Le franc cfa : impossible de changer? [ Fanny Pigeaud, Mediapart ]

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Soixante-dix ans après sa création, le franc cfa est toujours en vigueur dans les ex-colonies africaines de la France. Cette monnaie est pourtant dénoncée par des économistes africains, qui la jugent nocive. Mais les esprits critiques sont très mal vus par les autorités françaises.

Régulièrement, les autorités françaises se disent ouvertes à des réformes du système de la zone franc, qui rassemble 14 États africains ayant le franc cfa (fcfa) en partage. Christine Lagarde, ministre française de l’économie et des finances, a dit en mai 2010 : «Ce n’est pas à la France de déterminer si le système actuel est approprié ou non, s’il faut en sortir ou pas. Cette époque est révolue. C’est aux États concernés de prendre leurs responsabilités.» Même commentaire de la part du ministre des finances Michel Sapin, en avril 2016 : «La France n’est pas là pour décider à la place des pays concernés. Si des idées, si des propositions sont faites par les responsables politiques des pays concernés, la France est évidemment ouverte à toute évolution.»

La réalité est assez différente : la France n’a jamais envisagé de renoncer à son rôle de pilote de la zone franc. Ainsi, lors du passage à l’euro, en 1999, Paris s’est arrangé pour que les règles du jeu ne soient pas changées : «L’adoption de l’euro aurait pu se traduire par une disparition du pouvoir tutélaire de la France sur ses anciennes colonies, or la France a obtenu que les accords de coopération monétaire de la zone franc ne soient pas affectés par l’intégration européenne», souligne l’association Survie, pour qui le fcfa «perpétue les relations asymétriques et néocoloniales entre la France et les pays de la zone cfa». Plus tard, en 2002, les autorités françaises ont refusé l’idée du gouverneur de la Bceao (Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest), l’ivoirien Charles Konan Banny, de supprimer le mot «franc» sur les billets de banque cfa.

Depuis toujours, le fcfa est un sujet délicat, pour ne pas dire tabou, les esprits critiques sont très mal vus par les autorités françaises. Au début des années 1960, les chefs d’État remettant en question le système zone franc ont fait long feu au pouvoir. Parmi eux, le togolais Sylvanus Olympio (1902-1963). Devenu président en 1960, à l’indépendance de son pays, il voulait créer une monnaie nationale et donc réviser les accords monétaires signés avec la France. Jugé dangereux par Paris, il a été assassiné le 13 janvier 1963. Au Burkina Faso, Thomas Sankara, tué en 1987, faisait aussi partie de ceux qui voulaient rompre avec la dépendance économique instaurée par Paris. En 1984, il avait expliqué à l’écrivain camerounais Mongo Beti : «Le franc cfa, lié au système monétaire français, est une arme de la domination française. L’économie française et, partant, la bourgeoisie capitaliste marchande française bâtit sa fortune sur le dos de nos peuples par le biais de cette liaison, de ce monopole monétaire. C’est pourquoi le Burkina se bat pour mettre fin à cette situation à travers la lutte de notre peuple pour l’édification d’une économie autosuffisante, indépendante.»

L’économiste ivoirien Mamadou Koulibaly a été plus récemment dans le collimateur des Français : alors qu’il était ministre de l’économie et des finances, le président Jacques Chirac a intimé en 2000 à son homologue ivoirien, Robert Gueï, de le faire sortir du gouvernement à cause de ses positions anti-franc cfa. Koulibaly venait d’ouvrir la campagne électorale de l’opposant socialiste Laurent Gbagbo, pour la présidentielle d’octobre 2000,«sur le thème de la critique de la parité fixe et rigide du franc cfa et demandait plus de flexibilité et un taux fluctuant avant une dénonciation des accords de coopération», précise un de ses proches. Pour des raisons de politique interne, Gueï ne l’a finalement pas limogé.

En 2007, Paris s’est opposé à la nomination comme gouverneur de la Bceao du ministre ivoirien de l’économie Paul-Antoine Bohoun Bouabré, ex-directeur de cabinet de Koulibaly. La France n’a pas voulu de Bohoun Bouabré «parce qu’il était pro-Gbagbo [alors président de la Côte d’Ivoire et vu comme un adversaire par Paris – ndlr]. Son profil d’universitaire et de non-“insider” de la Bceao était également inquiétant : il était susceptible de suggérer des réformes qui auraient pu tout changer», décrypte le journaliste Théophile Kouamouo, observateur attentif de cette période. Bohoun Bouabré avait d’ailleurs parrainé en novembre 2004, à Abidjan, une «conférence internationale sur la réforme de la zone franc». C’est lui aussi qui avait permis à la Côte d’Ivoire dirigée par Gbagbo de fonctionner, dans un contexte sécuritaire et politique difficile, sans aide financière extérieure.

