À part le détail, dites-moi maintenant que le père est différent du fils. Je ne vous répondrai que…
La nuit (confère mon article du 6 janvier dernier, Restitue 3), est liée au cauchemar et aux carcans. Ces deux ordres de choses conduisent au vertige. Je conviens qu’il ne faut pas en rester là, qu’il faut savoir en sortir. Mais, il me semble impossible de sortir du cauchemar si on n’éprouve pas d’abord le vertige, si, en se réveillant, on ne retrouve pas le film du cauchemar pour tenter de l’analyser lucidement.
Je ne suis, je l’avoue, pas de ceux qui peuvent béatement continuer à vivre avec leurs carcans et sans sortir de leur cauchemar.
« Ce qui passe pour optimisme est souvent l’effet d’une erreur intellectuelle »
La plupart des acteurs politiques togolais, peut-être pour justifier leur existence, peut-être pour d’autres raisons, ne parlent que de leur volonté de libérer le pays. Je veux bien les croire tous sincères et le fait qu’ils sont cinquante, cent, cinq cents, mille à avoir le même projet n’est pas ce qui pose problème. La notion même de libération peut avoir divers sens, se réaliser dans divers domaines selon les individus. Mais, si on leur disait, à ces leaders, à ces libérateurs potentiels, preuves à l’appui, qu’ils ont eux-mêmes des carcans qui pourraient entraver leurs actions, que répondraient-ils? Or ce genre d’interrogation me semble nécessaire pour savoir pourquoi la libération, dans quelques domaines que ce soit, n’arrive pas, du moins pas aussi vite que nous le souhaitons tous.
Or, les carcans, en même temps cancans qui entravent, abasourdissent l’esprit, l’abrutissent et l’empêchent d’observer lucidement les situations, résonnent subtilement dans notre pays. Il y a d’abord, et avant tout ceux qui veulent nous faire croire que le fils Gnassingbé est différent du père. Ce n’est pas sur le plan physique qu’il faut chercher la ressemblance ou la différence entre les deux hommes, qui ne peuvent être aimés ou détestés, en tant qu’entités politiques pour leurs beaux ou vilains yeux, mais du point de vue de leur vision du pouvoir: sur ce plan ( la question étant complexe, le jugement doit être nuancé, j’en conviens), ce que je retiens particulièrement est leur esprit qui peut être étroit ou ouvert. Le père avait évolué dans un système organique formé de plusieurs réseaux imbriqués d’intérêts, intérieurs et extérieurs, système qui avait favorisé son accession au pouvoir et son maintien, sans élections, donc sans le consentement du peuple. Les questions sur lesquelles j’invite nos concitoyens à réfléchir ne sont pas de savoir si le fils a hérité ou non du système (cela est évident pour tous), ni de savoir, si ce système a changé, mais si une certaine ouverture d’esprit a permis au fils de le considérer autrement et de le gérer différemment. Lorsque l’on me dit qu’il y a eu des réformes (hormis bien sûr la Réforme essentielle qui ouvrirait la voie au changement), que les gens s’expriment plus librement( cette opinion reste à confirmer), qu’il y a une assemblée nationale( avec quels pouvoirs réels?), qu’il y a des élections( qui d’autre peut les gagner à part celui qu’on connaît?), je réponds que d’abord le contexte international, particulièrement sous-régional est tel que le système Gnassingbé a dû accepter ces « avancées-là ». Sinon il se condamnerait lui-même au ban des nations ou générerait une implosion qui forcément l’emporterait. Si je peux me hasarder à faire un commentaire personnel sur le caractère des deux hommes, je dirai que, ce que je remarque, c’est leur entêtement, leur recours sans scrupule à la fourberie, leur propension morbide à regimber contre la voix du peuple et la loi, dès que les circonstances le leur permettent, à se renier eux-mêmes, lorsque leurs propres paroles données et leurs actes posés risquent de les éloigner de l’objectif de la conservation du pouvoir : Eyadema n’avait-il pas, en 1992, promulgué la Constitution votée par référendum? Et son fils Gnassingbé n’avait-il pas pris des engagements contenus dans l’APG de 2006 qui n’ont jamais été réalisés alors que l’APG est maintenant déclaré caduc? N’avait-il pas promis, en 2009, de faire les réformes qu’on lui réclame aujourd’hui?
