« L’Odeur », un roman de Radhika JHA

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Les ouvrages écrits en français par des écrivaines « africaines » se comptent aujourd’hui par centaines et il est justifié de se demander pourquoi nous avons choisi d’inaugurer cette nouvelle section de notre site par un compte rendu de L’Odeur, un roman de la romancière indienne d’expression anglaise Radhika Jha dont la relation avec l’Afrique semblent pour le moins assez ténue. Si l’on en croit le site http://www.thesusijnagency.com/authors/jha.htm (consulté le 19 octobre 2008) « Radhika Jha vient d’Inde (née à Delhi en 1970). Elle a étudié l’anthropologie à Amherst College, obtenu un Masters en sciences politiques à Chicago et vécu quelque temps à Paris dans le cadre d’un échange d’étudiants. Elle pratique la danse Odissi et travaille pour le Hindustan Times et le Business World dans le domaine de la culture, de l’environnement et de l’économie.

Elle a aussi travaillé pour la Fondation Rajiv Gandhi où elle a initié un projet éducatif ouvert aux enfants victimes du terrorisme en Inde. Elle vit en ce moment à Tokyo avec son mari et ses deux enfants. ». Peut-on raisonnablement associer Radhika Jha à la « littérature africaine » sur la base de ce parcours de vie ? La réponse semble pouvoir se résumer au mot « Non ». Ceci d’autant plus que L’Odeur raconte l’histoire d’une jeune Indienne et que l’intrigue ne se déroule pas en Afrique mais en France, après le départ du Kenya de Lîly — le personnage principal qui doit quitter Nairobi à la suite de la mort de son père. Son arrivée à Paris, où elle est recueillie par un de ses oncles, marque le début d’un cheminement vers l’âge adulte semé d’obstacles ayant pour noms exploitation sexuelle, maltraitance, petits boulots, déprime, solitude, carte de séjour… Il est indéniable que L’Odeur n’est pas un roman « africain » écrit par une romancière « africaine » sur un thème « africain » et pourtant, en dépit de tout cela, il m’a semblé que l’Afrique était au cœur de la narration, ou plutôt à son origine : comme la masse invisible d’un iceberg sur laquelle repose tout ce que l’œil peut voir, c’est le continent africain qui porte le personnage d’une étape à l’autre de son développement.

Lîly ressemble à bien d’autres jeunes femmes mais sa vie est enracinée dans une relation avec l’Afrique qui n’appartient qu’à elle. Et sa manière d’être et de penser montre toute la difficulté qu’il y a à rester soi-même quand autrui entend nous assigner, de manière arbitraire et péremptoire, une identité qui n’est pas la nôtre. Comment vivre à Paris (ou ailleurs) quand on a les traits d’une déesse indienne, qu’on se sent africaine et qu’on aimerait se noyer dans la masse ? La question est d’autant plus difficile à résoudre pour Lîly qu’elle essaie de se reconstruire sur les décombres de mythes qui n’ont pas résisté à son arrachement du continent africain, aux aléas de la vie et à la force de l’expérience. Lîly est née à Nairobi de parents d’origine indienne, mais ce sont ses attaches avec l’endroit où elle est née plutôt qu’avec sa terre ancestrale qui représentent pour elle la pierre angulaire de son identité. Elle a les traits d’une Indienne mais elle se sent Africaine, et aucun de ses proches n’est prêt à accepter cette évidence. Aux yeux de sa tante, elle n’est qu’une jeune parente taillable et corvéable à merci ; son amie Maeve fronce les sourcils lorsqu’elle prétend venir d’Afrique et non de l’Inde ; et ses amants ne voient en elle qu’un objet de plaisir exotique.

