Les Gnassingbé peuvent-ils échapper à la fêlure ? (Suite). Les statues qui tuent ! [Par Sénouvo Agbota Zinsou]

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Avant de reprendre le fil de ma réflexion sur la fêlure des Gnassingbé et tout le mal que cette fêlure a fait et est encore susceptible de faire aux Togolais, d’une manière que certains ne soupçonnent peut-être pas, puis-je me retenir de parler d’une image toute récente qui a bouleversé les hommes et les femmes de cette planète, qui continue encore aujourd’hui de les bouleverser, au point qu’on se demande si la scène en question, d’un tragique extrême, a pu se passer parmi des humains, non pas ceux des temps préhistoriques, mais de notre siècle. Cette image est celle d’un policier américain, entouré de trois de ses collègues, un genou appuyé sur la gorge d’un homme de race noire, donc pesant de son poids lourd sur le cou de la victime, celle-ci, ainsi clouée au sol suppliant le policier, son bourreau, se plaignait qu’il ne pouvait plus respirer… Cela dura presque neuf  minutes ! Neuf minutes de calvaire ! Jusqu’au dernier souffle. Pendant ce temps, que faisaient les trois autres policiers ? Ils jubilaient certainement, ce qui est le propre de cette race d’hommes. Je parle de race, non pas me référant à la couleur de peau de ces hommes, mais à ce qui était en eux et qui irrésistiblement les poussait à de tels comportements : Zola n’a pas inventé la fêlure, sa Bête Humaine n’est pas de la fiction pure. Le roman naturaliste qui se veut baser sur une étude scientifique du comportement de certains êtres humains dans certaines circonstances traite de réalités qui existent depuis les temps génésiques quand Caïn (considérez-le comme un personnage mythique, si vous voulez, mais c’est une figure réelle) tua son frère Abel.

Le genou étouffant par le cou  l’homme plaqué au sol, c’est bien ce dont je parlais, avant l’événement de Minneapolis aux États-Unis, il n’y a pas si longtemps, dans un poème satirique et tragique, publié le 12 avril 2020 sous le titre: Un système-totem baptisé Klatchaa. Je vous reproduis ici les premiers vers de ce poème :

Nous nous étouffons haletant

Le cou tassé portant sur nos têtes un système-totem obstiné

Qui ostensiblement de manière tonitruante s’est illustré dans les tours les plus meurtriers…

Telle s’étale la Bête vaniteuse de la tête à  la queue Klatchaa[i]

Le genou étouffant George Floyd plaqué au sol, au pied d’une voiture, est  une métaphore à identifier à toutes ces  statues qui étouffent nos peuples, littéralement ou de façon symbolique. C’est cette lecture que les populations révoltées, que ce soit sur le continent ou que ce soit dans la diaspora ont faite de ces statues des oppresseurs, établissant un lien, non pas intellectuel, mais émotionnel entre elles et l’image du policier George Floyd. Et cette lecture émotionnelle, spontanée, est plus juste que celle que feraient nos intellectuels, rationnels, surtout ayant une visée politique du «  politiquement correct ».

Comme ces révoltes se déroulent dans le même temps que celles provoquées, en France, par la mort, des suites de  violences policières, d’Adama Traoré( sans oublier d’autres victimes pas si éloignées que cela dans le temps comme Zyed Benna et Bouna Traoré), les « grands esprits » français spécialisés dans l’argumentation du mensonge et de la diversion pour se justifier, connu depuis la chute d’Adam et Ève dans le jardin d’Eden (  ce n’est pas moi, c’est l’autre »), ces grands esprits se sont évertués à nous démontrer, de manière « scientifique », que la France n’est pas les États-Unis. Il reste que des « savants » viennent nous prouver aussi  que les hommes victimes des atrocités commises par les forces de l’ordre dans les pays à régimes dictatoriaux en Afrique, en Corée, en Chine ou encore ailleurs, ne sont pas des êtres de sang et d’os au même titre que les bourreaux, qui devraient jouir des mêmes droits reconnus à tous les humains.

Demba Moussa Dembélé, économiste sénégalais, dans son article intitulé Méconnaissance ou provocation délibérée ? a parfaitement su révéler ce que cache cette argutie propre à  une certaine droite française, obsédée par la volonté  ( donc incapable sur ce point d’un jugement objectif ) de justifier à tout prix la colonisation, ce qui a facilement, un peu trop facilement motivé un ignorant comme Sarkozy, dans son fameux Discours de Dakar, tenu à l’université Cheick Anta Diop, le 26 juin 2007 :

En effet, quand M. Sarkozy dit que « le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire », il prouve là son ignorance crasse de l’histoire de l’Afrique et de ses relations avec le reste du monde, plus particulièrement avec l’Europe.