J’ai dit, dans Vertige 2, que le système, fort de ses adjuvants manifestes extérieurs et intérieurs, est toujours en quête d’adjuvants latents qu’il sait transformer en adjuvants manifestes, actifs, et il est toujours heureux de les trouver parmi ceux qui se présentaient jusque-là comme ses opposants. Ainsi, en 2006, tandis que Edem Kodjo, premier ministre attendait tranquillement à Lomé, que les autres « opposants » partis négocier et signer l’APG à Ouaga reviennent et le rejoignent simplement au gouvernement ( il l’a d’ailleurs dit alors que les négociations étaient en cours), ces derniers, Agboyibo, Gnininvi ( pour ne pas citer ceux qui, à l’affût, brûlaient des mêmes désirs qu’eux)…avaient plutôt préféré ( ils ne sont pas bêtes !), jouer leur propre carte. Cela, bien entendu, sans oublier leurs rivalités. C’est d’ailleurs sur ces rivalités qu’allait jouer Gnassingbé : les candidats adjuvants étaient au moins trois, la course étant lancée, c’était à qui arriverait le premier. « Le premier qui arrive au but est récompensé du poste de premier ministre », aurait pu dire le grand manipulateur.
Ma deuxième observation pour conclure sur ce point, m’est également inspirée par cette phrase de Raymond Aron : « Un but n’est jamais qu’une étape vers un objectif ultérieur ». Vous convenez avec moi que le but de l’APG, comme d’ailleurs de tous les accords entre le régime et ce qui porte le nom d’opposition au Togo, depuis l’époque d’Eyadema, n’est qu’une étape vers un objectif ultérieur, qui est, pour le régime, bien sûr,son maintien en place. La nouvelle institution chargée de la Réconciliation que Gnassingbé envisage de mettre en place, est-elle autre chose qu’une étape, à la suite de tous les discours, toutes les institutions ( confère « Gouvernement d’Union et de Réconciliation » ) depuis le coup d’État du 13 janvier 1963, l’objectif demeurant celui que nous connaissons ?
À part le détail, dites-moi maintenant que le père est différent du fils. Je ne vous répondrai que vous êtes dans une erreur intellectuelle ( si vous êtes toutefois de bonne foi), mais que, peut-être, vous avez besoin d’approfondir votre réflexion. Nous sommes tous là pour cela.
L’autre carcan-cancan, né surtout depuis la révolte du peuple burkinabé est que nous sommes au Togo, que nous avons une âme, des mœurs bien différentes de celles de nos voisins et frères, que nous devons trouver notre propre voie etc. Oui et non.
Les arguments en faveur du oui sont si évidents que je les évoquerai à peine : sous le joug colonial, la lutte du peuple togolais pour l’indépendance a été exemplaire ; en 1990, quand a éclaté la révolte de la jeunesse togolaise contre la dictature, les Burkinabé ne pensaient peut-être pas encore à remettre en cause le régime de Compaoré. Quant à l’âme de nos peuples, objectivement, je veux dire culturellement, je serai plus nuancé : à Ouaga et dans d’autres villes des environs, j’ai rencontré des hommes et des femmes qui, par le tissage qu’ils arborent, le tchakpalo ( tchakpa en pays moba ), les beignets de haricot qu’ils mangent, la manière corporelle de se saluer, les assises villageoises auxquelles j’ai eu l’occasion de participer pendant le Festival pour le Développement organisé par mon ami et confrère Prosper Kompaoré ( bien sûr que le détail m’échappait), ne sont pas très différents de ceux qu’on rencontre dans la Région des Savanes et même dans les Régions Centrale et de la Kéran du Togo. Dans tous les cas, je suis d’accord que l’histoire, la géographie et les habitudes ne sont pas les mêmes. Une petite dose de fierté nationale est chose positive, aussi bien aux Burkinabé, qu’aux Togolais, dans la mesure où elle crée l’espérance et incite à mieux faire. Il n’en faut, toutefois, pas trop, car le seuil de la contemplation de soi-même et de la dérive nationaliste est vite franchi dans nos sociétés. Une petite modestie est aussi nécessaire, car si nous avions les meilleures solutions pour tous nos problèmes, qu’étions-nous allés chercher à Ouaga toutes ces années-là? De même, les Burkinabé ne peuvent se targuer de résoudre tout seuls tous leurs problèmes sans regarder ailleurs, dans le voisinage, immédiat ou lointain, ce qui se fait de mieux dans les domaines concernés.
Les arguments en faveur du non sont que, le peuple burkinabé et le peuple togolais ont souffert tous les deux d’abord du système colonial, puis des régimes de dictature. Nul ne me dira que l’un prenait plaisir à se laisser dominer contre sa propre volonté et l‘autre pas. Nul ne me dira que l’un et l’autre, tôt ou tard, ne se révolterait contre ces deux formes de régime totalitaire et d’oppression. L’un peut l’avoir fait, d’une manière ou d’une autre, avant l’autre, mais ne sommes-nous pas dans des étapes d’un objectif des peuples africains qui doit forcément arriver, qu’on le veuille ou pas et qui est la maîtrise de leur propre destin ? Et si les Togolais peuvent être fiers d’avoir eu de grands hommes comme Sylvanus Olympio, les Burkinabé peuvent aussi l’être d’avoir donné au mouvement panafricain et à la lutte anti-impérialiste des hommes comme l’historien Joseph Ki-Zerbo (1922-2006), un homme politique et un des plus grands penseurs africains, compagnon de Cheikh Anta Diop, ou le visionnaire Thomas Sankara. Match nul donc si l’on veut déterminer lequel des deux peuples est bien placé pour servir de modèle à l’autre.
