L’horizon et les bateaux

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«  L’horizon se déchire, recule et s’élargit. Je dis hurrah!… »

 Je risque de décevoir plus d’un Togolais, que dis-je? des dizaines de milliers de Togolais par ce que vais écrire, puisque c’est par dizaines de milliers que nos compatriotes ont manifesté, sacrifiant ainsi parfois des heures qu’ils devraient consacrer à  leur gagne-pain quotidien, pour réclamer la restitution des neuf députés de l’ANC dans leurs droits. Ce n’est pas que je n’approuve pas, ou ne comprenne pas ces compatriotes et surtout, les dirigeants qui les ont mobilisés pour ce genre de manifestation. Cependant, ne vaut-il pas la peine de prendre le risque d’un débat sur ce sujet? Je ne mets pas du tout en cause l’intelligence et l’expérience politiques de nos dirigeants de l’opposition. Je voudrais simplement que nous réfléchissions sur l’horizon vers lequel nous nous dirigeons, vers lequel ils nous dirigent et les voies qu’ils comptent emprunter pour nous y mener avec eux.

Une remontée dans le temps n’est peut-être pas toujours nécessaire, mais n’avons-nous pas vraiment quelque leçon à tirer de l’expérience passée?

 Rumeur ou fait réel,  l’histoire que voici? Pour celui qui veut comprendre ce qui nous arrive, comprendre l’âme du Togolais qui bien souvent rime avec le drame togolais, rien n’est à négliger.  Même pas les cancans. Même pas les rumeurs.

La rumeur raconte donc qu’aux premières années  du règne encore hésitant d’Eyadema, Benoît Malou ( les générations de « l’authenticité » ne l’ont peut-être connu que sous son prénom Yaya ), alors ministre de l’Éducation Nationale, aurait convoqué des enseignants  qui auraient refusé d’apporter leur soutien au général. Dans ces années-là, on appelait ceux qui osaient se comporter ainsi, c’est-à-dire braver le pouvoir dictatorial, des « brebis galeuses » dans notre vocabulaire politique.   La notion de soutien ( motion, marche, manifestation etc. ) était, bien sûr, un autre terme récurrent de notre vocabulaire politique.

Le ministre, au demeurant oncle du général, paraît-il, aurait admonesté lesdites brebis galeuses à peu près en ces termes, avec l’arrogance que vous connaissez au régime : «  Quoi donc? Vous refusez d’apporter votre soutien au président? Mais, le président se moque de votre soutien. Ce n’est pas votre soutien qui l’a porté au pouvoir. Le général sait ce qui l’a porté au pouvoir et il sait qu’il peut s’y maintenir  sans votre soutien ».

 Croyez-vous qu’Eyadema se moquât réellement du soutien des enseignants, comme de celui des autres couches, des autres catégories socio-professionnelles du pays? S’il n’en avait pas réellement eu besoin, lui-même et son entourage ne l’auraient pas sollicité tout au long de son règne. Son ministre-oncle n’aurait pas non plus eu besoin, d’abord de se faire dresser la liste exacte de ceux qui commettaient ce crime de lèse-majesté de  lui refuser ce soutien, et ensuite,   de réunir les enseignants ainsi fichés pour leur proférer cette menace à peine voilée.  Si Eyadema n’en avait pas eu besoin, les brebis galeuses n’auraient pas été partout détectées, dénichées, fichées, menacées, persécutées, emprisonnées, torturées etc. Mais, la grande vérité est qu’Eyadema savait sur quoi était basé son pouvoir et savait aussi par conséquent que le soutien refusé de quelques enseignants ne le lui ferait pas perdre.

