C’est une bombe. Celui qui était le responsable « Afrique de l’Ouest » au Quai d’Orsay remet clairement en cause le mythe de la victoire « à 54% » d’Alassane Ouattara à la présidentielle de 2010. Mythe au nom duquel l’administration dont il était un des piliers a renversé Gbagbo et fait la guerre à tout un pays. [TK]
Par Laurent Bigot, ancien diplomate français, ancien responsable « Afrique de l’Ouest » au Quai d’Orsay, devenu consultant indépendant. En 2010, il était sous-directeur pour l’Afrique de l’Ouest au Quai d’Orsay.
Le 6 septembre 2010, le président ivoirien Laurent Gbagbo et le président du Rassemblement des républicains (RDR) Alassane Ouattara se félicitent de la future tenue de l’élection présidentielle le 31 octobre.
Notre chroniqueur, ancien diplomate, replonge dans l’imbroglio qui a conduit à la proclamation de la victoire d’Alassane Ouattara.
Qui a gagné l’élection présidentielle de 2010 en Côte d’Ivoire ? Officiellement, c’est Alassane Ouattara. En réalité ? Bonne question.
Laurent Gbagbo, élu président en 2000 pour un mandat de cinq ans, repoussait d’année en année la tenue d’un nouveau scrutin présidentiel tant que les rebelles qui occupaient la moitié nord du pays n’avaient pas désarmé et que l’Etat ivoirien n’avait pas retrouvé sa souveraineté sur la zone CNO – zone centre, nord et ouest contrôlée par les rebelles pro-Ouattara. Rappelons au passage – deux poids deux mesures – que c’est pour permettre à l’Etat malien de recouvrer sa souveraineté au nord que la France a déclenché l’opération « Serval » en janvier 2013.
Pour une raison que j’ignore, en 2010, Laurent Gbagbo abandonne ces deux conditions et accepte d’aller à l’élection, convaincu qu’il va gagner, sondages réalisés par Euro RSCG à l’appui. Or, pour la France et la communauté internationale, cette élection est un moyen de chasser Laurent Gbagbo du pouvoir. C’est également le calcul du président burkinabé Blaise Compaoré. L’analyse électorale sommaire que font les acteurs internationaux, c’est que le président sortant ne pèse que le poids de son ethnie, les Bété, insuffisant selon eux pour remporter le scrutin.
Plus de votants que d’inscrits
Pour Nicolas Sarkozy et la diplomatie française, cette élection ne peut avoir qu’un seul résultat acceptable : la victoire d’Alassane Ouattara. Il règne à l’Elysée et au Quai d’Orsay une véritable hystérie anti-Gbagbo. Les esprits sont préparés à un conflit, pas à une négociation. J’ai décrit dans une précédente chronique combien la France était obsédée par le départ de Laurent Gbagbo, parant le candidat Alassane Ouattara de toutes les vertus.
Le premier tour se tient le 31 octobre 2010. Les résultats provisoires donnent Laurent Gbagbo en tête avec 38 % des voix, suivi d’Alassane Ouattara (ADO) avec 32 % et Henri Konan Bédié (HKB) en troisième position avec 25 %. Ce dernier annonce très vite qu’il va former un recours en annulation portant sur près de 600 000 voix (il y avait un peu plus de 300 000 voix d’écart entre ADO et HKB). De nombreux procès-verbaux en zone CNO sont en effet suspects : plus de votants que d’inscrits, 100 % des voix pour le candidat Ouattara. Mais, par un concours de circonstances bien étrange, le recours sera déposé hors délai.
Henri Konan Bédié, qui a présidé la Côte d’Ivoire de 1993 à 1999, évoque en octobre 2013 l’élection de 2010, lors d’un congrès du Parti démocrate ivoirien (PDCI) : « Le rang que j’ai occupé à l’élection de 2010 n’était pas le mien… mais vous conviendrez avec moi que les dés étaient déjà pipés. » Ambigus aussi les propos de Jean-Marc Simon, ambassadeur de France à Abidjan, lorsqu’il sort du domicile d’Henri Konan Bédié en 2012 avant de quitter ses fonctions : « Tous ont beaucoup apprécié son attitude tout à fait digne d’éloges démocratiques après le premier tour où il a accepté de ne pas être présent au second tour et d’apporter un soutien sans faille à celui que les Ivoiriens ont ensuite désigné, le président Alassane Ouattara. »
Un ambassadeur qui félicite un candidat « acceptant » de ne pas être au second tour et qui a soutenu « sans faille » son ancien premier ministre et adversaire Alassane Ouattara ? Etonnant ! Faut-il y voir de l’ingérence ou de la diplomatie « engagée » ? Ou encore les intérêts bien compris de l’ambassadeur Simon, qui n’allait pas tarder à se reconvertir dans les affaires, à Abidjan.
