
Ce qui est caractéristique dans la parabole de Jésus, c’est que ce riche, sur terre était si habitué à un certain langage que même en enfer, même devenu à son tour nécessiteux, souffrant, il ne pouvait que donner des ordres, à celui dont il sollicite pourtant l’assistance : « Père Abraham, envoie Lazare pour qu’il trempe le bout de son doigt dans l’eau et me rafraîchisse la langue…Je te demande d’envoyer Lazare dans la maison de mon père, car j’ai cinq frères. Qu’il leur apporte son témoignage… » ( Luc 6; 24, 27-28).
Les modes employés, en français, s’appellent impératif et subjonctif et les deux servent à exprimer des ordres, une volonté, des souhaits ardents qui ne souffrent aucune remise en question. Bien sûr que dans le passage concerné, ces ordres sont atténués de politesse : « Père Abraham, je te prie…Père Abraham, je te demande… » Mais n’empêche qu’il s’agit avant tout d’habitudes langagières dont on use, même sans trop y penser. Le problème c’est que, comme il s’agit d’habitudes, nous croyons que c’est tout à fait normal et que nous n’avons aucunement besoin de remettre ces habitudes en question. Ainsi on dira : « Nous avons les solutions, vous avez les problèmes, exposez-nous vos problèmes, pour que nous y apportions nos solutions. Nous avons l’argent, vous avez les besoins. Dites-nous vos besoins et nous les comblerons grâce à notre argent. Nous avons les médicaments, vous avez les maladies, racontez-nous où vous avez mal et nous vous guérirons. Nous avons la prospérité, vous avez la misère, vendez-nous votre misère contre notre besoin d’être les sauveurs du monde et nous vous offrons un peu de notre prospérité, etc. ». Et vice versa. Et l’on continuera de croire qu’entre ceux qui ont les solutions et ceux qui ont les problèmes, ceux qui ont l’argent et ceux qui ont les besoins, ceux qui ont les médicaments et ceux qui ont les maladies, ceux qui nagent dans la prospérité et ceux qui vendent leur misère pour ne pas s’y retrouver noyés…, il y a un abîme. Abîme, on ne croit pas si bien dire : entre l’Europe et le reste du monde, en particulier l’Afrique, l’abîme, c’est l’océan sans fond où des centaines, des milliers d’êtres humains qui veulent passer de l’enfer au paradis vont périr. Entre le riche et Lazare ou entre l’ancien riche qui a eu tous les biens de la terre de son vivant et qui souffre aujourd’hui et l’ancien pauvre Lazare accueilli au paradis, Lazare, le désormais bienheureux, il y a un abîme incommensurable!
Ramenant la métaphore biblique sur terre et dans l’actualité, ici et maintenant donc, nous croyons pouvoir faire mentir Jésus en arguant qu’il y a le détroit de Gibraltar (du nom de Tarik ibn Ziyad, le chef berbère qui y a fait construire le château maure en l’an 711), qu’il y a Lampedusa, Ceuta et Melilla, les côtes italiennes, les côtes espagnoles, les îles grecques…En leur temps, j’avais dénoncé les drames de l’émigration en Europe sur ces côtes. A combien monte le chiffre des morts aujourd’hui? Selon l’Organisation Internationale pour les Migrations, à 1700 et 2000 pour les années 2012 et 2011. Mais au total depuis que les hommes tentent de traverser la Méditerranée?
Sous titre Lampedusa, ou la faillite du chacun pour soi, LE MONDE du 07.10.2013 écrit : « Impossible d’ignorer cette tragédie : en vingt ans, quelque 20 000 migrants qui tentaient de gagner les rivages de l’Europe sont morts. Dans un article confié au Monde en mars 2009, l’écrivain Daniel Rondeau, alors en première ligne puisque ambassadeur à Malte, parlait d’une « chronique quotidienne de la souffrance et de l’exil » en Méditerranée. »
Qui a dit que tout ce qui est visible, apparent, n’a pas de réalité? Si donc les prétendues passerelles apparentes, physiques, n’ont pas de réalité, quelles sont les vraies passerelles?
Permettez, chers lecteurs, que je vous chante un morceau d’une de mes pièces, Ninive, la petite fille poisson, inspirée par un conte qui lui-même, à travers des siècles, a beaucoup voyagé de l’Iran au Togo en passant par la Tanzanie, la France, l’Allemagne. Ninive part de son torrent natal à la recherche de la vérité vaste, sans limites, insaisissable que représente l’océan. A travers ruisseaux, rivières, fleuves, mers, les rives, les côtes…elle survit, échappant aux railleries des crapauds et des grenouilles, aux dangers que constituent sur son chemin la mouette et le pélican, puisant sa force dans la leçon de l’escargot. L’escargot, tout comme le poisson et la tortue ne parlent pas, contrairement aux grenouilles, aux mouettes et aux pélicans dont les bruits tonitruants et parfois cacophoniques sont connus. Mais il chante. Et son chant, comme tout ce qui n’est pas apparent, tout ce qui ne s’étale pas ostensiblement est bien réel, significatif:
Amis, amis, si vous le saviez, saviez!
