Les conséquences du reshaping des pays arabes. Chaos et boomerang

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«Un tout petit caillou peut briser une grande jarre.» Proverbe chinois

Les attentats de Paris ont une fois de plus révulsé la conscience humaine. Justement, par humanité, il nous faut parler de la détresse de tous ceux et celles qui ont été traumatisés par ces attentats et qui ont perdu un proche. Il n’y a pas à mon sens de hiérarchie dans la douleur ou de singularité d’un pays par rapport à un autre; l’Algérie, qui pendant dix ans, s’égosillait à perdre haleine pour dire que c’est une idéologie mortifère, était bien seule. 200.000 morts plus tard, il se trouve encore des gens qui parlaient de «Qui-tue-qui?» comme l’a d’ailleurs rappelé dans une caricature décapante Dilem, interprétant à sa façon les massacres qui ont eu lieu. Massacres qui ne sont pas, on l’aura compris, une singularité. La veille des attentats de Paris jeudi 12 novembre, 43 vies étaient fauchées à Beyrouth. Plus avant, le 1er novembre, 224 personnes perdaient la vie au Sinaï. Avant-hier encore, à Bamako 22 personnes étaient tuées. «Et nous?» Ces deux mots résument la réaction de nombreux habitants du Monde arabe face à l’émotion planétaire suscitée par les tueries de Paris. Les Libanais ont raison de souligner cela et c’est aussi cette différence très choquante de traitement qui fait le lit du terrorisme. Toute personne devrait être considérée, quelle que soit sa nationalité. Le monde est beaucoup trop inégalitaire; et ces inégalités constituent une forme de violence économique, sociale, politique, qui ne peut qu’engendrer elle-même la violence.»

(1) La politique étrangère ambiguë de la France

C’est un fait, la politique étrangère de la France a perdu sa ligne directrice. Il fut une époque où le général de Gaulle, nationaliste de la première heure, avait toujours refusé de se mettre à la fois sous la coupe américaine de l’Otan, mais aussi de celle de la finance. La politique de la France aurait-il dit, ne se décide pas à la corbeille. Cette politique fut graduellement détricotée par Giscard d’Estaing et Mitterrand qui, sans état d’âme, s’aligna sur la position belliciste de George Bush I. Jérôme Henriques dénonçant la manipulation de ces évènements tragiques nous en parle:
«Presque un an après les attentats de Charlie hebdo, c’est reparti pour un tour d’hystérie collective. Entre les tartufferies médiatico-politiques (« on a atteint des sommets dans l’horreur », « une porte s’est ouverte sur l’enfer »…) et l’idiotie collective (« ça y est c’est la guerre », « même pas peur », « la France a été touchée parce que c’est le pays des droits de l’homme »…), beaucoup devraient redescendre sur terre et essayer de s’imposer un minimum de réflexion et d’honnêteté (…) Alors que la politique d’ingérence occidentale s’est révélée mortifère en Afghanistan, en Irak ou encore en Libye (repli ethnique ou confessionnel, affrontements civils, règnent des bandes armées, nouveaux foyers de terrorisme), la France est depuis 2011 le pays le plus va-t-en-guerre contre le régime syrien. Bachar el Assad est certes un dictateur, mais depuis quand les dictateurs dérangent nos gouvernants? (…) Depuis peu, la France a fait de Daesh son pire ennemi; pourtant, il n’y a pas si longtemps, notre ministre des Affaires étrangères se félicitait des progrès en Syrie d’un autre grand mouvement djihadiste: « Al Nosra (filiale d’Al Qaîda, ndlr) fait du bon boulot ». N’est-ce pas le signe d’une politique étrangère absurde? C’est ce que les récents attentats djihadistes (qui ont visé tour à tour la Russie, le Hezbollah libanais et la France) semblent indiquer… (…) Que s’est-il passé en Libye? En voulant armer les rebelles, on a surtout armé les djihadistes et donc participé à l’essor du terrorisme international. Et qu’a-t-on fait en Syrie? La même chose. (…) En partant en guerre contre Daesh, la France a donc joué les pompiers pyromanes.»