Si M. Sarkozy avait un peu étudié l’histoire du capitalisme, il aurait su que la naissance et le développement de ce processus se sont faits avec le sang, la sueur et les ressources des peuples africains…

M. Sarkozy passe pour être le représentant d’une droite « décomplexée » qui ne veut pas entendre parler de « repentance » par rapport à l’histoire coloniale de la France…Écoutons M. Sarkozy : « Le colonisateur est venu, il a pris, il s’est servi, il a exploité, il a pillé des ressources…Il a dépouillé le colonisé de sa personnalité, de sa liberté, de sa terre, du fruit de son travail. »Mais, c’est pour aussitôt essayer de relativiser, voire de justifier les crimes de la colonisation en mettant en avant ses réalisations… »[ii]

Pour moi, s’il y a de  l’ignorance dans le discours de Sarkozy, il y a, avant tout, surtout dans sa démarche, de la provocation pure et simple comme s’arrogent le droit d’en user tous ceux qui se croient en position d’imposer leurs idées aux autres (hommes politiques, prétendus savants, hommes des médias…). La seule ignorance de Sarkozy, et elle est grande, c’est qu’il n’a pas le niveau intellectuel des personnes habilitées à parler dans ce haut lieu de la connaissance qu’est l’université Cheick Anta Diop, à de vrais étudiants et non pas à une claque recrutée pour l’applaudir comme ce fut le cas ce 26 juillet 2007. Le nom du savant africain donné à  cette université devait inspirer un peu plus de respect au président français. Un peu d’humilité n’a jamais fait du mal à personne !

Si Sarkozy avait juste un peu de cette humilité, c’est à la lecture du livre de Roger Garaudy que je l’enverrais, Pour un dialogue des civilisations :

Ce modèle faustien est né de ce que l’on appelle la Renaissance occidentale qui n’est pas seulement un phénomène culturel, mais aussi la naissance conjointe du capitalisme et du colonialisme…

Du colonialisme, c’est-à-dire d’une société occidentale prétendant faire de cet homme technicien la mesure de toute chose, le seul centre d’initiative historique, et le seul créateur de valeur, et, par conséquent, niant ou détruisant toutes les cultures non-occidentales, toutes les autres manières de penser et de vivre le rapport de l’homme avec la nature, avec les autres hommes, avec le divin.[iii]

Quelques pages plus loin, Garaudy écrit :

Á l’heure de la confrontation, les bronzes du Bénin étaient plus beaux mais moins efficaces que les canons de bronze des Portugais[iv].

Si Sarkozy ou ses conseillers avaient lu ce livre qui date quand même de 1977, c’est-à-dire, bien avant l’accession du représentant de la droite à l’Elysée, le discours de Dakar n’aurait jamais été prononcé ou aurait eu une autre teneur. Évidemment, le penseur et le politicien n’ont pas les mêmes visées : le premier est à la recherche d’un dialogue des civilisations comme le titre de son livre l’indique, le second court plutôt pour en rajouter au « total outrage et à la vaste insulte » (ces expressions sont de Césaire) déjà faits aux peuples colonisés.

Ce que Sarkozy aurait souhaité, c’était peut-être, un parterre de Nègres imbéciles qui, comme je l’écrivais en 1972 dans On joue la comédie, se répandraient en profonde et religieuse gratitude  au Maître pour les bienfaits de la colonisation, de manière ironique dans ma pièce :

(En petit nègre)

Merci papa qui fabriqué gros canons boum-boum

Merci papa qui fabriqué eau de feu

Merci papa qui fabriqué églises zoli-zoli

Merci papa qui fabriqué arzent

Merci papa qui fabriqué bonnes choses civilisation

Quand nous entendre bruit canons-là, nous tremblé kitikiti

Quand nous regardé bonnes choses civilisation, nous resté comme ça, bouche bée…[v]

En 1990, à la veille de la tenue de la Conférence Nationale au Togo, j’étais parmi ceux qui y voyaient une occasion de changer radicalement de mentalité, non seulement en nous débarrassant des séquelles du système Gnassingbé créé à partir du coup d’État 1963 à l’instigation de la France, mais aussi celles que nous gardions encore de la colonisation. Les choses n’ont pas tourné comme je l’envisageais. Á qui la faute ?