Pour appliquer cette vérité à l’actualité, on peut se poser cette question:  les manifestations des populations pour la réintégration des neuf députés de l’ANC au sein de l’Assemblée, actes de résistance comme celui des enseignants qui refusaient leur soutien à Eyadema, inquiètent-elles  le pouvoir? Bien sûr que ces manifestations l’inquiètent. Mais, du moment où elles ne sont pas de nature et d’ampleur susceptibles de le faire tomber, il laisserait faire volontiers, jusqu’à ce qu’elles s’estompent d’elles-mêmes, de guerre lasse. Le pouvoir connaît ses sources et ses ressources. Il sait qu’elles ne sont pas dans la population. Loin de là. Des Louis Michel, qui sont dans la  lignée de  Malou ( lorsque nous parlons de clan Gnassingbé nous n’entendons pas seulement ceux qui ont des liens de sang avec la famille ), peuvent aujourd’hui se moquer ou faire semblant de se moquer des manifestations de la population togolaise et tenir des discours du genre de celui que nous avons entendu de la bouche du député européen. Pas très loin de celui de Benoît Malou. On en a vu d’autres défiler à Lomé : des Pasqua, des Jeannou Lacaze, des Chirac, des Obasanjo…Le discours ne changera pas. A moins que…A moins qu’un mouvement du genre pouvant sérieusement inquiéter le pouvoir dans ses bases, avec  comme horizon sa chute, soit déclenché, le discours ne changera pas. Faut-il des exemples actuels? Prenez le discours de Sarkozy sur Ben Ali  avant le déclenchement du printemps arabe en Tunisie et même celui d’Alliot-Marie quand les membres du gouvernement français pensaient encore que Ben Ali pouvait triompher de la révolte populaire. Prenez ces discours et comparez-les à ceux  tenus aujourd’hui par les autorités françaises du même bord, du même gouvernement.

La vision de l’extérieur sur notre pays et, par conséquent, le discours qui l’exprime changeront quand nous aurons nous-mêmes réalisé le changement.
 
Or, ce  changement radical, il y a longtemps que nous aurions dû l’avoir tous à l’horizon, longtemps que certains d’entre nous le prônent sans être entendus. Pour faire court : après les massacres et la mascarade d’avril 2005, la meilleure  solution était-elle l’APG signé en 2006? Après la disqualification inique et crapuleuse de Kofi Yamgnane dans la course à la présidence, la meilleure riposte était-elle des condamnations du bout des lèvres, pire le silence pour des raisons que je n’ai pas encore comprises? Après le scandale de mars 2010 avec son lot de violences, la réaction la plus efficace était-elle seulement l’organisation des marches que peu à peu, certains dirigeants, toujours animés par des motivations personnelles que je ne comprends pas, déserteront?

 Que nous arrive-t-il donc? Partir de marches dont l’objectif était la revendication de la victoire de Jean-Pierre Fabre pour  nous retrouver aujourd’hui avec les mêmes marches, donc les mêmes armes, mais utilisées en vue d’une conquête, bien plus modeste à mon avis,  celle  du retour des neuf députés à l’Assemblée Nationale dont personne n’est disposé à nous gratifier, d’ailleurs? Cette revendication est juste et légitime, je le répète, mais dans le contexte actuel du régime togolais, nous risquons, non seulement de ne pas obtenir gain de cause, mais aussi, plus grave, d’essuyer l’injure de l’adversaire, comme c’est le cas aujourd’hui. Et demain, rétrécirons-nous encore plus, nous-mêmes, notre horizon pour récolter une injure plus grande?

Je dis encore que nos actions ne manquent pas, à des degrés divers d’inquiéter le régime. Mais, elles ne l’inquiètent pas fondamentalement au point qu’il puisse ne pas s’en moquer, tôt ou tard. La question est là : opposants, que faites-vous pour que le pouvoir ne se moque pas de vos moyens de lutte, aujourd’hui ou demain?

Dans l’affaire des neuf députés, y a-t-il attitude plus arrogante, plus injurieuse de la part du pouvoir que d’interpréter la décision de la Cour de Justice de la CEDEAO comme une simple affaire de payement de dommages financiers aux intéressés?On ne doit donc pas s’étonner que l’une des sources de soutien du régime, personnifiée par Louis Michel se fasse l’écho de cette interprétation. Si ce n’était pas Louis Michel, ce serait l’armée togolaise. Si ce n’était pas l’armée togolaise, l’argent ferait l’affaire : l’argent du contribuable togolais distribué çà et là, en cachette ou au grand jour. Si  l’argent ne suffisait pas , on recourrait à la Cour Constitutionnelle togolaise, celle-là même qui avait prononcé la destitution des députés. Et si   la Cour Constitutionnelle togolaise, seule, se révélait impuissante, on ferait intervenir  des chefs d’État de cette même CEDEAO dont la Cour a prononcé la condamnation de l’État togolais. Ou les chancelleries des grandes puissances. Nous avons déjà vécu tout cela.