(2) La culpabilisation ad vitam aeternam des Français musulmans

Dans cette atmosphère de guerre que deviennent les Français de confession musulmane fidèles ou pas et plus largement les Français d’origine maghrébine? L’Observatoire national contre l’islamophobie du Conseil français du culte musulman évoque 24 actes d’islamophobie enregistrés depuis le 13. La tentation du «C’est pas moi, c’est pas nous» est une injonction verbale. Le Français musulman doit chaque fois se justifier et faire acte de contrition. Le sociologue Pierre Tevanian nous parle de ces «haut-parleurs» qui intiment l’ordre aux Musulmans de combattre les terroristes. Il écrit en citant Abdennour Bidar, un des haut-parleurs:

«En ouverture d’une tribune publiée ce vendredi 20 novembre 2015 dans Le Figaro et «plusieurs quotidiens de toute l’Europe», vous nous mettez en garde à juste titre contre «le piège que tend l’Etat Islamique» (…). Une fois posée cette salutaire pétition de principe, on aurait attendu des arguments, (…). C’est pourtant tout autre chose qui se produit. Non seulement cette pensée manque, mais la suite de votre tribune s’empresse de désigner un coupable unique – geste peu philosophique me semble-t-il, mais pourquoi pas. Ce qui est grave, c’est plutôt que ledit coupable se trouve être la masse de… «nos concitoyens musulmans»! Je vous cite: «Au bord de ce péril, les réactions des musulmans eux-mêmes qui expriment leur dénonciation de Daesh sont nécessaires et salutaires, indispensables pour faire diminuer la suspicion à l’égard de l’islam. Mais c’est insuffisant. (…) les musulmans du monde entier doivent passer du réflexe de l’autodéfense à la responsabilité de l’autocritique. Car comme le dit le proverbe français, «le ver est dans le fruit»: ce n’est pas seulement le terrorisme djihadiste qui nous envoie de mauvais signaux en provenance de cette civilisation et culture musulmanes, mais l’état général de celle-ci».»

(3) Pierre Tevanian s’insurge contre cette culpabilisation: «Il vous suffit d’affirmer, que c’est toute une «culture», toute une «civilisation», donc un milliard et demi de fidèles dans le monde, qui doivent pratiquer l’autocritique, qui sont donc impliqués, représentés, par les agissements de quelques dizaines de tueurs ici, et quelques milliers à l’extérieur. (…) Et je ne sais pas si vous êtes le ver ou le fruit, Monsieur Bidar, mais ce que vous faites là, dans ce contexte de crise, de chocs, de peurs exacerbées, est proprement ignoble.»

(3) Les causes véritables de ce chaos

Le terrorisme est une plaie qu’il faut contenir. Mais au lieu de s’épuiser à lutter contre les conséquences, il serait bon d’en recenser les racines afin d’y trouver les vraies solutions. Dans cet ordre, le contre-amiral Claude Gaucherand écrit: «L’islamisme, voilà l’ennemi!». Cela ne vous rappelle rien? En plein ordre moral triomphant, Gambetta, l’homme qui avait quitté en montgolfière la Commune de Paris assiégée par les Versaillais pour organiser la résistance en province, déclarait ainsi la guerre au cléricalisme. Les hommes politiques de cette trempe, ça n’a plus cours aujourd’hui.»

(4) Dommage ! Oui, aujourd’hui c’est sûr l’islamisme est l’ennemi. Mais la question se pose de savoir si c’est l’unique ennemi. 1991, première guerre d’Irak pays en voie de grand développement, arabe, mais laïque. Une formidable coalition conduite par Washington avec tout l’Occident, comme on dit et les grandes démocraties d’Arabie Saoudite et autres principautés richissimes et sunnites du golfe arabo-persique. La France du socialiste et humaniste Mitterrand ne manque pas à l’appel. L’Irak ramené à l’âge de pierre, proclame le protestant et grand démocrate James Baker en juin de la même année. L’âge de pierre pour le pays héritier d’une des plus anciennes civilisations. 500 000 enfants irakiens morts? Le prix à payer selon Madeleine Albright en 1995.»

2002: l’Otan sous la conduite des Etats-Unis fonce sur l’Afghanistan pour une guerre de dix ans et plus. La France de Chirac ne s’y presse pas. Enfin pas tout de suite, mais un peu plus tard oui, en particulier avec Sarkozy. Les Soviétiques s’y étaient cassé le nez. Ce ne sera guère mieux avec l’Otan.» (4)

«2003: la deuxième guerre d’Irak avec les «démocraties» rassemblées sous la bannière étoilée pour mettre enfin l’Irak à l’heure du paradis occidental et démocratique. Triomphe que l’on connaît bien. La France de Chirac et de Villepin, refuse de s’y rendre. Le monde, celui des pays du tiers et des non-alignés dit son admiration. Le mensonge des armes de destruction massive propagé par Washington et Londres est dénoncé.

