Pourquoi un débat scientifique sur le franc CFA est-il tabou ?

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Le chercheur africain doit-il continuer à rester dans la posture de l’observateur détaché des contingences de ce bas monde ?

Depuis l’indépendance des pays africains, plusieurs chercheurs ont analysé les problèmes de développement de ces pays. Certains auteurs comme René Dumont ont relevé l’impréparation de ces nouveaux pays indépendants. D’autres comme Axelle Kabou ou Jean-Marc Ela ont souligné la responsabilité des dirigeants africains tandis que d’autres à l’instar de Stephen Smith ont avancé que les problèmes de l’Afrique sont inhérents au fait d’être africain.

Pour expliquer les maux dont souffre l’Afrique, plusieurs ont aussi identifié le rôle de facteurs exogènes. On pense notamment aux réflexions de François-Xavier Verschave et de Jean-Pierre Dozon sur le rôle trouble de la Françafrique. D’autres chercheurs ont, pour leur part, interrogé le rôle des entreprises étrangères, notamment les sociétés minières canadiennes. On pense ici aux travaux d’Alain Denault. Des recherches ont été également menées sur le rôle d’Elf en Afrique, avec l’ouvrage de Nicolas Lambert.

Malheureusement, rares ont été les réflexions de scientifiques africains sur la responsabilité du système économique et monétaire africain dans la perpétuation du sous-développement. On peut citer entre autres les recherches menées par Nicolas Agbohou sur le franc CFA et l’euro accusés de travailler contre l’Afrique ou celles de Mamadou Koulibaly sur les raisons du sous-développement en Afrique.

L’improvisation des dirigeants

A ces voix, on peut ajouter celle de Kako Nubukpo. Auteur prolifique, s’il en est, il est surtout connu pour avoir écrit des articles et ouvrages critiques sur les politiques monétaires en Afrique. Dans son livre L’improvisation économique en Afrique de l’Ouest : du coton au franc CFA, Kako Nubukpo (2011, pp. 10-11) explique : « L’improvisation semble être le maître mot de ces dirigeants, incapables de penser le long terme et dont la seule préoccupation, lorsqu’elle ne se résume pas à un pillage systématique des ressources publiques, consiste à tenter de circonscrire les conséquences de la dégringolade du niveau de vie des populations. »

Ministre auprès de la présidence de la République, chargé de la prospective et de l’évaluation des politiques publiques dans le gouvernement togolais depuis 2013, Kako Nubukpo, lors de conférences publiques sur l’économie tenues à Lomé (Togo) en février et mars 2015, souligne la nécessité de repenser l’arrimage du franc CFA à l’euro et réitère ses propos sur la « servitude volontaire » de la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) par rapport aux instances internationales régissant les politiques monétaires. En mai 2015, le directeur national de la BCEAO écrit au gouverneur de la BCEAO pour rapporter les propos du ministre et réclamer qu’il soit démis de ses fonctions ou qu’il soit bâillonné.

Pourquoi est-ce encore tabou, en 2015, pour un chercheur africain de critiquer le système économico-financier africain mis en place bien avant les indépendances ? Pourquoi est-ce encore difficile pour les chercheurs africains d’interroger un système néopatrimonial fondé sur des relations asymétriques entre la France et l’Afrique, la Chine et l’Afrique, l’Inde et l’Afrique, etc. ? Le chercheur africain doit-il continuer à rester dans la posture de l’observateur détaché des contingences de ce bas monde ?

Libérer la parole

La BCEAO gagnerait à accepter que le débat soit ouvert sur ses orientations économiques et sur ses politiques monétaires. Il serait pertinent que ce débat soit ouvert à la communauté des chercheurs africains pour qu’ils puissent réfléchir et proposer des solutions endogènes à ces questions. Refuser un tel débat ne suscite que suspicions sur le travail et le rôle de la BCEAO.

Avec le cas de Kako Nubukpo et quelques-uns avant lui, l’Afrique se retrouve dans une situation bien particulière : dans un contexte de démocratie balbutiante, et de processus de développement atone, il urge que la parole se libère et que les chercheurs et les ministres africains puissent prendre la parole sans langue de bois. Il y va du respect que portent les autres nations envers les Africains.

Christian Agbobli est professeur au département de communication sociale et publique de l’université du Québec, à Montréal.

 

 

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