Des avenues à son nom, des statues à sa gloire… Le roi des Belges mort en 1909 continue d’être honoré en Europe. Pas une goutte de sang sur les mains, peut-être, mais l’homme qui s’appropria le Congo pour le saigner à blanc a quelque 10 millions de morts sur la conscience.
Imagine-t-on, quelque part dans le monde, une rue Pol-Pot, une avenue Augusto-Pinochet, une place Idi-Amin-Dada ? Pourtant, parmi les autocrates aux mains tachées de sang, il en est un qui échappe à la règle et continue de déshonorer de son nom les avenues et boulevards de France – et surtout de Belgique. Ainsi, dans l’Hexagone, le 16e arrondissement de Paris comme la commune de Villefranche-sur-Mer abritent-ils chacun une avenue Léopold-II. Et dans le pays dont il fut le deuxième roi, de 1865 à 1909, le nombre de rues et de statues célébrant sans détour le monarque sont légion.
Indigné par l’ignorance générale qui continue d’entourer les exactions commises au Congo sous son règne, l’auteur et éditeur Marc Wiltz s’emporte. « Peut-on accepter de nos jours de telles complaisances ? s’interroge-t-il dans son nouveau livre, Il pleut des mains sur le Congo. Il faut le faire savoir en expliquant ses actes en détail. Les libérateurs qui se sont soulevés un peu partout contre l’oppression l’ont fait pour moins que ça. Les bonnes consciences ont exigé des sanctions lourdes contre des fauteurs de troubles insignifiants en comparaison. Les prisons ont accueilli des criminels politiques ou des tyrans moins endurcis. Au panthéon des malfaisants, il revient une place de choix à Léopold. Qu’on se le dise. »
Une place de choix ? C’est en effet le moins que l’on puisse dire ! « On parle aujourd’hui de dix millions de morts et disparus entre 1885 et 1908, soit le tiers de la population concernée, écrit Wiltz. Sans compter les mutilés, impossibles à dénombrer. Dix millions, victimes de la cupidité d’un seul. A-t-on déjà vu cela dans notre époque « moderne » où pourtant les exemples ne manquent pas ? »
L’obsession de la possession
L’histoire romantique et occidentale des explorateurs Henry Morton Stanley et David Livingstone est connue. Ce qui l’est moins, c’est comment l’obstiné roi des Belges, obsédé par l’idée de posséder une colonie, parvient à convaincre Stanley de travailler secrètement pour lui au Congo. Avec une certaine brutalité, l’explorateur s’y fait colon, s’appropriant des terres aux dépens des chefs locaux, défrichant, bâtissant, éliminant toute résistance, par la force s’il le faut. Diplomate habile, Léopold II obtient en février 1885 un territoire de deux millions et demi de kilomètres carrés – 80 fois la taille de la Belgique ! Sans jamais y mettre les pieds, le monarque va le faire exploiter sans répit. Le saigner à blanc. Pour l’ivoire d’abord, pour le caoutchouc ensuite, à la sueur du front des autres et jusqu’au prix de leur vie. Et ce dès le début du règne belge sur le pays.
Aucune repentance n’a été prononcée. Les comptes n’ont pas été rendus
Méticuleux dans sa dénonciation, Marc Wiltz exhume la lettre ouverte écrite à Léopold II par le révérend et historien américain George Washington Williams en 1890. En mission au Congo l’année précédente, il était en quête d’une terre promise pour ses compatriotes victimes de la ségrégation et de l’esclavage aux États-Unis. En réalité, il a découvert un enfer qu’il décrit avec application, en douze points.
Déjà, en cette fin de XIXe siècle, Williams s’élève contre l’esclavagisme, les viols, la maltraitance des prisonniers, l’injustice des tribunaux, le non-respect des traités internationaux, etc. « Le premier, George Washington Williams dénonce ainsi sans outrance mais de façon méthodique le caractère inadmissible de cette gestion d’un territoire colonial, écrit Wiltz. Il sera suivi de beaucoup d’autres. Il sera écouté, mais pas vraiment entendu. Aucun tribunal, belge ou international, n’a jamais eu à juger de ce fait historique. Aucune repentance n’a été prononcée. Les comptes n’ont pas été rendus. »
Le révérend, pourtant, n’est pas le seul à avoir élevé la voix contre un crime de masse commis par simple appât du gain. Après lui vient l’Irlandais Roger Casement, dont le rapport dénonce crûment les mutilations imposées par les fonctionnaires blancs aux travailleurs noirs. La mode est aux colliers d’oreilles, mais on tranche aussi les mains et les organes génitaux sur le domaine privé de son altesse sérénissime… Bientôt, Casement sera suivi par l’écrivain britannique d’origine polonaise Joseph Conrad, qui épingle avec un talent époustouflant toute « l’horreur » de l’exploitation du Congo dans son fameux Au cœur des ténèbres.