Le dernier responsable africain sanctionné est sans doute Kako Nubukpo, économiste et ministre togolais de la prospective d’octobre 2013 à juin 2015. Il a perdu son poste de ministre sous la pression directe de la Bceao et d’Alassane Ouattara, le président ivoirien, qui se sont plaints auprès du président togolais, Faure Gnassingbé, à cause de ses analyses critiques sur le fcfa et la gestion des banques centrales de la zone franc. En 2016, c’est le Trésor français qui s’est opposé à son entrée comme président au sein du comité d’évaluation de l’Agence française de développement (Afd). Sa nomination avait pourtant été approuvée par les plus hautes instances de l’Afd.

En Afrique de l’Ouest, Ouattara, ancien cadre du Fmi et ex-gouverneur de la Bceao, joue aujourd’hui le rôle de gardien du temple et de gendarme. Pour que le dispositif fcfa perdure, son soutien est indispensable : la Côte d’Ivoire représente près du tiers de la masse monétaire de l’Union économique et monétaire ouest-africaine, ce qui fait d’elle le principal pilier de la zone franc. Depuis son arrivée à la tête du pays, en avril 2011, Ouattara a confirmé que la France avait bien fait de miser sur lui : il reste un allié sûr pour le ministère français des finances. En octobre 2012, c’est lui qui a inauguré un colloque organisé par Bercy pour célébrer les 40 ans des derniers accords monétaires signés entre la France et les pays de la zone franc.

En avril 2016, il a sifflé la fin de la récréation pour les économistes africains demandant des changements, en déclarant : «J’ai été gouverneur de la Bceao, je suis d’ailleurs encore gouverneur honoraire de la Bceao. Et je peux vous dire que le franc cfa a été bien géré par les Africains. Donc je demande vraiment aux intellectuels africains de faire preuve de retenue et surtout de discernement. Si l’on regarde sur une longue période, 25-30 ans, cette monnaie a été utile aux populations. Les pays de la zone franc sont les pays qui ont eu la croissance la plus continue sur une longue période, ce sont les pays qui ont eu le taux d’inflation le plus bas, c’est l’une des rares zones où le taux de couverture de la monnaie est quasiment à 100 %. Mais, écoutez, qu’est-ce que nous voulons d’autre ? Peut-être que c’est le terme franc cfa qui gêne, mais à ce moment-là qu’on le change. Mais sur le fond, je considère que notre option est la bonne.» L’attitude de Ouattara tranche avec celle de Gbagbo, son prédécesseur chassé du pouvoir par la France et l’Onu en avril 2011 et qui représentait visiblement un danger potentiel pour la continuité du système : le parti de Gbagbo, le Front populaire ivoirien (Fpi), a régulièrement remis en cause l’existence du Fcfa et plaidé pour une souveraineté totale de la Côte d’Ivoire.

L’Élysée et le ministère des finances n’ont pas la même approche

«Tant que Ouattara sera au pouvoir, les chefs d’État de la région ne prendront pas de positions contraires aux siennes : ils ont une peur bleue de lui. Est-ce parce qu’ils pensent qu’il est tout-puissant ou bien parce qu’ils voient en lui la voix de la France qui l’a installé à la présidence ?» se demande un analyste. Le fait que plusieurs de ces dirigeants ont été élus à l’issue de processus électoraux contestés ou douteux n’aide pas : «Ils n’ont pas la légitimité nécessaire pour engager un bras de fer avec la France : ils ne peuvent pas s’appuyer sur leurs populations. Ils sont donc coincés. S’ils étaient libres, ils auraient depuis longtemps dénoncé les accords monétaires. Ils savent que ce ne sont pas eux qui décident, mais la France», ajoute le même expert.

Sous anonymat, un universitaire explique de son côté, à propos du Gabon : «Pour les hommes politiques gabonais, le fcfa est un non-sujet : aucun parti ou leader n’en a fait un objet de discours, encore moins de campagne. Les hommes politiques sont tous trop “françafricanisés” pour se prononcer sur ce sujet. Pire, l’opposition qui devrait porter ce type de discours ne compte que sur la France pour arriver au pouvoir. Donc, motus !» Une chronique, signée Makaya, qui reflète en général l’opinion des dirigeants gabonais et qui est parue en avril 2016 dans le journal d’État L’Union, a néanmoins montré que l’état d’esprit général était plutôt à la remise en cause du fcfa : «N’oublions pas que, depuis 56 ans, nous sommes “maîtres” de notre destin. L’Algérie, le Nigeria, le Ghana, la Rdc, l’Afrique du Sud […] le sont également et totalement avec chacun sa monnaie nationale. Se portent-ils plus mal que ceux du pré-carré français dont la politique monétaire se décide à Paris ? Alors, c’est le moment de savoir ce que nous voulons et là où nous allons, quoi…»

Dans l’Histoire, un chef d’État a tout de même pu publiquement contester le fcfa sans subir de représailles : le 22 novembre 1972, lors d’une visite officielle du président français Georges Pompidou au Togo, Gnassingbé Eyadema a pris au dépourvu la France en critiquant publiquement les accords de coopération monétaire signés avec elle. Un an après, les Français ont accepté que les pays de la zone franc déposent 65 % de leurs réserves de change au Trésor français au lieu de 100 % comme c’était le cas jusque-là.

