Un an et demi après la fin de la crise post-électorale, un nombre indéfini d’anciens soldats attendent d’être indemnisés pour les dommages subis pendant la guerre. Notre Observateur, qui a servi aux côtés des forces favorables au président Alassane Ouattara, nous raconte comment sa vie a basculé.
Il y a trois semaines démarrait à Bouaké, au centre du pays, le recensement des ex-combattants impliqués dans la crise post-électorale. L’objectif : retrouver à travers tout le territoire les dizaines de milliers d’anciens soldats qui ont pris les armes entre décembre 2010 et avril 2011 et identifier les préjudices qu’ils ont subis durant la guerre. Ils sont estimés pour le moment à 100 000, un nombre que les spécialistes du dossier jugent largement supérieur à la réalité et que ce recensement est censé préciser. Des solutions seront ensuite élaborer pour leur futur. L’opération ne devrait pas dépasser « un mois » selon Bertin Kouassi Yao, conseiller technique au ministère de la Défense et coordonnateur du recensement.
En parallèle, une nouvelle Autorité pour le désarmement, la démobilisation et la réintégration a également été créée fin août par le président Alassane Ouattara. Cet organisme a vocation à remplacer toutes les autres structures chargées depuis une dizaine d’années de désarmer et de réintégrer les anciens combattants dans les corps armés. En effet, depuis la première crise ivoirienne (2002-2007), les programmes de « désarmement, démobilisation et réintégration » (DDR) se sont succédés sans produire de réels résultats. L’Onuci, la force de l’ONU en Côte d’Ivoire, est associée à cette nouvelle opération, non encore effective sur le terrain.
« J’ai pris le train pour me faire soigner au Burkina Faso […]. Très vite, j’ai compris que je devrais me débrouiller seul »
Moustapha Touré, originaire d’Odienné (nord-ouest), vit à Man (ouest). Il était soldat au sein des Forces nouvelles, l’ex-rébellion favorable à Alassane Ouattara. Partis du nord du pays après l’élection présidentielle de novembre contestée par l’ancien président Laurent Gbagbo, les rebelles étaient entrés dans Abidjan fin mars, où ils avaient remporté la guerre contre les forces pro-Gbagbo après deux semaines d’intenses combats.
J’ai rejoint l’armée en 2002 alors que le commandant Zacharia Kone était en train de se battre contre les forces de Laurent Gbagbo. Qu’aurais-je pu faire d’autre ? En tant qu’enfant du Nord, il fallait s’impliquer car à ce moment-là, les Forces nouvelles se battaient pour nous et manquaient d’hommes.
Moustapha Touré avant sa blessure, quand il servait pour les Forces Nouvelles.
Comme je savais conduire, on m’a mis au volant d’un 4×4. En tout, nous avons fait un an de front en allant de ville en ville. Puis, il y a eu le cessez-le-feu et s’en est suivie une période de désarmement. Pendant les années après, il y a eu quelques conflits mais au sein même de notre camp, installé à Odienné. Le reste du temps, on était plutôt tranquille.
Lors de l’élection présidentielle de novembre 2010, j’ai été désigné par ma hiérarchie pour sécuriser la zone de Soubré [sud-ouest] et m’assurer que les règles électorales étaient bien respectées. Puis, Laurent Ggagbo a refusé de connaître les résultats et nos chefs nous ont expliqué que nous devrions en passer par la voie militaire. Nous sommes alors partis vers Danané [ouest]pour rencontrer d’autres chefs. C’était au mois de février 2011. Sur place, un premier échange de tirs a eu lieu avec des mercenaires libériens de Laurent Gbagbo alors que nous essayions d’attaquer une de leurs positions. Nous avons été les premiers à ouvrir le feu. Puis nous avons continué de ville en ville. Certaines batailles étaient beaucoup plus éprouvantes que d’autres. Il nous est arrivé de perdre une vingtaine d’hommes d’un coup.
« J’ai reçu une balle dans la jambe et les médecins ont décidé de me plâtrer »
Puis, à la fin mars, nous avons avancé sur Bloléquin [ouest]. Là-bas, j’étais chargé de faire un ratissage pour récupérer les civils. Dans la soirée de notre arrivée, j’en avais rassemblé une centaine mais comme nous manquions de véhicules, nous les avons mis à l’abri dans la préfecture de Bloléquin en attendant qu’un camion vienne le lendemain matin. Avec le reste de la troupe, on veillait à une centaine de mètres de là quand, à 4 heures du matin, des miliciens nous ont attaqués. Nous étions tous en demi-sommeil, on s’est vraiment fait surprendre. C’est là que j’ai pris une balle dans la cuisse, alors que nous essayions de nous replier. Un camarade m’a porté sur ses épaules pour m’emmener un peu plus loin. Mais tout le monde n’a pas eu ma chance. Au moins quatre soldats sont morts.
