D’autant plus que pour le régime en place, si l’on sollicite l’avis de ce dernier, des élections, il y en a toujours eu et elles ont toujours été transparentes, consensuelles et crédibles. C’est un peu comme dans la Chine de Mao, dans le domaine du théâtre : eh bien, dans tout ce vaste pays dont la population a atteint aujourd’hui le milliard, il n’y a eu que les pièces de Madame Mao, c’est-à-dire la dernière épouse du guide, Jian Qing ( car le dictateur en a eu plusieurs ) il n’y a pas eu de meilleur critique artistique, meilleur directeur de troupe, meilleur auteur dramatique et en plus femme plus vertueuse que cette dame dont personne ne pouvait se permettre de juger les vertus…Elle était tout, tout ce qu’elle voulait. Toute négociation des sens des titres qu’elle s’attribuait, des talents qu’elle se croyait et voulait qu’on lui reconnût était inimaginable alors. Cela marchait de pair avec les pouvoirs et les capacités réels ou mythiques que l’on reconnaissait au Guide. Cela dura jusqu’au jour où la bande des quatre dont elle faisait partie fut dénoncée, jugée et condamnée.
L’analogie et la différence avec le système qui sévit au Togo? La justification de tous les titres, les talents, les vertus qu’on reconnaissait à Jian Qing ou qu’on faisait semblant de lui reconnaître se trouve, non pas dans le fait qu’elle fût réellement artiste, qu’elle eût suivi une formation à l’académie des arts dramatiques de Jinan Son plus grand mérite est d’avoir été choisie, envers et contre tous, pour épouse par Mao. Au Togo, l’homme qui, actuellement est à la tête du pays et porte tous les titres qu’on lui donne ne le doit qu’à sa filiation avec Gnassingbé Eyadema. Il ne doit donc sa position, ni à ses capacités propres à présider le pays, ni à ses compétences dans un domaine quelconque, ni aux diplômes universitaires qu’il aurait obtenus, ni surtout au suffrage de ses concitoyens. La différence c’est que la Chine ne prétendait pas être une démocratie où l’accession au pouvoir se fait grâce au suffrage universel. L’autre grande différence entre la Chine de Mao et le Togo des Gnassingbé, c’est que Jian Qing n’a pas pu arriver au bout de son ambition qui était visiblement de succéder à son mari, parce que le système la Chine communiste avait pu lui barrer la route. Or, pour assouvir cette ambition, Jian Qing n’avait pas hésité à envoyer en prison, à la tortue, aux camps de travail tous ceux qui paraissaient constituer des obstacles sur son chemin. Au Togo, nous avons non seulement un pouvoir basé en fait sur la force transmise de père à fils, mais aussi un système qui, pour la communauté internationale joue à prendre des dehors, un masque de démocratie. C’est aussi ce qui rend la négociation de sens difficile, presque impossible. Les tenants du régime, l’opposition et la communauté internationale parleront tous, chacun de son côté d’élections législatives transparentes, consensuelles et crédibles. Mais chacun aura de ces notions un sens différent. On comprend donc aussi pourquoi, il ne suffit pas de nommer les choses pour qu’elles soient et surtout qu’elles soient les mêmes réalités pour tous. Il y aurait donc malentendu. Simplement malentendu?
Définissant cette notion, Martina Drescher écrit : « Selon le philosophe allemand Friedrich Schleiermacher, le malentendu naîtrait d’une perspective égocentrique où l’individu resterait prisonnier de sa propre subjectivité. L’homme aurait une préférence partiale pour ce qui est familier à son propre cercle d’idées et éprouverait une répulsion pour tout ce qui se situe en dehors de celui-ci ( eine einseitige Vorliebe fuer das, was dem einzelnen Ideenkreis nahe liegt, und das Abstossen fuer dessen, was ausser denselben liegt °
Objectivement, on pourrait dire qu’il est normal que dans un débat, surtout en situation conflictuelle, chacun ait son sens des termes utilisés, en fonction de ses motivations, de ses propres attentes et perspectives. Mais, le problème au Togo, c’est que le même, toujours le même interlocuteur, triomphant quoi que l’on dise, quoi que l’on fasse, arrive, en fin de compte à imposer le sens qui est le sien. Que l’on laisse le boulevard large au pouvoir, comme dit Agboyibo, en boycottant les élections ou que l’on s’y bouscule en sachant bien que le pouvoir a déjà tout verrouillé pour que jamais l’opposition ne passe, mis en place tout son appareil pour passer lui-même en nous écrasant si nécessaire, d’une manière ou d’une autre, le résultat n’est-il pas le même? Peut-être le boycott est-il une attitude qui nous évite au moins d’avoir été nous-mêmes complices des manœuvres du pouvoir qui nous aura eus encore une fois. Et personne ne se demande si le pouvoir n’est pas déjà en train de se préparer une voie bien libre en réduisant ses opposants au silence du cachot, littéralement, à propos de tout et de rien. Les incendies des marchés de Kara et de Lomé ne constituent-ils pas un prétexte suffisant à cette fin? Après chaque élection ou prétendue telle, le camp du pouvoir a toujours déclaré qu’elle a été démocratique, transparente, crédible. Et on passe à la suivante. Ce n’est ni l’opposition togolaise, réduite alors à protester, en vain, à organiser marches, sit-in etc., ni la communauté internationale, celle qui félicite, celle qui prend bonne note, et celle qui condamne sans que cette condamnation ait quelque effet, qui changeront le sens décidé par le pouvoir en place. Chacun reste avec son sens, chacun prisonnier de sa propre partialité. Nos concitoyens qui reprochent aux leaders de l’opposition, du moins à certains d’entre eux en fonction de je ne sais quels critères d’être devenus des opposants professionnels doivent se demander si ces opposants ont vraiment le choix, face à un pouvoir qui lui-même ne peut sortir de son propre cercle d’idées, en des termes plus simples ne peut se concevoir que comme vainqueur des élections toujours déclarées démocratiques, transparentes, toute la rhétorique connue.
