De nombreux observateurs se sont réjouis de ce que les crimes commis depuis le début de la guerre en Côte d’Ivoire pourront désormais être examinés par la Cour pénale internationale. Mais la lecture de la décision de la Chambre préliminaire III montre bien un procédé idéologique bien rôdé, dont l’objectif est de garantir l’impunité des «barons» du camp Ouattara-Soro.
Pourquoi les patriotes ne doivent pas se réjouir trop vite. Une sélection honteuse des crimes. Notre analyse de la décision de la CPI
L’information est tombée hier. La Chambre préliminaire III de la Cour pénale internationale (CPI) a décidé d’élargir son «autorisation d’enquêter» sur la situation en Côte d’Ivoire. Désormais, les crimes commis entre le 19 septembre 2002, date du début du conflit ivoirien, et le 28 novembre 2010, peuvent être l’objet d’investigations. «La Chambre a considéré que les événements violents survenus en Côte d’Ivoire pendant cette période (y compris ceux qui auraient eu lieu depuis le 28 novembre 2010) doivent être traités comme une seule situation dans laquelle une crise continue, impliquant une querelle politique prolongée et une lutte pour le pouvoir, a mené aux événements sur lesquels la Chambre a déjà autorisé l’ouverture d’une enquête. En se concentrant sur les exemples les plus significatifs d’incidents, la Chambre a conclu qu’il y a une base raisonnable de croire que des crimes de meurtre et de viols, qui pourraient constituer des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité, auraient été commis au cours de ces événements », résume l’institution judiciaire internationale.
Est-ce une victoire pour ceux qui sont foncièrement opposés à la justice des vainqueurs, dans ses volets national et international, qui tente à toute force de s’imposer sur le dossier ivoirien ? D’une certaine manière oui, dans la mesure où Louis-Moreno Ocampo, procureur près la Cour pénale internationale (CPI), ne comptait enquêter au départ que sur le dernier épisode de la guerre ivoirienne, la bataille postélectorale. Dès le 3 octobre 2011, la Chambre préliminaire III avait demandé à Ocampo de «lui fournir toute information supplémentaire à sa disposition sur des crimes qui pourraient relever potentiellement de la compétence de la Cour et qui auraient été commis entre 2002 et 2010».
Des «informations supplémentaires» fournies le 4 novembre 2011. Avocat de Laurent Gbagbo à la CPI, Emmanuel Altit expliquait il y a de cela quelques jours : «Vous savez comme moi que la Côte d’Ivoire n’ayant pas signé le traité de Rome, il fallait l’accord des juges pour que le procureur puisse renvoyer l’affaire devant la CPI. Ce qui a été motivé par le procureur le 23 juin 2011 sur la base d’une liste de crimes que des pro-Gbagbo auraient commis entre le 28 novembre 2010 et le 11 avril 2011. Voilà comment après l’autorisation de la chambre préliminaire III du 3 octobre 2011, les enquêtes ont abouti au transfèrement du président Gbagbo à la CPI (…)
A l’époque, je n’étais pas encore dans la procédure avant que Gbagbo ne soit transféré, mais malgré cela, mon équipe et moi avions dénoncé l’attitude du procureur Ocampo qui n’est qu’un acte purement politique. Car en demandant aux juges de le laisser enquêter sur cette période du 28 novembre 2010 au 11 avril 2011, il voudrait conclure par le fait que tout ce qui est arrivé par la suite, est la résultante du refus du président Laurent Gbagbo de céder le pouvoir à Ouattara (…) Nous avons produit une démo d’une trentaine de pages, démontrant que le procureur ne peut pas tenir compte dans la situation de la Côte d’Ivoire, que de la seule période du 28 novembre 2010 au 11 avril 2011… Il faudra qu’il enquête également sur tout ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire depuis 2002 (…) C’est pourquoi, le procureur était obligé de faire des observations complémentaires le 3 novembre 2011 en demandant aux juges de lui permettre d’enquêter sur la période allant jusqu’en 2002. C’est une première victoire».
Une sélection très claire des crimes supposés
Faut-il pour autant triompher et imaginer que, bientôt, Alassane Ouattara, selon toute évidence inspirateur et «père» de la rébellion, Guillaume Soro, en première ligne, ou Blaise Compaoré, qui a joué en Côte d’Ivoire exactement le même rôle que Charles Taylor en Sierra Leone, seront arrêtés et transférés à La Haye ? Selon toute évidence, non.
Déjà parce que les Etats qui subventionnent la CPI sont quasi exclusivement occidentaux, et ne sauraient se tirer une balle dans le pied en mettant hors jeu les forces politiques subventionnées par certains d’entre eux à coups de livraisons d’armes, de bombes lancées sur leurs adversaires et de centaines de milliards de FCFA dépensés à entretenir les troupes de Licorne et de l’ONUCI.
De plus, la lecture minutieuse de la décision de la troisième Chambre préliminaire, qui n’a naturellement utilisé que les documents transmis par Ocampo, démontre très bien qu’il y a eu une sélection très claire des crimes supposés des différents camps pour accabler encore plus le président Laurent Gbagbo et tout au plus offrir quelques gages en «mettant en danger» quelques seconds couteaux de l’ex-rébellion. Ainsi, les crimes commis par la Force Licorne, notamment en novembre 2004, devant l’hôtel Ivoire, sur les ponts d’Abidjan et d’ailleurs documentés par Amnesty International, pourtant une des sources fétiches de Louis Moreno-Ocampo, ne sont absolument pas cités. Alors que les neuf soldats français qui auraient été tués dans l’offensive de récupération du Nord par l’armée ivoirienne le sont. En dépit de la requête de l’association Survie, membre de la Coalition française pour la Cour pénale internationale, qui a transmis de nombreux éléments pertinents à la CPI, sur les crimes de l’Etat français.