Ces dernières années, deux autres dirigeants se sont exprimés sur la question. Le président sénégalais Abdoulaye Wade a déclaré en avril 2010 : «Après 50 ans d’indépendance, il faut revoir la gestion monétaire. Si nous récupérons notre pouvoir monétaire, nous gérerons mieux. Le Ghana a sa propre monnaie et la gère bien ; c’est le cas aussi de la Mauritanie, de la Gambie qui financent leurs propres économies.» Mais il n’y a pas eu de suite : Wade, dont les relations avec Paris étaient devenues très difficiles, a quitté la présidence en 2012 à la fin de son second mandat.

En août 2015, c’est Idriss Déby, président tchadien, qui a élevé la voix. Ce vieil allié de la France a lancé à propos du fcfa : «Il y a des clauses qui sont dépassées. Ces clauses-là, il faudra les revoir dans l’intérêt de l’Afrique et dans l’intérêt aussi de la France. Ces clauses tirent l’économie de l’Afrique vers le bas.» Il a ajouté : «Il faudra avoir le courage de dire que le moment est venu de couper ce cordon qui empêche l’Afrique de décoller. Il faut que cette monnaie africaine soit maintenant réellement la nôtre.» Ce discours n’a cependant pas entraîné de bouleversement : Déby avait en réalité un grave problème budgétaire et il s’agissait pour lui de faire pression sur le conseil d’administration de la Beac (Banque des États d’Afrique centrale), dont la France fait partie, pour qu’il accepte de faire débloquer des fonds.

La sortie de Déby a eu un avantage : elle a montré qu’aujourd’hui l’Élysée et le ministère des finances n’ont pas la même approche à propos du fcfa. Ayant compris l’arrière-pensée du président tchadien, Bercy a très vite envoyé une délégation au siège de la Beac, à Yaoundé, afin qu’une solution soit trouvée à son souci financier. L’Élysée était de son côté prêt à ouvrir des discussions autour d’éventuelles améliorations à apporter au système fcfa. Il faut dire que des collaborateurs de François Hollande semblent avoir des idées moins conservatrices que celles des technocrates de Bercy : un conseiller, Thomas Melonio, a ainsi qualifié l’obligation pour les pays de la zone franc de placer 50 % de leurs réserves en devises au Trésor français d’«étrangeté pour le moins surprenante cinquante ans après les indépendances», dans un rapport de la Fondation Jean-Jaurès publié en 2012. «Les pays dont la monnaie est arrimée à l’euro ne gagneraient-ils pas à s’émanciper monétairement ?» s’interrogeait-il dans le même document. La position des conseillers de Hollande l’a d’ailleurs conduit à suggérer que les banques centrales africaines baissent le niveau de leurs réserves déposées au Trésor français : «Je suis convaincu que les pays de la zone franc doivent pouvoir assurer de manière active la gestion de leurs monnaies et mobiliser davantage leurs réserves pour la croissance et l’emploi», a-t-il ainsi déclaré en 2012. À Bercy, on ne semble pas pressé de voir le vœu de Hollande se réaliser.

En 2009, un haut fonctionnaire de la Beac avait déjà relevé des divergences entre acteurs français : il avait confié à des diplomates américains que «les technocrates du Trésor français étaient relativement progressistes, encourageant les gouvernements francophones à être plus autonomes, mais que la Banque de France [où sont logés les comptes d’opérations de la zone franc – ndlr] continuait d’exercer une influence démesurée».

En France aussi, il est difficile d’émettre des critiques : en 1995, Bercy a très mal réagi à un rapport rédigé par une économiste française, Béatrice Hibou, pour le Centre d’analyse et de prévision (Cap) du ministère des affaires étrangères : ce document dressait un bilan négatif du système fcfa, préconisant son abandon. Bercy a protesté et exigé un droit de réponse, tandis que sa direction des relations économiques extérieures a demandé que le Cap cesse tout travail d’analyse sur les économies africaines.

Kako Nubukpo se veut pourtant optimiste : «Au sein des institutions françaises concernées, on a l’impression qu’il y a de plus en plus de gens favorables à des évolutions : ils voient bien que la situation des pays de la zone franc est catastrophique.» Il reste à convaincre l’ensemble de la machine. Quels que soient les obstacles, «il va bien falloir qu’on sorte de cette servitude volontaire. Il n’y aura jamais de véritable indépendance avec une monnaie contrôlée par un autre que soi. Bien sûr, il y a des risques. Mais il vaut mieux les affronter plutôt que cette fuite en avant perpétuelle», juge un universitaire d’Afrique centrale.

Fanny Pigeaud, Mediapart 

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