 Je l’ai rappelé dans mon précédent article, déjà, la veille, deux adolescents avaient tenté de reverser la statue d’Eyadema qui trônait sur l’esplanade de la Maison du RPT (l’intention, en l’érigeant, était peut-être de surplomber et même d’écraser, sous le genou d’Eyadema, le monument de l’Indépendance en face) symbole de l’oppression du peuple togolais, que par sa raideur lourde et étouffante, un paysan venu à Lomé, comparaissait à un cadavre de crocodile, «Klatchaa sigbe lokuku nene ».

Un de ces adolescents, ainsi que d’autres que l’on peut compter par dizaine, tués dans ce mouvement général de révolte contre l’oppression, s’était hissé jusqu’au sommet de la statue, d’où il a été abattu par l’un des agents de la garde de la  Maison du RPT. Il était tombé sur le marbre dur et froid du sol, sa cervelle et ses entrailles répandus. Mauvais présage ?

Ce n’est donc pas cet adolescent, ce ne sont donc pas ces adolescents qui ont bénéficié, tant soit peu, des résultats de la Conférence Nationale, mais les partisans du «  politiquement correct »,  et de «  l’intellectuellement bien calculé », prêts à certains compromis, jusqu’ à la compromission qui ont tiré des avantages, surtout matériels, des sacrifices consentis à l’époque.

Mais, ce qui est plus déplorable, c’est l’acte du successeur et héritier d’Eyadema. Celui-ci, qui a une vision aussi courte que celle de son père de l’histoire de la nation togolaise, aussi obstiné lui-même à conserver le pouvoir que son géniteur, n’a trouvé rien de mieux à faire, après le démantèlement de Klatchaa et la mort d’Eyadema, que d’aller ériger une autre statue à la mémoire de son père à Kara. En attendant… Klatchaa à Kara et Klatchaa à Lomé, où est la différence ?

Ce qu’un homme, cloué au sol, a  subi pendant neuf minutes, immobilisé sous le genou d’un policier,  devenue bourreau, n’est-ce pas ce que subit le peuple togolais depuis 1963 sous le système Gnassingbé ? Des foules de personnes révoltées, dans différentes villes des États-Unis, de la Belgique, de la RDC…n’ont pas hésité à s’acharner sur des statues d’oppresseurs, rappelant les périodes sombres de l’histoire de l’humanité qu’ont été celles de l’esclavage des Noirs, de l’extermination des peuples aborigènes de l’Océan Indien, de la conquête coloniale, de l’apartheid.

Ce n’est pas qu’il ne faille pas du tout élever, pour les générations futures, des monuments à la gloire des personnalités ayant marqué l’histoire de nos nations. Césaire en donne un exemple dans sa Tragédie du Roi Christophe, ce roi d’Haïti qui n’est pas sans défauts, comme l’a montré le poète martiniquais tout au long de la pièce. Mais à sa mort, alors qu’on porte le corps de Christophe, debout, comme une statue, sur les épaules, à sa dernière demeure, voici ce que Césaire propose :

Le page africain :

Père, nous t’installons à Ifé sur la colline aux trois palmiers

Père, nous t’installons à Ifé dans les seize rhombes

Du vent,

Force de la nuit, marée du jour

Shango

Je te salue, O…quand tu

 Passeras par les promenoirs du ciel

Monté sur les béliers enflammés de l’orage[vi]

Ce que Césaire, par la bouche du page africain, veut exprimer, c’est la nécessité de ramener nos personnages historiques, par un acte spirituel, dans la communauté des origines, les réintroduire et les réintégrer dans le lieu sacré des origines pour les Haïtiens, ici Ifé.  Ifé, Ilé-Ifé (la maison Ifé, en yoruba) pourrait être n’importe quelle localité en terre africaine. Ne serait-pas profond de réfléchir sur le fait que dans beaucoup de langues africaines, en yoruba comme dans les langues de l’aire culturelle Adja-Ewe, le même mot signifie à la fois maison, village d’origine et pays ? La sculpture africaine, porteuse d’une idée, d’une abstraction, et qui n’est nullement ressemblante, ni par les dimensions, ni par les traits du visage doit être placée dans un environnement sacré où elle communie avec les mondes, autant celui des dieux et des ancêtres (d’où l’allusion à Shango dans la pièce de Césaire) que celui des vivants et celui à venir. La statue du roi  Christophe aura un sens, si elle est  intégrée dans la cosmogonie du panthéon africain à Ifé. Ce qui est la fonction de la statuaire noire africaine. Cette portée spirituelle du lien à établir entre le passé, le présent et l’avenir,  échappant à  certains déracinés, ou simplement paresseux d’esprit, ils croient pouvoir y suppléer en faisant venir des techniciens appartenant à d’autres cultures, coréennes, chinoises, européennes…pour nous ériger des statues, dans les styles de ces cultures. Et ils en sont fiers !

