S’il y a un sujet qui a transcendé le débat panafricain ces derniers mois, c’est bien celui de l’unité monétaire africaine et du franc CFA considéré comme un avatar de l’esclavage et de colonisation économique des régions qui l’utilisent. En sa qualité de président en exercice de l’UA, M. Idriss Deby Itno aurait pu adopter une ligne de défense courageuse qui lui aurait permis de retrouver une certaine aura dans l’opinion publique africaine et auprès de certains de ses sujets en butte à une crise financière qui leur semble plus une crise de gouvernance plutôt que de conjoncture générale. Mais il n’a pas osé.
Quand on veut être considéré comme un des grands fils d’Afrique, en les rejoignant au panthéon de l’Histoire, on force le destin. Sinon, on évite de jouer d’être grand !
Ci-dessous, en primeur, le discours attendu, mais dissuadé par les forces dominantes, que n’a pu prononcer le Président sortant de l’UA.
Mesdames et Messieurs les Chefs d’État et de Délégations ;
M. Mahamoud Abbas, Président de l’État de Palestine ;
Monsieur Antonio Guterres, Secrétaire Général des Nations Unies ;
Madame la Présidente de la Commission de l’Union Africaine ;
Distingués invités ;
Mesdames et Messieurs.
Je vous salue fraternellement.
Je viens ici exprimer les vues de mon peuple et de tous ceux en Afrique qui partagent nos lectures, mais qui n’ont pas de tribune pour parler ou s’abstiennent de parler parce qu’ils n’ont pas d’oreilles pour écouter leurs doléances.
Nous avions consacré l’année 2016 comme l’année des droits de l’Homme en Afrique, avec un accent particulier sur les droits des femmes. Le domaine d’application des droits humains étant très vaste, j’aborderai notre thème sous l’angle des rapports inéquitables entre l’Afrique et d’autres pays ou entités, pour la bonne raison que ces relations affectent négativement et effectivement des femmes et des hommes en Afrique.
Le monde, assailli par une tempête d’incertitudes, est balancé par des forces destructrices et spoliatrices, des crises socio-économiques, des flottements politiques, des tensions sécuritaires, des cyberguerres et le terrorisme. Les emprises vacillent; les positions dominantes se reforment ; des nouveaux centres de pouvoirs se distinguent.
Notre monde ne se dirige pas vers un renforcement équitable du système international, mais vers son enténèbrement par des logiques d’empires et des géostratégies obscures.
L’illisibilité et la confusion des desseins vampirisent notre planète qui irait mieux si la notion des intérêts des uns était dissociée des pertes subies par d’autres.
Lybie, Mali, Lac Tchad, Centrafrique, Sud-Soudan, la Corne de l’Afrique, la région des Grands Lacs et j’en passe, l’esprit qui sous-tend les entreprises de déstabilisation sur notre continent n’est pas porteur de modèles de progrès auxquels l’Afrique et sa jeunesse aspirent. C’est une vérité à dire.
La domination, le pillage, l’apprivoisement des esprits libres, l’enfermement par la colonisation mentale et intellectuelle, l’ombre tenace des puissances tutélaires épiant et nuisant, l’écoute et la surveillance malveillantes des élites africaines sont les résultats des activités conscientes des entités qui veulent avoir tout et régner sur tout. Les problèmes naissent et demeurent parce que les intérêts des autres prédominent et continuent là où commencent nos droits élémentaires.
L’émergence de l’Afrique n’est pas compatible avec des géostratégies ayant pour base des principes fluctuants, des calculs égoïstes, des ingérences néfastes et une domination financière déséquilibrante. Il faut dire cette vérité.
Mesdames et messieurs,
Nous avons le devoir de mettre l’Afrique à l’abri des schémas inéquitables qui ne proposent que le sous-développement, le sous-équipement, le paupérisme, la division, le sang, les larmes, la terreur, la sueur froide et quelques miettes tombant de la table des voraces, nullement mus par la générosité, mais par des calculs mesquins.
Il est temps de réviser les règles qui lient les intérêts financiers et matériels des dominants aux nôtres par une proportionnalité qui nous cause systématiquement des préjudices. Être courageux, dire résolument les choses et nous tenir courageusement aux cotés de l’Afrique et des nôtres sont les seules options qui nous restent.
Mesdames et messieurs,
Nos défis concernent aussi le commerce. Sous le rapport de l’expression de la volonté égalitaire, les échanges entre les pays devraient être un faisceau d’intérêts concordants équitablement répartis. Ce n’est pas ce que nous constatons.
Le continent africain ne peut pas continuer à être la caisse de résonnance de l’avidité énergétique et de la braderie des matières premières. Ce que les autres veulent chez nous, ils l’obtiennent. Ce que nous voulons chez nous, nous ne l’obtenons pas. Dites-moi pourquoi ?
Au nom de quel droit, de quelle justice, de quelle vérité et de quelle morale nous exploitons et vendons à perte nos propres ressources ? Pourquoi l’Afrique doit continuer à rendre hommage à ceux qui l’épuisent ?
Nous ne devons pas faiblir face aux cercles d’intérêts qui promeuvent et appliquent des réflexions faites ailleurs, par des gens d’ailleurs et pour les intérêts des personnes vivant, avant tout, hors du continent.
Nous devons être lucides et responsables sur la question des ressources naturelles, énergétiques et les considérer comme des intérêts vitaux du continent, obligeant l’Afrique à repousser toute atteinte, braderie ou convoitise. L’Afrique doit triompher d’elle-même pour transcender sa condition de fournisseuse à perte de matières premières.