Il est vrai que chez certains opposants, le sens évolue, quand ils se muent eux-mêmes en partisans du régime, ministres en exercice ou potentiels, sans-propos ( je parle en verlan) et autres quantités négligeables, c’est-à-dire professionnels du barrissement, de l’aboiement, du bêlement…tous suscités pour émettre du bruit…Ce n’est pas que le bruit soit inutile. Tout comme les cris d’animaux ont leur sens, ceux émis par les hommes en ont aussi. Ils ont, intentionnellement pour fonction de brouiller le sens des messages des adversaires supposés.
Le sens évolue également de la part d’une certaine communauté internationale, non seulement celle qui félicite tout de suite après les élections, mais aussi celle qui commence à prendre bonne note ou même qui condamne d’abord. C’est en fonction des circonstances qui peuvent changer et surtout des propres intérêts de la communauté internationale, le plus souvent.
Évidemment, lorsque le message, ou le faux message est volontairement brouillé par le locuteur pour induire son interlocuteur en erreur et qu’il réussit dans son entreprise, il y a naturellement chez lui une jouissance, une jubilation même du fait que l’autre se sent penaud, idiot. « Je t’ai eu,! » dit triomphalement l’émetteur de message volontairement brouillé.
Nous nous livrions, quand nous étions petits à un jeu qui consistait à prononcer des phrases sur un débit très rapide et de la manière la plus confuse possible. L’une de ces phrases, prononcée distinctement, devrait être : Wo le sa sikaku le Aplaoua? ( vend-on des des lingots d’or à Aflao? ). Mais le locuteur faisait, par exemple, entendre quelque chose comme « osskaklplaoua? Ainsi, la formule volontairement mal prononcée, mésentendue par l’interlocuteur obligeait celui-ci à solliciter ce qu’en jargon des sciences du langage on appelle réparation. Mais le locuteur qui voudrait faire la démonstration du manque de vigilance, de présence d’esprit de l’autre émettait, adoptant la mimique moqueuse et supérieure de celui qui a eu l’autre, ce son « kpen! » Il s’agissait donc d’avoir l’esprit suffisamment éveillé pour prononcer ce « kpen! » moqueur le premier et montrer ainsi que l’on déjouait le piège, la malice. Bien que ce jeu fût innocent, celui qui en était victime ne se sentait pas moins humilié, traité d’idiot.
Et nous, je veux dire notre opposition, combien de fois avons-nous été victimes de ce jeu de la brouille volontaire du sens des mots?
Un exemple de malentendu volontaire, historique, donc classique a été celui qui a présidé aux fameux traités de protectorat d’où sont nées plusieurs colonies. Que l’on me comprenne bien : j’y fais allusion non pas pour régler un quelconque compte avec le passé, mais au contraire, en vue d’éclairer certains débats actuels et ouvrir le champ de la réflexion sur les conduites possibles à tenir dans des cas similaires à l’avenir. Concernant par exemple le traité de protectorat qui a donné naissance à notre pays, le Togo, j’ai personnellement eu l’occasion d’en discuter avec un descendant du Chef Mlapa de Togoville, qui l’aurait signé avec l’explorateur allemand Gustav Nachtigal. Cet homme, gendarme de son état, m’a affirmé que jamais son aïeul n’avait signé un tel traité. Mais, tout compte fait, le 5 juillet 1884, les Allemands avaient en main un traité signé. Qu’importait si ce fût le chef Mlapa qui l’avait lui-même signé ou son porte-canne comme d’autres versions de l’histoire le déclarent? Tout compte fait, à partir de ce traité signé par un porte-canne du chef ou le chef lui-même ( qui détenait, dit-on, un pouvoir plus religieux que politique ) qui régnait sur un petit village, les conquérants allemands pouvaient décider du sens et de la légitimité de ce traité pour se rendre maîtres d’un territoire taillé entre la Gold Coast britannique et le Dahomey français, d’une manière pas toujours pacifique. Un Allemand m’a demandé en 1998 comment cela s’est passé. Je le lui ai raconté. Gêne? Gravité? Amusement? Humour forcé? J’ai juste remarqué qu’il souriait ou s’efforçait de sourire quand il s’est exclamé : « Raffinesse! » ( raffinement, subtilité !). Cette subtilité ferait donc défaut à ceux qui en ont été victimes? Ou est-ce simplement parce qu’ils n’ont pas les arguments, les armes en particulier, pour faire valoir leur propre sens de la subtilité? Dans tous les cas, avons-nous à faire au malentendu, à la supercherie, à la mauvaise foi ou à la subtilité?
S’il y a une jouissance à imposer son sens de la subtilité ou autre notion à l’autre, à avoir l’autre et surtout à l’avoir plusieurs fois sans qu’il puisse jamais vous échapper, il est naturel que l’amertume de la victime elle aussi grandisse, à mesure qu’augmente le nombre de fois qu’elle est ainsi humiliée.
La communauté internationale dont je ne veux pas ici douter de la bonne foi quand elle nous invite à des élections législatives transparentes, consensuelles et crédibles, doit d’abord se demander si les conditions de telles élections sont réunies, en particulier concernant le sens des termes, pour ne pas aboutir comme les autres fois au malentendu intentionnel, à l’exploitation de ces termes selon le seul sens du régime, par le régime.
Sénouvo Agbota ZINSOU