2010: Sarkozy président, Londres et Paris s’unissent pour semer le chaos en Libye et faire assassiner dans des conditions pornographiques le président Kadhafi.

2012: après Sarkozy va-t-en-guerre voilà Hollande et son ministre des Affaires étrangères, Fabius dont l’obsession est la destitution d’un chef d’Etat légitime et la guerre à un Etat membre de l’ONU. La Syrie est à son tour dans le chaos, attaquée par Al Qaîda, l’Etat islamique et quelques autres entités baptisées opposition forcément démocratique (..;) Al Qaîda, le Daesh, ce sont ses enfants nourris aux pétrodollars du Qatar et de l’Arabie Saoudite et armés par eux par délégation de Washington. Quel est dans tout cela le rôle joué par Israël? De façon directe et indirecte. Alors une France qui en bon valet s’engage sur tous les fronts de l’atlantisme, une France faible ou affaiblie, une France laïque aussi, cela fait une belle cible pour l’islamisme, la face sombre de l’islam que la stratégie du chaos a fait ressurgir au sein de ces peuples humiliés, combattus à coups de bombes, ramenés à l’âge de pierre, avec une économie ravagée et un développement forcément négatif, soumis à une guerre de religion où les attentats ô combien meurtriers sont quotidiens et ne réveillent plus l’émotion dans le monde depuis longtemps.»

(4) «Alors oui, l’islamisme, voilà l’ennemi! Il est là, ressuscité par le chaos, dangereux, assassin et bien sûr nous n’avons d’autre choix que de le combattre avec fermeté avec toutes les armes dont nous disposons pour ce faire et une volonté clairement affichée. Mais je ne peux m’empêcher de penser que l’atlantisme pour nous Français, c’est aussi l’ennemi, Celui dont la politique s’appuyant sur une stratégie limpide et délibérément choisie est celle du chaos. (…) A semer le vent, l’atlantisme de nos dirigeants, atlantisme de conviction ou de circonstance, récolte aujourd’hui la tempête sur le sol de France.»

(4) Le boomerang syrien

C’est par ces mots que le rédacteur de la Chronique du Grand jeu qualifie la situation actuelle qui a totalement redessiné les rôles:

«(…) Les quelques dizaines d’avions envoyés par Moscou ont bouleversé la donne diplomatique moyen-orientale. Rarement aura-t-on fait autant avec aussi peu… L’Iran est plus proche que jamais de la Russie, l’Irak (à qui Moscou fournit d’ailleurs de plus en plus d’armes) et l’Afghanistan veulent eux aussi monter dans le train, la Jordanie commence à lancer des oeillades appuyées, le Koweït se dit en parfait accord sur le dossier syrien, la France du néo-conservateur Hollande se rallie. Au sein même des élites dirigeantes de l’Empire, l’amoureuse politique envers les salafistes crée un malaise; ainsi, l’ancien directeur de la CIA va jusqu’à préconiser une alliance (temporaire, ne rêvons pas) avec Damas et Moscou après les attentats de Paris.»

(5) «Quant aux promoteurs de Daesh, ils doivent pour l’instant faire contre mauvaise fortune bon coeur. (…) Ankara ne peut pas se permettre d’aller trop loin et Erdogan le sait bien. (…) Et l’on apprend maintenant que finalement, oui après tout, le Turk Stream risque bien de voir le jour alors que Gazprom n’en a d’ailleurs plus vraiment besoin depuis le doublement du Nord Stream. (…) Les difficultés des grassouillets cheikhs saoudiens sont d’un autre ordre. (…) Mais les Séoud se sont engagés dans une voie bien périlleuse et ont perdu leur gambit pétrolier sans avoir avancé d’un iota en Syrie. Leurs alliés pétromonarchiques du Golfe commencent à trouver le temps plus que long, Oman ne mâchant pas ses mots à propos du comportement «irresponsable» de Riyad quant au prix du pétrole. Pire, la politique saoudienne ne marche pas: (….) Avec la Russie (1ères réserves de gaz au monde et 5èmes de pétrole), l’Iran (2èmes réserves de gaz et 3èmes de pétrole) et l’Irak (4èmes de pétrole), l’Asie, locomotive de l’économie mondiale, n’a plus besoin d’autres sources. Mais revenons à nos chameaux… Non seulement les Séoud voient avec horreur et incrédulité la Syrie leur échapper, mais ils ne savent plus comment sortir du fiasco yéménite. (…) Al Qaîda et Daesh contrôlent de fait des pans entiers de territoire et font à peu près ce qu’ils veulent à Aden. (…)… Le Yémen est bien parti pour être une zone de non-droit pendant de longues années, un abcès durable sur le flanc des Ben Séoud (…)»