Chers collègues,
Le destin a fait de nous des élus et des élites de nos peuples ; le même destin nous fait ressentir les humiliations et les faits de dominations que nos peuples subissent. Un Africain qui perd, ce n’est pas l’Afrique qui gagne ; un Africain qui tombe, ce n’est pas l’Afrique qui se relève ; un pays africain déstabilisé, ce n’est pas l’Afrique qui se stabilise.
Notre devoir ne consiste pas à faire en sorte que nos peuples ressentent moins les effets de la domination. Notre devoir est de sortir nos peuples de la domination !
Je vous demande donc, avec constance, que nous fassions de ce sommet un instant décisif des choix clairs et des actions concrètes qui régleront les questions des échanges commerciaux, des matières premières, de la souveraineté, des dettes aux taux usuriers et des monnaies qui agissent comme un trou noir. La monnaie, voilà un sujet crucial qui alimente la chronique et le débat sur le continent ces derniers mois sans que nous puissions y bouger d’un iota.
À l’occasion du 55e anniversaire de l’indépendance de mon pays, le 11 août 2015, j’exprimai la conviction que le franc CFA, que nous partageons avec quelques pays frères, ne sert pas les intérêts de nos peuples et est une entorse à notre réelle indépendance. J’invitais, au passage, la France, qui en reste le parrain tutélaire, à en discuter avec nous, dans nos intérêts bien compris de part et d’autre.
Il est, en effet, temps de remettre sérieusement sur la table la question de nos monnaies. Les trous noirs ne sont pas uniquement des phénomènes d’une réalité spatiale lointaine. Ils sont aussi observables sur terre et particulièrement actifs dans le domaine des échanges économiques et des monnaies comme le franc CFA.
Mon souhait est que nous fassions de ce sommet un instant décisif des choix clairs et des actions concrètes qui régleront la question de nos monnaies, – outils en soit de notre quête de progrès, d’indépendance et d’épanouissement pour nos peuples. Des choix, faut-il souligner, qui consolideront la sécurité et la stabilité économique de l’Afrique, et la placeront sur la voie la plus résolue menant au développement de notre continent sur tous les plans.
Aussi serait-il éminemment irresponsable de notre part, nous, fils d’Afrique, investis du pouvoir par nos peuples pour œuvrer au changement de leurs conditions, de ne rien faire. Il urge, en effet, de passer des discours aux actes !
Dans ce sens, j’instruirai notre gouvernement à engager mon pays dans un processus de réflexion et de concertation, national, sous-régional et régional, sur la nécessité de redéfinir les contours du franc CFA que nous partageons avec les autres pays frères. Ceci, afin que cette monnaie serve réellement les intérêts de nos peuples, soit un accélérateur équitable, juste et efficient des performances de nos économies et de notre croissance commune.
Nous pourrions prolonger un tel processus par la convocation d’un sommet extraordinaire de l’Union africaine (UA) sur la question de l’intégration monétaire pour faire, dans un très proche avenir, de notre vaste continent un grand marché commun dans l’intérêt inclusif de nos peuples qui attendent beaucoup des retombées équitables et des fruits de notre juste croissance pour pouvoir, enfin, s’épanouir dignement.
Une telle dynamique d’ensemble permettra, du coup, de régler les emprises extracontinentales sur des sous-régions spoliées de leurs ressources par le biais d’une monnaie obsolète dans son essence. Nous sommes forts au dehors, soyons forts en dedans; n’ayons pas peur pour que nos peuples n’aient plus peur. Tout se sait et finit par se savoir : nous ne bougeons pas assez pour rendre à l’Afrique sa souveraineté économique et monétaire. Gagnons avec l’Afrique en affrontant ensemble nos adversaires sinon nous affronterons individuellement nos peuples chacun dans sa cour et c’est pour perdre.
La parole est libérée, que l’Afrique la prenne !
Au sortir de cette rencontre, ce qui empêchera nos peuples de désespérer sera notre courage à prendre des décisions fortes, concrètes et immédiates.
Afrique, va aux actes ! Afrique, pose des actes ! Car sans actes, l’œuvre visionnaire des pères fondateurs du panafricanisme resterait inachevée. Nous aurons alors, une fois de plus, et pour paraphraser un cinéaste bien connu de chez moi, « péché dans la transmission de pères à fils ».
Je voudrais clore mon discours en rappelant que ceux qui bâtiront l’Afrique émergente ne sont pas ceux qui nous dictent leurs lois, nous surveillent, rodent derrière nos cases, trompent, jugent et nous endettent. L’histoire de l’émergence de notre continent nous appartient. Écrivons ensemble une nouvelle histoire et honorons nos très courageux ancêtres que je salue ici avec fierté, moi, homme comme vous et fils d’Afrique.
Mettons ensemble nos courages individuels si petits soient-ils et nous verrons qu’ils deviendront grands, assez grands pour réaliser les rêves d’avenir et de gloire de l’Afrique.
Retrouvons le sens perdu de l’africanité ! Reconstruisons ce qui a été détruit dans l’esprit, le cœur et l’âme de l’Afrique ! Exigeons que le laboratoire de l’Afrique soit en Afrique, tenu par les Africains et pour les Africains !
Disons nous aussi « Africa first », nous n’en mourrons pas.
Berceau des rythmes qui portent le monde, l’Afrique qui « crie n’est pas un ours qui danse ! », pourrais-je encore paraphraser mon compatriote de cinéaste. Cette Afrique-là, pourtant bénie de ressources, n’est pas une terre enchantée et nous avons l’ultime devoir de lui rendre un bonheur de vivre et de lui faire pousser plutôt des cris de joie, du Cap à Tripoli et de Dakar à Djibouti !
Debout l’Afrique,
Vive les peuples d’Afrique,
Vive les filles et les fils courageux d’Afrique,
Vive le pays de Toumai, berceau de l’humanité,
Vive l’Union africaine,
Je vous remercie !
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