas vécu dans leur chair, cesseront-ils de nous souffler des solutions qui ne provoqueront que des retards et, à terme, des éléments de division. Le cordon ombilical entre Résidences d’ici et d’ailleurs doit être coupé, sans interdire toutes autres sortes de liens d’amitié et de respect mutuels. S’il y a eu des élevages de Nègres à Saint-Domingue et des dressages de cerveaux en Côte d’ivoire, cela doit cesser.

En 40-45, «Il n’y a pas de libération sans insurrection», affirmait De Gaulle. Implacable et cynique, Hitler proclamait : «Je regarde avec calme venir le grand combat ». Et De Gaulle, avec constance et fermeté, répliquait : «Notre patrie est en péril de mort. Luttons pour la sauver. Vive la France.»

À Paris, occupé par l’Allemand ; à Vichy, la capitale dérisoire de Pétain, se disaient des prières pour certaines intentions. Les autres français, -encore, alors, une minorité-, ceux qui refusaient l’injustice, les pillages, le mépris, disaient eux aussi des prières. À notre tour, de prier le Seigneur. Avons-nous jamais cessé ?

« Sauve-nous, Seigneur, nous les Nègres, dont on fait si bon marché ici et ailleurs, sauve-nous de toute servitude dans le quartier du monde que tu nous a donné : l’Afrique ; et ailleurs… Sauve-nous d’abord de nous mêmes et de nos complexes. Chaque peuple a ses traditions et ses coutumes, sachons les habiter avec dignité, et respect les uns des autres. La colonisation et tout ce qui s’y apparente est un vol, fais que nous en soyons exempts. Ni sujets, ni maîtres. Simplement, des hommes et des femmes, riches de tous leurs héritages culturels et affectifs et de leur travail. Libres de penser par eux-mêmes. Responsables.»

Les gouverneurs et instituteurs français qui, par le passé, avaient été relevés de leurs fonctions pour avoir refusé de couvrir des crimes coloniaux et racistes, méritent notre reconnaissance. Plus nombreux furent ceux qui ont continué de jouer avec nos vies. L’humanité des êtres et des peuples qui leur font face, avant que leurs opinions politiques, n’a aucun sens pour certains individus qui entendent rester ou redevenir des« Maîtres » de notre Continent. Contre cet aveuglement, ce mensonge, ces ténèbres, la Côte d’Ivoire s’éclaire et reprend sa route pour des Temps Nouveaux, pour le transfert, dans l’égalité des nations, des sièges de pouvoir afin de développer librement nos pays et notre continent.

C’est maintenant ou jamais que Paris doit déclarer que le temps des képis et des baïonnettes est définitivement passé. On ne saurait garder ouvert le temple de Janus, mener des raids meurtriers en coupeurs des routes de terres, de ciel et de mer, sans déchaîner un jour sur son propre pays, la colère divine.

Nous avons trop aimé une certaine France pour le souhaiter ! Mais quelle France ? Celle qui s’insurgeait, et continue de le faire, contre la colonisation, contre racisme et contre toute occupation. La France de 1936, qui écoutait le Peuple. Nous ne la reconnaissons pas ou plus, dans cette France qui, tous les cinq ans, se choisit un nouveau roi. Un souverain qui, tel Louis XIV, se croit en droit de donner des leçons au monde entier. Non plus comme vicaire divin, mais comme investi d’on ne sait quel pouvoir, venu du fond des âges, du seul fait qu’il serait né sur le sol de la Gaule et élu par les habitants de ce pays-là.

Les Français ignorent ils que nous avons été, comme eux, portés neuf mois dans le ventre de nos mères et que nous avons tous, comme eux, quatre membres et un cerveau doté d’autant de circonvolutions?

Ignorent-ils, aujourd’hui, au constat de ce qui se passe dans le « tiers » monde –enfin debout-, que les pays qui ont été le moins nuisibles aux peuples qu’ils ont voulu  soumettre, sont ceux qui ont le moins colonisé ?

Bernard B. Dadié

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