S’impose ensuite l’incorruptible journaliste franco-britannique Edmund Dene Morel, qui créera la Congo Reform Association dans le but d’informer le monde d’une situation que la forte demande de caoutchouc contribue à sévèrement aggraver. Cette association recevra le soutien de très grands noms des lettres : celui de Joseph Conrad, bien sûr, mais aussi celui de l’Américain Mark Twain, qui dénoncera la folie prédatrice du roi dans Le Soliloque du roi Léopold, ou encore celui du père de Sherlock Holmes, sir Arthur Conan Doyle.
Le plus grand crime jamais répertorié dans les annales de l’humanité
Peu avant la mort de Léopold II en 1909, qui a fini par céder son Congo à la Belgique, l’écrivain publie en effet Le Crime du Congo belge. Sa préface est sans concession : « Beaucoup d’entre nous, en Angleterre, considèrent le crime qui a été commis sur les terres congolaises par le roi Léopold de Belgique et ses partisans comme le plus grand jamais répertorié dans les annales de l’humanité. Je suis personnellement tout à fait de cette opinion. »
Serait-ce la jalousie qui ferait ainsi parler les Britanniques, qui ont eux-mêmes commis de nombreuses exactions sur leurs terres coloniales ? Un diplomate belge, Jules Marchal, traître à la cause nationale, s’attellera un peu plus tard à dresser l’interminable et funèbre liste des crimes, noircissant des milliers de pages (E.D. Morel contre Léopold II. L’histoire du Congo 1900-1910, en deux volumes chez l’Harmattan) et inspirant le livre d’Adam Hochschild, qui fait aujourd’hui autorité, Les Fantômes du roi Léopold (1998).
Osera-t-on le mot « génocide » pour qualifier un tel crime ? Wiltz propose plutôt le mot « démocide »
Pourtant, malgré ces voix puissantes et célèbres, le crime du roi demeure peu connu et ses statues équestres s’élèvent toujours fièrement dans le ciel d’Ostende ou près du palais royal de Bruxelles… « On sait tout dans le reste du monde ! s’exclame Marc Wiltz. Pourquoi ce phénomène-là a-t-il disparu des consciences au cœur même de l’Europe ? J’ai pour ma part deux explications. La première, c’est que la boucherie inouïe de la Première Guerre mondiale a tout emporté avec elle. La seconde est plus prosaïque : les Africains de cette époque sont insignifiants aux yeux du monde… »
Sujet tabou en Belgique
En Belgique, où le sujet reste tabou, la famille royale est gênée aux entournures et certains n’hésitent pas à invoquer encore aujourd’hui la « jalousie » des Anglais… Et puis bon, Léopold II n’était pas sur place, qui a bien pris soin de brûler toutes ses archives… Certes, ce ne sont que des exécutants qui ont manié la chicote et la machette, mais comme l’écrit Marc Wiltz : « Il ne faut pas sous-estimer la puissance intellectuelle du monarque lancé dans sa conquête ; il ne faut pas le réduire à un ectoplasme sans consistance. Son projet vient de loin. Les moyens mis en œuvre sont considérables. Les intérêts en jeu le sont tout autant. Les réseaux et les hommes d’influence impliqués dans l’affaire sont légion. » Avec force prébendes, Léopold II, comme d’autres plus tard, parvenait aussi à bâillonner la presse…
Osera-t-on le mot « génocide » pour qualifier un tel crime ? Stricto sensu, non, puisque la volonté préméditée d’éliminer une catégorie particulière de population n’est pas avérée. Wiltz propose en revanche le mot « démocide » pour qualifier le meurtre impuni de tout un peuple, ce meurtre qui est « le fait d’un seul, sans une goutte de sang sur ses mains restées propres, laissant agir cette invraisemblable cupidité, transmise, démultipliée et lui rendant compte ».
Nicolas Michel
Jeune Afrique
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