Les meilleurs commentateurs y ont tout de suite décelé une imitation du modèle littéraire de Lysistrata, pièce du dramaturge grec Aristophane ( 411 av. J. C. ) et n’ont pas manqué de citer l’exemple, très proche dans le temps des femmes libériennes qui avaient adopté la même attitude pour protester contre la guerre. La pièce d’Aristophane étant avant tout une comédie, même si on lui reconnaît la profondeur d’une vérité humaine, certains observateurs, à dessein peut-être, ne se sont pas privés de faire une lecture sarcastique de l’initiative d’Isabelle Améganvi. Le lien entre le modèle littéraire de la Grèce antique, dans lequel Lysistrata réussit à convaincre les femmes athéniennes et ses amies de la cité ennemie de refuser toute relation sexuelle, chacune avec son mari, tant qu’il ne sera pas mis fin à la guerre, la décision des femmes libériennes et l’appel d’Isabelle Améganvi, c’est que le corps de la femme est devenu un moyen d’exprimer le refus d’une situation. Je ne suis pas en train de défendre une forme de langage ( surtout pas contre une autre ) et je ne me livre pas non plus à une anthropologie prétendument savante. Mais nul ne refusera d’admettre que le corps, que chaque élément du corps possède un langage qui lui est propre et que ce langage peut être utilisé avec autant de valeur que le langage verbal. Que l’on use de discours bien structuré oral ou écrit, de slogans, de chants, de peinture, de mime, de sculpture etc. ou de langage corporel, la question est seulement de savoir quel en est le sens et aussi quelle en est la pertinence. Qu’on n’oublie pas que philosophes de l’antiquité grecque, prophètes de l’ancien ou du nouveau testament, chefs religieux ou politiques qui, dans certaines circonstances déchirent leurs vêtements en public, ceux qui se couvrent de cendre, ceux qui volontairement se revêtent de peaux de bêtes, des personnages bibliques qui sont des gens très sérieux, parfois tragiques comme Job se sont servis de leur corps pour parler de leur état d’âme (colère, indignation), de leur tragédie, de leur vision… à leurs contemporains. Ces personnes, parfois des sages, agissent ainsi pour marquer leur condamnation de ce qui les oppresse, les horrifie, mais aussi leur détermination à mettre fin à cela. Des poètes et artistes de tous les temps, sans être toujours forcément des marginaux utilisent aussi le langage corporel (nudité, peinture corporelle, poses et attitudes provocantes, vêtements extravagants… ) pour dire leur ras-le-bol face à une situation inacceptable.
Dans le cas de l’appel fait aux femmes togolaises, faire de la féminité, donc de la disposition naturelle à la procréation, une expression de refus d’une situation révoltante, de protestation contre un régime qui tue nos enfants, qui ne leur garantit aucun avenir, un régime foncièrement opposé à l’avenir de la nation , tout cela n’est que bien choisi, à mon humble avis.
Le corps de la femme en général, celui de la femme en devenir, la jeune fille, dans un certain nombre de cérémonies appartenant aux rites prénuptiaux, parfois nu sauf le cache-sexe, les perles et autres parures, comme dans le rite Adifo des Adangbé ou le rite Krougnima des Bassar, n’est pas exposé à des fins érotiques ou de spectacle de rue ( surtout pas pour faire exotique ) mais pour des raisons de signification sérieuse.
Et, lorsque des femmes, surtout des femmes d’âge mûr, se mettent en tenue d’Adifo ou de Krougnima, ou même complètement nues pour protester contre un comportement, une situation, c’est d’abord une imprécation, une malédiction proférée à l’encontre de la personne ou du groupe de personnes, auteur ou à l’origine de ce comportement, de cette situation. Lorsqu’elles se montrent dans toute leur féminité, c’est pour rappeler qu’elles, les mères de tous les enfants de la nation, les mères de l’avenir exigent que cette situation change. Et elle doit changer. La pire des abominations pour un homme, n’est-ce pas de voir, par sa propre faute, la nudité de sa propre mère? On dit en mina E da! Traduisez, si vous voulez par : il a rompu l’équilibre, il a manqué à la loi de la nature, il s’est mis en marge du destin. C’est ce que nos femmes ont voulu exprimer au groupe d’hommes au pouvoir. Beaucoup plus qu’au modèle littéraire de l’Athénienne Lysistrata, c’est au souvenir bien réaliste de toutes les femmes togolaises, parmi lesquelles des héroïnes et même des meneuses d’hommes, qui avaient joué un rôle primordial dans la lutte pour l’indépendance que le CST, par la voix d’Isabelle Améganvi se réfère : leurs grèves menées avec détermination contre certaines mesures de l’administration coloniale, leurs contributions financières, leurs participations massives et actives aux meetings…
Bien entendu, il n’est pas question ici d’attribuer des effets magiques au défilé des femmes nues dans la rue. Cependant, le corps, vous diront les spécialistes de l’expression, est plus subversif que la parole. C’est ce qu’ont compris nos femmes. Et, c’est, peut-être, redoutant cette force subversive, que certains tentent de les dissuader, de les couvrir de sarcasme, de paraître amusés par leur manifestation.
Pour finir, je dirai que toute citoyenne, tout citoyen, dans le cadre de la désobéissance civile lancée par le CST que nous prenons très au sérieux, peut, doit utiliser tout moyen d’expression à sa disposition pour mettre fin au système qui a rompu l’équilibre national dans notre pays en bafouant sa loi fondamentale. Dans cette volonté d’en finir avec la bande de hors-la-loi qui nous prend en otages plutôt que de nous gouverner, que personne ne nous intimide par un sarcasme malveillant, peut-être utilisé par des gens en service commandé. Que personne ne nous distraie du but visé et ne limitons pas nous-mêmes nos propres capacités d’imagination…Tous les langages doivent être utilisés : articles, caricatures, chansons satiriques dans le style des Pussy Riot de Russie (vraie émeute de chattes contre un dictateur nommé Poutine), dessins humoristiques, tchitchavi (marionnettes), masques, sketches sarcastiques à l’égard des détenteurs illégitimes du pouvoir. Il s’agit de harceler de tous les côtés, par tous moyens d’expression, ceux qui croient détenir le monopole des moyens de nous poursuivre, de nous traquer, matraquer, gazer, malmener, oppresser, tuer…
Sénouvo Agbota ZINSOU