« Savoir raison garder » par Marcel Amondji du Cercle Victor Biaka Boda
Nous sommes en 1708 ou 1709. La guerre de succession d’Espagne bat son plein. Philippe V a déjà perdu toutes ses possessions d’Italie et, malgré l’appui militaire que lui apporte la France, ses ennemis sont entrés en Espagne et ont même un temps occupé Madrid. La situation de ce monarque est d’autant plus critique que sur les autres fronts, les armes françaises ne sont pas plus heureuses, et que les finances du royaume de France sont à sec. Aussi la cour madrilène en vint-elle à envisager très sérieusement d’abandonner l’Espagne et de traverser la mer pour aller s’établir dans les possessions d’Amérique.
C’est dans ce contexte que « plusieurs gens considérables, grands d’Espagne et autres », convaincus « qu’il n’était pas possible que le roi d’Espagne s’y pût soutenir », proposèrent au duc d’Orléans, le futur régent, qui alors commandait les armées françaises sur place, « de hâter sa chute et de se mettre en sa place ».
A son ami et confident Saint-Simon (le futur mémorialiste), le duc d’Orléans confiera « qu’il avait rejeté cette proposition avec l’indignation qu’elle méritait, mais qu’il était vrai qu’il s’était laissé aller à celle de s’y laisser porter si Philippe V tombait de lui-même sans aucune espérance de retour (…) ».
L’affaire fit d’abord beaucoup de bruit en Espagne comme en France. « Il se publia, écrit Saint-Simon[1], que M. le duc d’Orléans avait essayé de se faire un parti qui le portât sur le trône d’Espagne en chassant Philippe V, sous prétexte de son incapacité, de la domination de Mme des Ursins, de l’abandon de la France retirant ses troupes ; qu’il avait traité avec Stanhope pour être protégé par l’archiduc, dans l’idée qu’il importait peu à l’Angleterre et à la Hollande qui régnât en Espagne, pourvu que l’archiduc demeurât maître de tout ce qui était hors de son continent, et que celui qui aurait la seule Espagne fût à eux, placé de leur main, dans leur dépendance, et de quelque naissance qu’il fût, ennemi, ou du moins séparé de la France. (…) Il y en avait qui allaient plus loin. Ceux-là ne parlaient de rien moins que de la condition de faire casser à Rome le mariage de Mme la duchesse d’Orléans comme indigne et fait de force, et conséquemment déclarer ses enfants bâtards, à la sollicitation de l’empereur ; d’épouser la reine, sœur de l’impératrice et veuve de Charles II, qui avait encore alors des trésors, monter avec elle sur le trône, et, sûr qu’elle n’aurait point d’enfants, épouser après elle la d’Argentan ; enfin, pour abréger les formes longues et difficiles, empoisonner Mme la duchesse d’Orléans. (…) ».
Puis, un jour, toute l’histoire se dégonfla comme d’elle-même. Voici comment : « Le roi [Louis XIV], à tous moments en proie à tous les accès de ses cabinets, sans repos chez Mme de Maintenon, persécuté sans cesse d’Espagne, accablé de Monseigneur qui lui demandait continuellement justice pour son fils, (…) ne sachant à quoi se résoudre, parlait au conseil d’Etat qu’il trouvait encore partagé. A la fin, il se rendit à tant de clameurs si intimes et si bien organisées, et ordonna au chancelier d’examiner les formes requises pour procéder à un tel jugement. (…) J’allais presque tous les soirs causer avec le chancelier, dans son cabinet, et cette affaire y avait été quelquefois traitée superficiellement à cause de quelques tiers. Un soir que j’y allai de meilleure heure, je le trouvai seul, qui, la tête baissée et ses deux bras dans les fentes de sa robe, s’y promenait, et c’était sa façon lorsqu’il était fort occupé de quelque chose. Il me parla des bruits qui se renforçaient, puis, voulant venir doucement au fait, ajouta qu’on allait jusqu’à parler d’un procès criminel, et me questionna, comme de pure curiosité et comme par le hasard de la conversation, sur les formes dont il me savait assez instruit, parce que c’est celle de pairie. Je lui répondis ce que j’en savais, et lui en citai des exemples. Il se concentra encore davantage, fit quelques tours de cabinet, et moi avec lui, sans proférer tous deux une seule parole, lui regardant toujours à terre, et moi l’examinant de tous