De plus, le meurtre de son père et le départ de la famille du Kenya en ordre dispersé a fait germer dans son esprit, à tort ou à raison, la certitude que le Kenya ne voulait pas d’elle et de sa famille. Certes, le départ du Kenya de Lîly n’a rien de commun avec l’expulsion en masse des « étrangers » à laquelle se livrent périodiquement certains pays africains, mais d’un point de vue individuel, le déracinement dont Lîly a été victime et les sentiments ambivalents qu’elle éprouve vis-à-vis du pays où elle est née, où elle a grandi et qu’elle a dû quitter contre son gré, sont les mêmes que ceux éprouvés, par exemple, par les 50.000 Africains d’origine asiatique (souvent des Gujaratis d’origine indienne) qui furent expulsés d’Ouganda en 1972 par Idi Amin. L’héritage africain de Lîly est très important pour la jeune femme car, comme le dit un des protagonistes du roman : « les plages de l’enfance… on y revient toujours » (p.268). Pour Lîly, les incursions dans le monde des souvenirs prennent la forme de flashs qui la ramènent au Kenya, au temps de son enfance. Elles lui permettent de mieux comprendre le monde qui l’entoure et de donner un sens aux aléas du présent. Comme elle le suggère, savoir qui l’on est et où l’on va ne résulte pas de la négation des expériences acquises au cours de nos vies antérieures, mais d’un retour à ces expériences qui permettent de trouver le fil conducteur reliant différentes époques et différents lieux. Ce n’est donc pas une coïncidence si, par exemple, les paroles d’une rengaine relatant la marche sans but d’un homme parcourant inlassablement les rues de la ville, entendue à Nairobi, lui reviennent en mémoire au moment même où elle brise définitivement les derniers liens qui la reliaient à sa famille et à son adolescence. Comme le disait sa mère, « les souvenirs sont des graines qui donnent des arbres énormes… qui nous cachent la vision de l’avenir » (p.200) mais au moment de couper les ponts, elle est submergée par des sentiments contradictoires.

Elle se rend compte qu’être libre représente aussi pour elle une perte irréversible qui la pousse en direction d’un futur pétri d’incertitude, de solitude et de désespoir. La dénonciation du racisme diffus qui régit la destinée des uns et des autres représente aussi un aspect important de l’ouvrage. La famille de Lîly est en proie à des persécutions lorsqu’elle réside au Kenya, et la jeune femme retrouve la même haine de l’étranger lorsqu’elle arrive en France. Elle se fait insulter dans un marché de province et malmener dans le Métro lors d’une échauffourée; elle est confondue avec la femme de ménage de son meilleur ami à cause de la couleur de sa peau… De plus, trouver du travail lorsqu’on n’a pas un « look » franco-français, renouveler sa carte de séjour ou passer la frontière représentent pour elles — et bien d’autres — autant d’expériences humiliantes et déstabilisantes. Mais là encore, le roman ne verse pas dans les dichotomies simplistes et quelques passages suggèrent que la famille et les parents de lanarratrice sont à la fois les acteurs et les victimes d’un racisme multiforme qui pervertit les relations sociales et individuelles. Lorsqu’elle apprend par exemple que son amie Lotti — dont les parents d’origine indienne affichent avec complaisance leur réussite dans la petite bourgeoisie parisienne — fréquente un jeune Arabe qui travaille comme apprenti boucher, elle en a le souffle coupé et, sous l’effet de la surprise, replonge vers le Kenya à la recherche d’un point de repère : « J’avais besoin d’assimiler cette nouvelle, dit-elle, difficile d’imaginer Letti amoureuse d’un Arabe. Il y avait des Arabes à Mombassa, mais nous n’en avions jamais connu. Ils nous étaient encore plus étrangers que les Africains » (p.149). Bien que les manifestations d’un racisme omniprésent ne transparaissent à la surface de la narration que de manière occasionnelle, on sent bien que ce fléau universel est à l’origine des miasmes qui enveloppent la jeune femme à intervalles réguliers et la déstabilisent en lui faisant perdre sa confiance en soi. En cela, Lîly partage le mal-être de bien d’autres immigrées installées en France où ailleurs.

Pour un lecteur abreuvé aux sources de la francophonie, le roman de Radhika Jha offre une belle occasion d’échapper à son univers familier et de s’envoler vers d’autres cieux, (re)découvrant au passage que des millions d’Africains d’origine indienne se sont implantés sur le continent africain depuis l’époque où de très nombreux travailleurs indiens du Pundjab et du Gujarat construisirent la fameuse ligne de chemin de fer de Mombassa, la ville de Nairobi et des dizaines d’autres bourgades le long de la ligne. Si Ananda Devi et quelques autres ont rappelé à la France la place et l’importance du patrimoine culturel indien dans la société mauricienne, très peu d’ouvrages littéraires permettent à ce jour de découvrir l’Afrique telle qu’elle a été perçue et vécue par les millions de femmes d’origine indienne qui vivent ou ont vécu sur ce continent. Ne serait-ce que pour cette raison, ce roman de Radhika Jha semble un indispensable complément à la littérature « africaine » proposée dans les pages de notre site.

Jean-Marie Volet

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