(5) Que deviendront les déchus de leurs nationalités?

La présidente de la Ligue française des droits de l’homme, Françoise Dumont, ne cache pas son pessimisme quant à l’adoption sans aucune opposition des mesures de renforcement de la déchéance de nationalité pour les binationaux impliqués dans des affaires liées au terrorisme, et elle s’interroge sur l’attitude des pays qui vont devoir accueillir ces « déchus » de la nationalité française.: «(…) Prenons l’exemple d’un Franco-Algérien. Quand on le déchoit de sa nationalité française pour une affaire liée au terrorisme, il lui reste la nationalité algérienne. Mais, du moment qu’il a commis des délits, il ne peut être ni régularisé ni expulsé car, ce n’est pas évident que l’Algérie accepte de l’accueillir à bras ouverts Et, même si elle dit oui, il y a de fortes chances que cela ne soit pas le « Club Med » pour lui et on peut même l’exposer au danger. En fait, les Français ne savent pas trop quoi faire de quelqu’un déchu de sa nationalité. (…) Le problème n’est pas aussi simple qu’on le présente. Excusez-moi pour l’expression, mais qu’est-ce qu’on en fait? On dit aux Algériens, on a un cadeau pour vous, on vous l’envoie, venez le récupérer à l’aéroport?»

(6) De mon point de vue, le grand problème des Arabes est qu’ils ont des dirigeants où l’alternance se fait par l’émeute ou par Darwin. Il n’y a pas de passage de témoin serein. Les dirigeants ne sont pas à la hauteur des peuples. L’Occident dans son ensemble y trouve son compte en adoubant des potentats tortionnaires de leur peuple, mais bien vus par les pays occidentaux. La démocratie aéroportée a fait long feu c’est l’une des conséquences du Pnac (Program for New American Century). Le Mepi qui a pour ambition de reshaper le Moyen-Orient a pour ambition ultime de perpétuer l’Empire et mettre en place de Nouveaux accords Sykes-Picot de 1916. Pour ce qui est des vassaux (Grande-Bretagne, France..;) ils récoltent les miettes. L’irruption douce de la Chine et hard de la Russie est en train de bouleverser tous les calculs. Plus rien ne sera comme avant. Le monde sera multipolaire ou ne sera pas. Le balancier du monde est définitivement passé du côté de l’Asie. Quant aux derniers soubresauts de la «vieille Europe» dixit Donald Rumsfeld, elle fait le choix de la défaite. Son magistère moral est en train de disparaître au profit d’un sauve qui peut et des derniers soubresauts colonialistes au fur et à mesure que les Sud épuisés n’ont plus rien à offrir aux «saigneurs» du néolibéralisme.

1.http://www.lemonde.fr/attaques-a-paris/article/2015/11/16/pour-les-libanais-on-ne-cree-pas-de-bouton-sur-facebook_4810982_4809495.html #M4eFTbSQXD5T67tM.99
2.Jérôme Henriques http://www.mondialisation. ca/la-france-pompier-pyromane/5489788
3.Pierre Tevanian 20 novembre 2015 http://lmsi.net/Le-ver-et-le-fruit
4. Gilles Munier http://www.france-irak-actualite.com/2015/11/qui-seme-le-vent.html utm_source=_ob_email&utm_medium=_ob_notification&utm_campaign=_ob_pushmail
5.http://www.chroniquesdugrandjeu.com/2015/11/le-boomerang-syrien.html?utm_source=_ ob_email&utm_medium=_ob_notification&utm_campaign=_ob_pushmail
6. « Et les déchus, on en fait quoi? » http://www.liberte-algerie.com/actualite/et-les-dechus-on-en-fait-quoi-236832

Pr Chems Eddine CHITOUR

 

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