mes yeux ; puis tout à coup le chancelier s’arrêta, et se tournant à moi comme se réveillant en sursaut : Mais vous, me dit-il, si cela arrivait, vous êtes pair de France, ils seraient tous nécessairement ajournés et juges puisqu’il les faudrait convoquer tous, vous le seriez aussi, vous êtes ami de M. le duc d’Orléans, je le suppose coupable, comment feriez-vous pour vous tirer de là ? – Monsieur, lui dis-je avec un air d’assurance, ne vous y jouez pas, vous vous y casseriez le nez. – Mais, reprit-il encore une fois, je vous dis que je le suppose coupable et en jugement ; encore un coup, comment feriez-vous ? – Comment je ferais ?, lui dis-je, je n’en serais pas embarrassé. J’y irais, car le serment des pairs y est exprès, et la convocation y nécessite. J’écouterais tranquillement en place tout ce qui serait rapporté et opiné avant moi ; mon tour venu de parler, je dirais qu’avant d’entrer dans aucun examen des preuves, il est nécessaire d’établir et de traiter l’état de la question ; qu’il s’agit ici d’une conspiration véritable ou supposée de détrôner le roi d’Espagne, et d’usurper sa couronne ; que ce fait est un cas le plus grief de crime de lèse-majesté, mais qu’il regarde uniquement le roi et la couronne d’Espagne, en rien celle de France ; par conséquent, avant d’aller plus loin, je ne crois pas la cour suffisamment garnie de pairs, dans laquelle je parle, compétente de connaître d’un crime de lèse-majesté totalement étrangère, ni de la dignité de la couronne de livrer un prince que sa naissance en rend capable, et si proche, à aucun tribunal d’Espagne, qui seul pourrait être compétent de connaître d’un crime de lèse-majesté qui regarde uniquement le roi et la couronne d’Espagne. Cela dit, je crois que la compagnie se trouverait surprise et embarrassée, et, s’il y avait débat, je ne serais pas en peine de soutenir mon avis. Le chancelier fut étonné au dernier point, et après quelques moments de silence en me regardant : Vous êtes un compère, me dit-il en frappant du pied et souriant en homme soulagé, je n’avais pas pensé à celui-là, et en effet cela a du solide. (…). Je n’ai jamais su ce que le chancelier en fit, mais le lendemain il travailla encore seul avec le roi à l’issue du conseil. Ce fut la dernière fois, et moins de vingt-quatre heures après, les bruits changèrent tout d’un coup : il se dit tout bas, puis tout haut, qu’il n’y aurait point de procès, et aussitôt [ces bruits]tombèrent. Le roi se laissa entendre en des demi particuliers pour être répandu qu’il avait vu clair en cette affaire, qu’il était surpris qu’on en eût fait tant de bruit, et qu’il trouvait fort étrange qu’on en tint de si mauvais propos ».
J’avais connaissance de ce fait historique bien avant que n’éclate l’affaire des prétendus enregistrements de conversations téléphoniques interceptées, qui, depuis la mi-septembre de l’an passé, accapare tant de bonnes gens au Burkina Faso comme en Côte d’Ivoire mais, jusqu’alors, j’étais loin de me douter qu’un jour cela me servirait à quelque chose.
Et à quoi donc ?, vous demandez-vous ; quel rapport entre deux affaires survenues à plus de trois siècles de distance et dans des contextes historiques si totalement différents ? Je pourrais répondre qu’à bien y regarder, il n’y a aucune différence significative entre l’Espagne de ce début du 18e siècle en proie à une guerre compliquée, à la fois guerre étrangère et guerre civile, qui opposait des gens pour qui ne comptaient que leurs intérêts individuels ou de caste, et qui ne se souciaient pas le moins du monde de ceux des peuples sans la sueur et le sang desquels ils ne seraient rien, et notre malheureuse patrie livrée elle aussi à la même sorte de guerre entre les mêmes sortes de gens, pour les mêmes mobiles et les mêmes motifs, depuis le 19 septembre 2002. Mais ce n’est pas cette similitude qui m’a donné l’idée de rappeler ce souvenir de lecture à l’occasion de cette très mesquine péripétie de notre drame national. Ce qui m’y a poussé, c’est l’enseignement qui découle de ce récit. Que nous dit en effet Saint-Simon ? Qu’en toutes choses, et surtout dans les plus importantes, il faut savoir raison garder.