Comme le disait l’escargot, l’escargot
Qui n’a jamais, jamais voyagé, voyagé
Vante, vante son pays comme le plus beau
Et la cuisine de sa mère, de sa mère,
Comme la plus exquise de toutes, oui de toutes
Mais la connaissance nous libère, nous libère
Et notre école, c’est la route, c’est la route1!
Effet bizarre, oxymore, diront les spécialistes de littérature, que celui de l’escargot pris comme métaphore du voyage, l’escargot dans sa coquille! Où sont donc ceux qui courent, ceux qui vont à vélo, en voiture, train, avion, fusée, bolide, bateau? Oui, en bateau et se noient? (est-ce qu’on ne se noie pas tous, sans le savoir ?). C’est que, comme je l’ai dit, tout ce qui est apparent est dépourvu de réalité profonde. Ainsi voyage l’escargot, plus que ceux qui courent, prennent la voiture, l’avion et qui cependant, restent hermétiquement enfermés dans leur coquille. L’escargot voyage en esprit, grâce précisément à la connaissance dont il est question dans le chant, la connaissance que va acquérir la petite fille poisson Ninive dans son voyage initiatique. La connaissance, à ne pas confondre avec les diplômes bien entendu. C’est elle seule qui établira les vraies passerelles entre ce qui aujourd’hui est considéré l’abîme, entre l’ « enfer » et le « paradis », les valeurs qui permettront aux hommes de rencontrer des hommes, non pas les hommes qui possèdent face à ceux qui sont dépourvus de tout, les nantis qui assistent ceux qui ont besoin d’être assistés. Car, en fait, savez-vous que le plus grand abîme, c’est l’ignorance, non pas seulement celle de ceux se croient en enfer et aspirent à entrer au paradis, mais aussi celle de ceux qui, se berçant de l’illusion d’être éternellement au paradis, de droit divin, restent absolument indifférents à ce qui se passe de l’autre côté de l’abîme ou même dans l’abîme, aux portes du « paradis ». Faut-il s’étonner qu’un homme qui sait sortir, en esprit de sa coquille, qui a donc une grande vision de l’humanité comme le Pape François parle de honte en évoquant ce qui se passe dans l’abîme et aux portes du paradis? Et si l’ignorance et la honte étaient sœurs? Dans la tradition ewe-mina, on dit d’un homme qui se comporte comme le riche de la parabole, c’est-à-dire d’un homme qui, toute sa vie, a ignoré l’existence du pauvre Lazare à qui les chiens venaient lécher les plaies, qui a ignoré jusqu’à l’existence même de la mort, qu’il s’est enfermé dans la case de la honte.
Et quelles solutions les grands de ce monde ont-ils trouvées pour cacher la honte? S’enfermer encore plus dans la honte! Construire des grillages de barbelés plus hauts, toujours plus hauts, encore plus hauts! Équiper les services de l’immigration en dromes de surveillance. Et comment l’impératif, sourd au chant inaudible, aveugle aux valeurs non apparentes, comme une habitude, ne reviendrait-il pas au galop ? « Vendez-nous vos grillages barbelés et nous vous cèderons nos morts, encore plus de morts! Donnez-nous les dromes de surveillance et nous vous fabriquerons des naufragés, encore plus de naufragés! ».A d’autres, on ordonnera : « Vendez-nous votre lâcheté et votre silence contre notre disposition à soutenir vos pouvoirs usurpés, pourris et chancelants ». Mieux encore, on dictera cyniquement: « Devenez nos gendarmes sur vos propres côtes, vendez-nous votre souveraineté d’État, la vie et la dignité de vos concitoyens contre notre aide au développement ».
Bien sûr qu’il y a ceux qui demandent: « Donnez-nous mille, deux mille, cinq mille euros, toute votre fortune et nous vous garantissons une place dans notre bateau vers le paradis », alors qu’en fait, ces marchands vendent souffrances, soif et faim en mer et tombeaux au cimetière au fond de l’abîme ou aux portes du paradis. On a tendance (cela semble plus facile) à rejeter tous les maux de ce marché de l’abîme sur ces derniers seuls.
Cependant, de l’abîme lui-même, personne ne s’occupe réellement. Cela coûte trop cher.
Sénouvo Agbota ZINSOU
1Saz Ninive, la petite fille poisson, kantata, d’après un conte de l’auteur iranien Samad Behrangi, traduit en swahili par Ebrahim Hussein et en français par Alain Ricard, in Bayreuther Francophonie Studien de J. Riesz et V. Porra, éditeurs, p. 147