J’ai un peu souri de scepticisme en lisant certains communiqués déclarant, d’un côté que l’État togolais devra se soumettre aux injonctions de la Cour de la CEDEAO, et de l’autre, que la Cour Constitutionnelle togolaise est inattaquable dans ses décisions : elle était  donc aussi inattaquable quand elle avait proclamé en 2005 l’élection frauduleuse de l’héritier d’Eyadema, inattaquable quand elle rejetait la candidature de Kofi Yamgnane, inattaquable quand elle réinstallait l’héritier au pouvoir en mars 2010…La logique serait qu’elle fût inattaquable dans le verdict de destitution des députés. Louis Michel aurait ainsi raison : le jugement de cette cour est irréfragable.

Supposons un instant que le pouvoir togolais, aujourd’hui ou demain, au moment où il   lui semblera bon de le faire ( l’une des caractéristiques de ses tenants, n’est-ce pas de chercher à montrer que personne, rien ne peut les fléchir? ) se conforme à la décision de la Cour de justice de la CEDEAO, croyez-vous qu’il n’ait pas un plan B pour reprendre de l’autre main ce qu’il cèderait ou ferait semblant de céder d’une main? Supposons que, en destituant les neuf députés de l’opposition, son but soit de se s’assurer une majorité qualifiée à l’Assemblée pour faire voter, en leur absence, des lois qui requièrent une telle majorité, pour modifier par exemple encore la Constitution, le pouvoir actuel ne recourrait-il pas à d’autres ruses, à une autre stratégie pour parvenir aux mêmes fins, même en concédant finalement le retour des neuf députés de l’ANC? Les exemples sont légion dans l’histoire de notre pays qui montrent que les tenants du régime obtiennent toujours ce qu’ils veulent, ce qui leur est indispensable pour se maintenir. Et quand simplement cette destitution serait un acte dicté par la haine et le besoin de vengeance ( car nous avons affaire à des gens qui ne font aucun cadeau à ceux qu’ils considèrent comme leurs ennemis, des gens foncièrement vindicatifs qui tiennent en plus à faire la démonstration de leur puissance pour qu’on les craigne ) croyez-vous que la réintégration des neuf députés signifierait la fin de leur haine et par conséquent de leurs manigances, de leurs intrigues…pour assouvir cette haine?

Disons ceci en passant : le plus malheureux dans ce climat malsain me semble être celui qui s’efforce de croire et de nous faire croire à une mission de vérité, de justice et de réconciliation dont il serait investi alors que l’esprit à la tête du pays est resté le même depuis des décennies.
La solution, c’est que nous changions d’horizon ou que nous nous fixions comme horizon, le seul qui vaille la peine d’être le nôtre : la chute immédiate du régime pour la construction d’une nation basée sur des valeurs nouvelles, une éthique nouvelle. Cet horizon-là  prime sur  tout : nos partis, nos postes, nos moi, nos communiqués parfois cacophoniques, nos tonitruants boniments va-som-va-som des pirogues remuantes du conte . À combien d’écueils, dans notre errance, ne nous sommes-nous pas heurtés, brisés, en choisissant ces moyens et cette manière de naviguer?

Nos partis, nos manifestations, nos communiqués et déclarations, nos propositions collectives et individuelles ne peuvent être que des voies possibles, des embarcations au mieux, vers cet horizon. Mais, l’heure doit venir, assez rapidement, de nous entendre sur une voie. Ne nous limitons pas, ne nous bornons pas de manière stupide à nos voies respectives, ne nous accrochons à nos bateaux, parfois de petites pirogues, au point de perdre de vue l’horizon.

Cet horizon va bien au-delà de la nécessité de réintégration des neuf députés au sein de l’Assemblée nationale, même si celle-ci est l’une de nos voies parmi d’autres.

Cet horizon-là nous commande de reconnaître et d’imposer cette réalité : pour les affaires proprement togolaises, au-dessus de la Cour Constitutionnelle,au-dessus de la Cour de la CEDEAO, au-dessus des puissances étrangères que Louis Michel a la prétention de représenter, il y a le peuple togolais souverain.

C’est donc au peuple togolais de se prononcer et ce que ce peuple veut, ce n’est pas la simple réintégration des neuf députés, mais la fin d’un régime basé sur l’arbitraire que servent une armée, une justice inique, des puissances et personnalités étrangères dont le régime défend les intérêts.

Sénouvo Agbota ZINSOU

 

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