Mon intention ici n’est pas de commenter ni même de rappeler en détail une affaire dont la révélation m’a d’emblée et continuellement parue suspecte. Je veux seulement expliquer pourquoi en l’occurrence, et même si l’authenticité des « enregistrements » incriminés était scientifiquement démontrée, moi, je n’aurais pas appelé les autorités ivoiriennes – et, ici, peu m’importe qu’il s’agisse d’autorités à mes yeux légitimes ou non, dès lors que c’est au nom de ma patrie qu’elles agiraient – à donner quelque suite que ce soit à l’injonction d’un juge burkinabè de lui livrer un citoyen ivoirien. Quel que soit ce citoyen. Quelque fonction qu’il desserve ou qu’il ait desservie. Et quoi qu’il ait fait de fautif, de délictueux ou de criminel …selon la loi burkinabè.
Je pourrais m’en tenir là, du moment que, en droit, cette affaire ne concerne pas la Côte d’Ivoire ni les Ivoiriens, même si certains d’entre nous y ont trempé d’une façon ou d’une autre. Mais, bon, beaucoup de ceux qui appellent la Côte d’Ivoire à livrer Guillaume Soro aux Burkinabè, ne se soucient guère de la conformité de leur demande avec quelque règle de droit que ce soit. Peu de chance donc qu’ils prennent au sérieux le raisonnement de Saint-Simon ni, a fortiori, le mien.
Mais il y a une autre façon de considérer cette affaire. Que demandent-ils, en somme ? Que les autorités de faits qui règnent sur notre pays depuis le coup d’Etat franco-onusien du 11 avril 2011 livrent Guillaume Soro, l’un des leurs, aux autorités burkinabè actuelles, qui certes ont remplacé Blaise Compaoré, mais qui furent durant tout son règne ses complices au plus haut niveau.
Or, qui est Guillaume Soro ? Vu d’ici, un homme qui ne serait rien parmi nous sans Blaise Compaoré et sans ses anciens acolytes, Roch Kaboré et Salif Diallo, aujourd’hui au pouvoir, qui nous demandent de le leur livrer. Vu de là-bas, un homme à qui ceux à qui il est enjoint de le livrer aux Burkinabè doivent eux-mêmes tout ce qu’ils sont. Par ailleurs, c’est aussi un homme avec lequel, pour notre part, nous avons un compte à régler depuis le 19 septembre 2002. Et quand viendra le jour de régler ce compte, Blaise Compaoré, Salif Diallo et Roch Kaboré seront aussi concernés, comme complices. Or, mine de rien, cette affaire d’écoutes téléphoniques, a eu pour principales conséquences de dissocier Guillaume Soro et …Salif Diallo, et d’associer ce dernier à Chérif Sy, l’héroïque président du Conseil de la Transition, dont la détermination contribua si fortement à l’échec du putsch de Gilbert Diendéré. Soit dit en passant, c’est cette association, tellement contre nature, et qui visiblement visait à faire oublier le rôle de Salif Diallo dans la soi-disant « rébellion ivoirienne », ainsi que l’énorme dette de Guillaume Soro à son égard, qui me fit soupçonner d’abord qu’il pouvait s’agir d’un bidonnage, et que la finalité de tout le battage fait autour de cette affaire n’était pas tant de nuire à G. Soro ou à Djibril Bassolé, que de redorer le blason de l’ancien homme à tout faire de Blaise Compaoré…
Ceux qui avaient déjà jugé et condamné G. Soro ne doutaient pas de l’authenticité des prétendus enregistrements. Et, entre les témoignages sur lesquels ils s’appuyaient, il y avait aussi celui du désormais général Yacouba Isaac Zida. Mais qui est Zida ? Possiblement, celui qui commandait les mercenaires burkinabè au service du colonialisme français, qui, à deux reprises – en septembre 2002 et mars 2011 – envahirent la Côte d’Ivoire en vue d’y installer Alassane Ouattara et sa femme dans les rôles de chef de l’Etat et de première dame. Et voici comment un homme qui, en bonne justice, devrait être tenu pour coupable ou, à tout le moins, pour complice d’un crime imprescriptible contre notre peuple, devint pour eux un témoin digne de foi, voire une autorité !