Or, Christophe, comme je l’ai dit, n’a pas régné sans commettre des erreurs et peut-être sa plus grave erreur a été de croire que pour être roi et vrai roi, il devait instituer une cour, avec des personnages portant des titres nobiliaires (ironiques) : duc de la Limonade, duc de la Marmelade, comte de Trou Bonbon…en sorte qu’avec un humour sarcastique, l’un des courtisans ait pu faire cette réflexion :

Ce roi noir, un conte bleu, n’est-ce pas ? Ce royaume noir, cette cour, parfaite réplique en noir de ce que la vieille Europe a fait de mieux en matière de cour[vii].

Or, Christophe, qui est loin d’être un imbécile, avait une haute vision de la nation haïtienne à construire, des efforts à faire, conscient de l’histoire tragique dont son peuple a été victime jusque-là. À Madame Christophe qui lui demande de ménager les hommes, il répond :

Christophe

Je demande trop aux hommes ! Mais pas assez aux nègres, Madame ! S’il y a une chose qui, autant que les propos d’esclavagistes, m’irrite, c’est d’entendre nos philanthropes chanter, dans le meilleur esprit sans doute, que tous les hommes sont des hommes et qu’il n’y a ni Blancs ni Noirs. C’est penser à son aise, et hors du monde, Madame. Tous les hommes ont mêmes droits. J’y souscris. Mais du commun lot, il en est qui ont plus de devoirs que d’autres. Là est l’inégalité. Une inégalité de sommations, comprenez-vous ? Á qui fera-t-on croire que tous les hommes, je dis bien tous, sans privilège, sans particulière exonération, ont connu la déportation, la traite, l’esclavage, le collectif ravalement à la bête, le total outrage, la vaste insulte…[viii]

L’actualité ne donne-t-elle pas raison à Christophe, ou plutôt à Césaire, poète et prophète laïque, parlant par la bouche de son personnage ? Au moins Christophe, lui, n’aura pas été dupe du discours philanthropique dit universel, en fait hypocrite, qui prône les droits de l’homme, l’égalité, la démocratie pour tous,  la paix…mais permet, en sourdine ou ouvertement, à ceux qui le tiennent, de n’y trouver que leurs intérêts.

L’absence ou le refus de réfléchir sur le type de symbolique qu’il nous faut en Afrique, d’inventer notre  propre symbolique F. Eboussi  Boulaga nous en a prévenus, non sans ironiser sur la situation :

Que se passe-t-il donc quand les pays africains reproduisent les formes et les appareils des administrations, des gouvernements et des États occidentaux ? En les apposant sur des territoires constitués du dehors par des puissances impériales, on croit à leur changement qualitatif, à une différence de nature entre hier et aujourd’hui. La parole qui proclame l’indépendance, dans les formes et selon les rites, accomplit le miracle de la transsubstantiation[ix].

 La transsubstantiation, comme dans le dogme catholique,  doctrine selon laquelle le simple pain et le vin ordinaire, deviennent réellement le corps et le sang du Christ. Il faut y croire, c’est tout ! Ne jamais en discuter.

C’est cette fausse conception de la modernité ou ce dogme de la modernité qui nous a amenés à adopter ce qui est un non-sens dans notre culture, dans notre volonté d’indépendance réelle, à vivre dans le non-sens, parce que nous voulons imiter les Européens ou certains Asiatiques. La question revient : qu’avons-nous inventé ?

(À suivre)

Sénouvo Agbota Zinsou


[i] SAZ, Un système-totem baptisé Klatchaa, publié sur Icilomé du 12 avril 20202

[ii] Demba Moussa Dembélé,  Méconnaissance ou provocation délibérée, in L’Afrique répond à Sarkozy, sous la direction de Makhily Gassama, éd. Philippe Rey, 2008, p.89 et 92.

[iii][iii]Roger Garaudy, Pour un dialogue des civilisations, éd. Denoël, 1977, p.32-33

[iv] Id. p.40

[v][v][v]SAZ, On joue la comédie, éd. RFI 1972, éd. Haho 1984, Acte1, p. 33

[vi] Aimé Césaire, La Tragédie du Roi Christophe, éd. Présence Africaine, 196, Acte 3, scène 9, p. 152

[vii] Id. Acte 1, scène 3, p.31

[viii] Id.id. Acte 1, scène 7, p.59

[ix][ix][ix][ix]F. Eboussi Boulaga,  Les Conférences Nationales en Afrique Noire, éd. Karthala, 1993, p.98

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