J’ai ensuite été emmené en voiture dans un hôpital à Odienné, où se trouvait une de nos bases arrières. Mais en temps de guerre, les soins sont plus que rudimentaires. L’endroit où j’étais n’avait aucun moyen. Finalement, les médecins ont décidé de me plâtrer la jambe. Je suis resté comme ça pendant un mois avant que ma hiérarchie ne décide que je devais partir me faire soigner au Burkina Faso. Avec ma mère, mon amie et mon petit frère, nous sommes montés à bord d’un train direction Ouagadougou. J’y suis resté 62 heures, c’était un calvaire dans ma situation. Et c’est moi qui ai payé tout le voyage.
Certains de mes amis de Man qui, comme moi, sont d’anciens soldats blessés dans l’attente d’indemnités de la part du gouvernement.
« Le pied avait pourri et les nerfs ne répondaient plus, il n’y avait pas d’autre solution que de m’amputer »
Dans une petite localité à côté de la capitale, j’ai été pris en charge par des médecins italiens membres d’une association chrétienne. Quand l’un d’eux a ouvert mon plâtre, il m’a immédiatement dit qu’il fallait amputer. C’était devenu une question de survie. Deux ou trois semaines plus tôt, je m’en serais sorti d’après lui, mais là le pied avait pourri et les nerfs ne répondaient plus. Ma mère était contre cette idée. Je suis son premier fils, ça a été comme un coup de poignard pour elle.
Je suis resté six mois sur place mais jamais mes chefs n’ont pris de mes nouvelles, pas un appel. J’ai vite compris que je devrais me débrouiller seul. Mais dans ma situation, c’était très compliqué. Rapidement, je me suis retrouvé à court d’argent, je ne pouvais donc pas payer mes opérations. J’insistais pour obtenir un certificat de sortie auprès de l’hôpital pour retourner en Côte d’Ivoire mais le médecin me répétait que je n’étais pas guéri. Finalement, il a accepté. C’était mon seul espoir, rencontrer mes chefs pour qu’ils aient pitié de moi et m’aident financièrement.
« Mes anciens chefs de l’armée font semblant de ne pas me reconnaître »
De retour à Man, en septembre, j’ai croisé plusieurs fois des chefs de l’armée mais tous m’ont ignoré. Aujourd’hui, ils font semblant de ne pas me reconnaître. Et quand j’arrive un tant soit peu à exposer mon problème, en définitive, je suis toujours rejeté. Un jour, j’ai approché un de mes anciens commandants, qui m’a demandé ce que je lui voulais. J’ai répondu : « Je veux être autonome et pour ça j’ai besoin d’argent ». Il m’a répondu : « C’est ton destin d’être comme ça ! ».
Heureusement, j’ai des connaissances qui m’aident financièrement de temps à autre parce qu’ils ont pitié de moi. Mon frère, qui est en France, m’a fait envoyer des béquilles. Mais j’ai encore besoin d’une prothèse. J’ai six enfants à charge, dont trois que j’ai récupéré après la mort d’un autre frère, tué pendant cette guerre. Je ne pourrai même pas envoyer mes enfants à l’école cette année.
« J’ai été enregistré mais pour le moment, ça n’a abouti à rien du tout »
Ici, on a vu plusieurs organisations gouvernementales chargées du recensement des victimes de guerre. On est venu me chercher et j’ai été enregistré. Le problème, ce n’est pas le recensement, mais c’est que ça n’abouti à rien du tout. J’ai essayé de contacter les autorités militaires d’Abidjan par le biais d’une connaissance afin que l’on m’aide à financer une prothèse. Ils m’ont demandé des tas de papiers médicaux pour faire un dossier. Ça fait cinq ou six mois maintenant et je n’ai eu aucune nouvelle. On meurt à petit feu ici. Et je ne suis pas le seul dans cette situation.
Moi, ce que je voudrais, c’est un peu de matériel pour aller cultiver les terres de mes parents. Il me faut quelque chose qui me permette de tenir sur le long terme. Peu importe mon handicap, si j’ai les machines, je saurai me débrouiller. »
France 24