Enfin, tout ce beau monde ne fait-il pas partie du même club des fantoches de nouvelle génération que, sans trop se cacher, la France s’emploie depuis quelques années à installer à la tête de nos pays en remplacement des anciens, disparus ou faillis. Ils ne sont aux places où ils sont que parce que c’est l’intérêt de la France. Sinon, si cela n’avait dépendu que des seuls citoyens de l’un ou l’autre pays, aucun d’eux n’y serait jamais parvenu tout seul, ou ne s’y serait jamais maintenu tant soit peu durablement. Or, dans tout le bruit qu’on a fait autour de cette affaire, jamais le nom de la France ne fut prononcé… Comme si la France n’avait jamais rien eu à voir avec les putschistes de 2015, ni avec les fugitifs de 2014 exfiltrés par elle, ni avec la soi-disant « rébellion ivoirienne » qu’elle a pourtant exaltée et entretenue jusqu’à son triomphe balistiquement assisté de 2011, ni avec le coup d’Etat du général Guéi, ni avec la féroce dictature de Jacques Foccart sous le masque de Félix Houphouët, ni avec la répression sanglante du mouvement anticolonialiste des dernières années 1940, ni avec le travail forcé, ni avec la « pacification » par le fer et le feu conduite par Gabriel Angoulvant entre 1908 et 1916, etc., etc…
Il ne suffit pas de jeter machinalement le mot « Françafrique » au milieu d’une phrase, ici ou là, pour exorciser la bête immonde. Car elle n’est pas simplement plaquée sur notre existence comme un enduit dont il serait facile de se débarrasser par simple grattage ; elle nous cerne de toutes parts ; elle s’est déjà insinuée partout où elle a trouvé une brèche. Et, à la manière dont certains parlent ou écrivent sur les événements de la dernière période – notamment ceux qui ont donné prétexte à cet article ou ceux qui se déroulent à La Haye –, il est clair qu’elle a pris le contrôle de beaucoup de cerveaux, jusque parmi ceux dont on aurait juré que ce qu’on leur a fait en 2011 les avait immunisés.
Bien sûr, cela ne durera pas éternellement. Mais ce n’est pas avec de simples incantations ou des rodomontades qu’on s’en débarrassera. Il vaut mieux le savoir…
« On ne reste pas dans les magnans pour enlever les magnans », dit le proverbe. Or que faisons-nous ? Qu’avons-nous toujours fait, depuis que nous avons, soi-disant, repris les rênes de nos destinées ? Nous proclamons sans cesse notre volonté d’enlever les magnans qui nous mordent, et nous ne bougeons point d’au milieu d’eux !
En guise de conclusion, je vous invite à méditer ces deux propos d’Amilcar Cabral, éminent théoricien et homme d’action, fondateur du PAIGC, libérateur de la Guinée portugaise et du Cap Vert, assassiné sur ordre de la mafia colonialiste le 20 janvier 1973 :
« Le bilan positif de l’année 1960 ne peut pas faire oublier la réalité d’une crise de la révolution africaine. (…). Quelle est la nature de cette crise ? Il nous semble que loin d’être une crise de croissance, elle est principalement une crise de connaissance. Dans plusieurs cas, la pratique de la lutte de libération et les perspectives de l’avenir sont non seulement dépourvues d’une base théorique, mais aussi plus ou moins coupées de la réalité concrète du milieu. Les expériences locales, ainsi que celles d’autres milieux, concernant la conquête de l’indépendance nationale, l’unité nationale et les bases pour la construction du progrès ont été ou sont oubliées. Cependant, les conditions historiques de nos jours sont très favorables à la marche victorieuse de la révolution africaine. Pour agir en accord avec ces conditions favorables, que nous aussi avons créées, il nous semble que parmi les nécessités à satisfaire, les trois suivantes sont très importantes :
a) connaissance concrète de la réalité de chaque pays et de l’Afrique ainsi que des expériences concernant d’autres peuples ;
b) élaboration, sur des bases scientifiques, des principes qui doivent orienter la marche de nos peuples vers le progrès (lutte de libération et reconstruction économique) ;
c) définition des mesures pratiques à adopter dans chaque cas particulier. »[2]
« Le défaut idéologique, pour ne pas dire le manque total d’idéologie, au sein des mouvements de libération nationale – (…) – constitue une des plus grandes, sinon la plus grande faiblesse de notre lutte contre l’impérialisme. (…). S’il est vrai qu’une révolution peut échouer, même alimentée par des théories parfaitement conçues, personne n’a encore réalisé une révolution sans théorie révolutionnaire. »[3]
Marcel Amondji
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