Laurent Gbagbo ne contestera pas les résultats du premier tour car il se retrouve dans la configuration la plus favorable pour affronter ADO au second tour. Il a commis une erreur.
Le second tour se tient le 28 novembre 2010. La Commission électorale indépendante (CEI) n’arrive pas à se mettre d’accord sur les résultats à annoncer. Le camp présidentiel n’a pas la majorité au sein de la CEI et conteste le travail de compilation des résultats. Cette bataille rangée au sein de la CEI culmine le 30 novembre quand le représentant de Laurent Gbagbo arrache des mains du porte-parole de la CEI les résultats qu’il veut annoncer devant la presse. La mission d’observation électorale de l’Union européenne regrettera dans son rapport final que la CEI n’ait pas publié les résultats par bureaux de vote, comme elle regrettera d’avoir été empêché d’observer la consolidation des résultats du premier tour.
C’est finalement le président de la CEI qui proclame les résultats provisoires, hors du délai de trois jours imparti par la loi électorale. L’annonce est faite à l’Hôtel du golf, le QG d’Alassane Ouattara, la mission de l’ONU en Côte d’Ivoire (Onuci), ayant refusé que cela se déroule chez elle. Alassane Ouattara est déclaré vainqueur avec une avance de 376 000 voix.
De son côté, le Conseil constitutionnel, s’étant saisi du dossier puisque la CEI était hors délai, annule, dans la précipitation, les votes de sept départements de la zone CNO et proclame Laurent Gbagbo vainqueur de l’élection.
Dans la foulée, Choi Young-jin, le représentant du secrétaire général des Nations unies à Abidjan, certifie ses propres résultats et déclare Alassane Ouattara vainqueur avec des chiffres différents de ceux de la CEI et du Conseil constitutionnel.
L’enjeu du taux de participation
Rappelons que l’Onuci certifie l’élection alors que ses représentants n’étaient présents que dans 721 bureaux de vote sur un total de 20 073, soit 3,6 % des bureaux de vote. Choi Young-jin affirme dans son livre, Au cœur de la crise ivoirienne (Nouveau Monde Editions, 2015), que ses équipes ont visé tous les procès-verbaux. Mais elles ne peuvent concrètement garantir l’authenticité que d’une petite partie d’entre eux.
Le taux de participation au second tour est annoncé à 81 % (83 % au premier) alors que le vice-président de la CEI, Amadou Soumahoro, membre du parti d’Alassane Ouattara, avait estimé, le lendemain du vote, une participation avoisinant les 70 %, tout comme Gérard Latortue, le chef de la mission des observateurs de la Francophonie. C’est un enjeu crucial, car une participation moindre handicapait Alassane Ouattara et favorisait Laurent Gbagbo. En outre, la société SILS Technology, chargée de compiler électroniquement les procès-verbaux, certes filiale d’une société d’Etat dirigée par un proche de Laurent Gbagbo, écrit à la CEI que son logiciel a rejeté 2 000 procès-verbaux de bureaux de vote car ils comportaient plus de votants que d’inscrits. Selon Bernard Houdin, conseiller de Laurent Gbagbo, ces 2 000 PV rejetés représentaient 300 000 votes.
Il y avait donc de bonnes raisons de prendre le temps de recompter. Et personne n’était plus à quelques semaines près après avoir attendu cinq ans. Or la France s’oppose obstinément à tout recomptage. Nous ne saurons jamais si cela aurait évité à la Côte d’Ivoire de basculer dans la guerre civile. Les deux camps étaient lourdement armés et convaincus qu’ils ne pouvaient pas perdre l’élection. Mais, au moins, la communauté internationale aurait eu la satisfaction d’avoir tout tenté.
Je ne sais pas qui a réellement remporté l’élection de 2010 mais une chose est certaine, les résultats certifiés par les Nations unies ne sont pas les bons.
Laurent Bigot est un ancien diplomate français devenu consultant indépendant. En 2010, il était sous-directeur pour l’Afrique de l’Ouest au Quai d’Orsay.
LE MONDE
{fcomment}