Tant pis si ce Dialogue-là ne donne rien, on en commandera un autre…
Je ne dis rien de neuf. Je ne fais que répéter ce que les villageois pensent, ce que le Fou proclame sur la place du village et qui est devenu un aphorisme, un des principes de base de la politique togolaise des Gnassingbé, une de leurs tactiques préférées si on veut. „ Si on dit que cette tortue est capable de guérir les maladies…de procurer bonheur, richesse, tout le monde va défiler…“
Que nous, Togolais, aimons les défilés ou non, là n’est pas la question, je ne peux ni le confirmer, ni l’infirmer, même si je sais que certains d’entre nous ont pour règle de ne pas être privés des avantages dont tout le monde peut bénéficier ( si les gens vont quelque part en masse, n’est-ce pas forcément parce qu’au bout de la course il doit y avoir un gain ?). Le problème c’est que nous sommes malades, ou nous nous croyons malades et que…si quelque part un remède magique nous est proposé, à grand renfort de publicité, avec tout le tapage médiatique imaginable, nous sommes prêts à y courir. Mais, malades de quoi ?
Malades de ne pas jouer le rôle social ou politique pour lequel nous nous croyons prédestinés (ambition légitime et noble, bien entendu) ou simplement que détient, dont jouit notre voisin, notre prochain…Pourquoi lui et pas moi ? Malades de ne pas posséder une partie de la richesse à laquelle nous sommes convaincus d’avoir droit. Malades de ne pas être ceci ou cela, ici ou là, parfois même ici et là en même temps, convaincus d’avoir le don d’ubiquité. Et l’Homme qui croit posséder la Tortue sait tout cela, lui qui en matière de défilés, (pas seulement ceux des festivités officielles qui ne sont pas « sans viande »), en a vu de toutes les couleurs devant lui, dans les positions assise, debout, couchée, rampante…,non pas une fois, non pas deux ou trois fois dans l’année, mais, sans exagérer presque tous les jours, ou au moins une ou deux fois par semaine, je n’ai pas la fréquence exacte. Il connaît donc notre psychologie depuis plus de cinquante ans que son système est en place et il sait en jouer. Il ne lui reste donc plus qu’à dire, à chaque fois qu’il en a besoin pour résoudre un problème, en réalité à chaque fois qu’il se sent menacé dans sa main mise sur le pouvoir: « Défilé ! » et le défilé se met en branle. Qu’il dise « défilé pour le dialogue » et l’on se bouscule à qui mieux mieux pour être dans le cortège bigarré du Dialogue( remarquez la majuscule, s’il vous plaît).
Tant pis si ce Dialogue-là ne donne rien, on en commandera un autre, ce n’est pas Dialogue qui manque dans ce Togo et les vendeurs de Dialogue sont légion. Qu’il dise APG et tous s’y précipitent en sorte que celui qui n’y aurait pas sa place, celui à qui APG ne sourirait pas largement, qui donc lui-même ne pourrait pas sourire, se sentirait naturellement frustré. Qu’il dise Commission Vérité-Justice-Réconciliation (CVJR) et les uns et les autres, croyants ou non-croyants, mais pour la circonstance, tous subitement convertis aux vertus de ces notions se rendront au CVJR, à la nouvelle religion donc, chantant et dansant, en file bien disciplinée pour prendre la communion. Qu’il dise CENI , CELI, Assemblée Nationale, Cadre de Dialogue, ancien, nouveau…, encore Dialogue ( je vous ai dit que celui-là répond toujours quand on l’invite ), qui ne se sentirait pas malade de ne pas être du nombre des élus, pour que la « viande », même sous forme de miettes, lui tombe dans la gueule?
Du calme ! Il y a encore de la viande pour les sénateurs, pour les maires, pour les conseillers…Patientez un peu !
Qu’il y ait dix, vingt, cent, cinq cents défilés de ce genre, en rangs distincts quand on vous l’ordonne, ça ne gêne personne ! Toi qui hésites encore, intellectuel, paysan, chef traditionnel, prophète de tout acabit, prêtre ou moine de tout habit, politicien haut en couleur …, viens. Venez tous et défilez !
Quoi, il y a un hurluberlu qui se promène partout, qui ne sait pas exactement à quel rang il appartient, qui cherche son rang ? Il y a envie, jalousie, bousculades, bagarres, tumultes pour être du meilleur rang, à la meilleure place ? Mais, c’est ce que veut l’Homme à la Tortue, enfin, l’homme qui croit détenir le secret de la Tortue qui chante, des promesses de lendemains qui chantent…
L’essentiel, pour lui, c’est que ce soit lui qui prenne l’initiative des défilés, qui ordonne : défilez !
Dans l’une des mises en scène de La Tortue qui chante, j’ai demandé aux comédiens jouant la foule de crier, tous, dans une cacophonie organisée (là, sur scène, on est conscient de s’amuser à la différence de la réalité) dans le défilé pour bénéficier des bienfaits de la Tortue : « Nam ! Nam ! Nam ! » ( Donne-moi ! Donne-moi ! Donne-moi !) avec le geste approprié des mains, la bouche ouverte, la langue tirée, le regard avide.
Bon. La nouvelle ? Moi aussi, comme le Fou, j’ai dit « les choses en bref, car je suis pressé…et chacun de vous, ainsi que moi, a envie que cette histoire de tortue » , pardon d’illusions dont on berce les « villageois » se termine le plus rapidement possible.
Mais, pressé pour quelle raison ? Pressé qu’une fois, l’initiative du défilé ne vienne pas du même et surtout ne soit pas récupérée par lui ou par l’un quelconque des anciens défilants à l’affût.
Sénouvo Agbota ZINSOU