Nous reviendrons largement dessus, mais l’écrémage des crimes de la rébellion est frappant. Ainsi, le massacre des danseuses d’adjanou à Bouaké est «oublié». Les crimes massifs commis par les hommes de Sam Mosquito Bockarie, sanguinaire chef de guerre au service du couple Charles Taylor – Foday Sankoh, dès la création du MPIGO ne sont pas évoqués dans le document produit par la Chambre préliminaire et tout se passe comme si la violence à l’Ouest avait commencé avec le massacre supposé de Bangolo qu’auraient commis des forces loyalistes, en mars 2003 ! Les massacres particulièrement odieux de Petit-Duékoué et de Guitrozon ne sont pas évoqués – il fallait visiblement, dans cet exercice de style, éviter de «coller» tout crime contre l’humanité au camp Soro-Ouattara. Les crimes contre l’humanité attribués par l’ONU à Martin Fofié Kouakou ne sont visiblement pas assez «intéressants» pour être mis dans la liste d’exemples cités par la Chambre préliminaire dans sa décision. Tout cela est fondamentalement idéologique !
Classification idéologique
L’on se demande pourquoi les éléments de preuve et les témoignages sollicités à grand renfort de publicité auprès des victimes ivoiriennes l’ont été. Dans la mesure où Ocampo ne transmet essentiellement aux juges que des éléments provenant de trois sources : d’abord l’ONG Human Rights Watch, en grande partie financée par Georges Soros, soutien financier d’Alassane Ouattara, la plus abondamment citée, puis Amnesty International et un rapport de l’ONU datant de 2004 au demeurant jamais officiellement publié.
De manière plus frappante, si l’on a droit à une sorte d’équilibrisme en ce qui concerne les exemples de «crimes de guerre» (chaque camp étant cité pour des exactions supposées), seul le camp gouvernemental est cité dans des «crimes contre l’humanité» supposés. Le fait est d’une importance capitale. En effet, si l’on peut considérer qu’a priori les crimes de guerre sont du ressort de chefs de guerre d’importance plus ou moins grande, il paraît évident que les «crimes contre l’humanité» impliquent le gouvernement ou le leadership politique de l’organisation mise en cause. Au plus haut niveau.
Cette classification idéologique est d’autant plus troublante que c’est la même qui a structuré le très médiatisé rapport d’Human Rights Watch (encore !) du 6 octobre 2011, qui citait treize personnes considérées comme responsables directs des massacres. Jeune Afrique écrivait alors que HRW «mâchait» le travail pour la CPI. Parmi les responsables tels que présentés par HRW, Laurent Gbagbo, Charles Blé Goudé, Brou Amessan… et zéro responsable politique du camp Soro-Ouattara. Le rapport d’HRW n’attribuait déjà des crimes contre l’humanité qu’à un seul camp : celui du président Gbagbo.
Personne ne peut obliger Ocampo à mettre en cause tel ou tel
Le texte produit par la Cour pénale internationale relie ainsi directement les violences exercées contre les soutiens présumés des rebelles au pouvoir Gbagbo en ressortant les termes notamment théorisés par le passé : «escadrons de la mort bien organisés et visant des personnes en particulier», «listes noires», «désignation par la propagande d’Etat comme ennemis » de certaines personnes sur des bases ethniques », «informations suffisantes indiquant que les attaques contre les personnes civiles par les forces gouvernementales étaient larges et systématiques, et qu’elles relevaient d’une politique d’Etat».
Nulle part dans la décision de la troisième Chambre préliminaire, de telles phrases catégoriques n’existent concernant le camp Ouattara-Soro. Et il est évident que le contenu de ce texte, influencé par les éléments remis par Ocampo, qui sont en réalité des documents souvent produits par des organisations partisanes mais se prétendant neutres, en tout cas jamais exhaustifs, influencera en conséquence, par la suite, ses enquêtes… Comment, sans avoir patiemment enquêté sur la base du contradictoire le plus strict, peut-on balancer de tels présupposés ravageurs ? En quoi un rapport d’une ONG financée par des gouvernements et des groupes de pression est-il plus ou moins crédible qu’un récit de journaliste, de blogueur ou de victime ? Tout se passe en réalité comme si l’on voulait dire aux pro-Gbagbo : «Vous avez voulu élargir nos poursuites au 19 septembre 2002, eh bien, nous nous en servirons pour vous accabler davantage !»
Faut-il du coup penser que tout est perdu et que la machine folle de protection forcenée d’Alassane Ouattara et de criminalisation du président Gbagbo est en roue libre ? Pas forcément. A la CPI, le procureur est en réalité l’avocat de l’accusation, qui doit a priori disposer des mêmes moyens que l’avocat de la défense. Cela dit, c’est le procureur qui lance les mandats d’arrêt et accuse. S’il ne le désire pas, personne ne peut l’obliger à mettre en cause tel ou tel, à accuser les «gros bonnets» plutôt que les «seconds couteaux». On touche là aux limites d’une justice politique, financée par les grandes puissances, orientée par les ONG occidentales, et qui ne saurait cracher dans la soupe.
Théophile Kouamouo