J’ai entendu Gilchrist Olympio, à Accra où il avait accompagné Gnassingbé, tenir un de ces discours faussement « nationalistes » dans lequel il nous invitait à ne pas regarder du côté de ce qui venait de se passer à Ouaga, discours de Gilchrist, mais certainement inventé pour freiner l’élan révolutionnaire de nos peuples. Bien sûr, qu’il s’est mis lui-même dans une position où il ne pouvait tenir que ce genre de discours. Il ne faut pas imiter les Burkinabé, d’accord, mais il faut faire mieux, pousser la révolution plus en avant que les Burkinabé, je veux dire avoir la maîtrise de ses contours plus que les Burkinabé, avec un cadre, une planification, un programme, un projet consensuel et par-dessus tout une conscience claire.
Le vertige, j’y reviens, est que dans l’état actuel des choses, nous ne pouvons-nous vanter d’avoir rien prévu de tout cela, avec notre opposition déchiquetée, et boitant visiblement.
Le pouvoir, ce me semble, tire plutôt son intérêt de l’existence d’une telle opposition qui lui sert d’écran protecteur contre le peuple mécontent.
Parmi ceux qui souhaitent le changement au Togo, non pas le changement pour le changement, mais le changement pour une société plus démocratique, assurant le bien-être de la population, certains, pris de vertige devant le spectacle désolant de nos leaders, se demandent que choisir, ou plutôt qui choisir, entre le voleur et le sorcier. Nous connaissons des politiciens, un peu sorciers, un peu voleurs, ayant été aux deux écoles, anciens élèves de la première, ayant suivi quelque temps de stage à la deuxième, peut-être les pires, qui s’apprêtent à bondir sur la proie et la dévorer dès que l’occasion le permettra.
Pour sortir de cette fumée vertigineuse, il nous faut des hommes, capables de chasser voleurs et sorciers du temple, comme le fit Jésus à son époque, revêtu d’une autorité incontestable, des hommes qu’on ne puisse soupçonner d’avoir une complicité quelconque, ni avec les sorciers, ni avec les voleurs. Et il y en a parmi les Togolais.
Si le système ne change pas, avec son objectif que nous connaissons tous, nous en subirons encore d’autres étapes, impuissants. Combien de Togolais sont prêts, par exemple à dire non à la nouvelle étape de la pérennisation du système ? Certains exigent que les politiciens actuellement « recrutés » ( je suis poli, alors je dis: qui siègent) au sein de l’assemblée nationale, de la CENI, des CELI…renoncent à leurs sièges, pour marquer le coup, comme acte patriotique et révolutionnaire qui déclenchera le mouvement que nous appelons de nos vœux. Je sais que cela est leur est pénible. « Mais ces longues années, cet écartèlement sur la roue des années, ce carcan qui étranglait toute action.
Cette longue nuit sans sommeil..», dit le Chaka de Senghor, de sa fiancée Nolivé dont il avait dû se séparer pour » l’amour de son peuple noir ». Se séparer d’un être qui nous est cher, même pour une cause, a quelque chose d’inhumain ou de surhumain, la frontière entre les deux étant parfois floue. Mais quand il s’agit, c’est le cas, d’une position sociale et d’argent, peut-être, n’est-ce pas trop exiger de ceux qui sont concernés. Cependant, que ceux qui s’apprêtent à aller à l’élection présidentielle dans les conditions telles qu’ils savent d’avance qu’ils vont la perdre, réfléchissent: le peuple leur pardonnera-t-il de considérer l’élection présidentielle comme leur affaire, à eux seuls, pire, leur métier : celui de candidat professionnel? Le peuple togolais existe-t-il seulement pour leur assurer une retraite dorée et paisible?
Ce qui m’inquiète vraiment, au stade où nous en sommes, ce n’est pas qu’il y ait des réformes ou pas, avant la date de l’élection, mais que le pouvoir concède des réformes de façade, selon la tactique de l’étape, qui lui permettent in fine d’avoir son élection, à lui, dans les formes qu’il souhaite, qu’il la gagne, comme toujours. Cela, arrangerait les leaders de l’opposition comme les tenants du pouvoir. Chacun pourrait alors « se donner bonne conscience au moyen d’une mauvaise conscience » et dire : « J’ai fait ce qui est possible, ce que l’on demandait ». Tout pourrait rentrer dans l’ordre, pense-t-on, peut-être, de part et d’autre, chacun dans son métier et à chaque ouvrier son juste salaire.
Mais je ne crois pas que ce soit dans cet esprit-là que le peuple exige les réformes.
(À suivre )
Sénouvo Agbota ZINSOU