La CPI dans l’impasse

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 L’affaire opposant la Cour pénale internationale (CPI) au président kényan Uhuru Kenyatta, longtemps marquée par les controverses et les retards, a exacerbé les tensions entre la CPI et l’Union africaine (UA). Alors que son abandon permettrait d’apaiser la discorde, certains sont d’avis que cela risquerait également d’éroder le pourvoir de la Cour, qui n’a rendu qu’un seul jugement à ce jour.

Lors d’une conférence de mise en état le 5 février, les avocats du président Kenyatta ont continué de faire pression sur la CPI pour qu’elle abandonne le procès, dont l’ouverture, prévue le 5 février, a été ajournée pour la quatrième fois le mois dernier. Les procureurs ont dit qu’un témoin s’était rétracté et avait réclamé plus de temps pour rassembler des preuves.

La procureure de la CPI, Fatou Bensouda, est actuellement en train de décider si le procès contre M. Kenyatta – accusé de crimes contre l’humanité, notamment d’incitation aux meurtres, aux déportations ou transferts forcés de populations, aux viols, aux persécutions et autres actes inhumains lors des violences post-électorales de 2007-2008 au Kenya – doit avoir lieu.

À l’origine, six hommes étaient inculpés dans l’affaire de la CPI, mais il n’en reste plus que trois. Outre M. Kenyatta, William Ruto, le vice-président du Kenya, et Joshua Arap Sang, un ancien animateur radio vedette, sont actuellement jugés à La Haye.

Mme Bensouda a dit en janvier qu’un témoin à charge décisif ne souhaitait plus témoigner et qu’un deuxième avait avoué avoir fourni de fausses preuves.

Demandes d’abandon

Les fortes pressions exercées par le Kenya et ses alliés – dont le Rwanda – pour que la CPI abandonne les procès ont contribué à la dégradation des relations entre la CPI et l’UA. En octobre 2013, l’UA a demandé à ce que les chefs d’État en exercice se voient accorder l’immunité de poursuite et a menacé d’un retrait massif des États africains de la CPI.

L’organisation a également demandé à ce que le procès contre M. Ruto et une autre affaire opposant la CPI au président soudanais Omar el-Béchir soient différés. « L’abandon des affaires [du Kenya]serait source d’apaisement pour l’UA. C’est un fait », a dit Stella Ndirangu, responsable de programme auprès de la section kényane de la Commission internationale des juristes.

L’ambiance n’était guère plus conciliante lors du dernier sommet de l’UA à Addis Abeba, la capitale éthiopienne, fin janvier. Dans le communiqué final du sommet, l’organisation a exprimé sa « déception » quant à la poursuite des procès au Kenya et a pressé les membres africains de la CPI à « observer les décisions de l’Union africaine sur la CPI et à continuer de s’exprimer d’une même voix ».

Stephen Lamony, conseiller principal auprès de la Coalition pour la Cour pénale internationale pour l’UA, les Nations Unies et les situations africaines, a dit que l’effondrement de l’affaire Kenyatta améliorerait certainement les relations entre l’Afrique et la Cour.

« M. Kenyatta fait en sorte que son affaire soit à l’agenda de l’Union africaine », a dit M. Lamony, qui a participé au sommet les 30 et 31 janvier pour rallier la cause de la CPI. « Je pense que tant que l’affaire Kenyatta sera devant la CPI, les tensions entre la Cour et l’Afrique persisteront. »

Greta Barbone, associée principale du programme de justice pénale internationale auprès de l’ONG internationale No Peace Without Justice espère que le procès suivra son cours. « Les relations avec l’Union africaine sont très influencées par les affaires Kenyatta et Ruto, mais j’espère vraiment que les procès continueront, car la meilleure chose pour le Kenya serait d’avoir des procès équitables et que justice soit rendue aux victimes des violences post-électorales. »

Richard Goldstone, un juge sud-africain et ancien procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, pense que la CPI pourrait être perçue comme étant faible si l’affaire Kenyatta s’effondrait. « Mais si cela est lié à une intimidation des témoins, la faute ne pourrait être imputée à la CPI, et encore moins au bureau de la procureure », a-t-il dit.

Le bureau de la procureure a eu raison de réclamer l’ajournement de l’affaire, selon Mme Barbone, car poursuivre avec une insuffisance de preuves serait une stratégie risquée. « Ce n’est pas la première affaire dans laquelle le procureur rencontre des difficultés avec les témoins au Kenya, et c’était une sage décision que de demander plus de temps. »

« Le bureau du procureur pourrait faire plus. Ils doivent faire preuve de sérieux dans leur manière de gérer ces affaires. Ils se laissent malmener par tout ce pouvoir et les manigances orchestrées par MM. Uhuru et Ruto. À voir la manière dont se déroulent les procès, on pourrait en venir à douter que les violences post-électorales ont réellement eu lieu », a ajouté Mme Ndirangu.

Chaud et froid . Les relations entre l’Afrique et la CPI, fondée en 2002, avaient bien commencé.

À l’époque, les gouvernements du Mali, de la République centrafricaine (RCA), de la République démocratique du Congo (RDC) et de l’Ouganda ont tous appelé l’institution à enquêter sur les crimes commis sur leurs territoires. L’ancien procureur de la CPI, Luis Moreno Ocampo, a engagé des procédures en Côte d’Ivoire et au Kenya et le Conseil de sécurité a confié à la CPI des affaires en lien avec la Libye et le Soudan.

En 2009 toutefois – à l’époque où Omar el-Béchir a été inculpé pour des crimes de guerre commis au Darfour -, la relation entre la CPI et l’Union africaine (UA) s’était déjà dégradée. Jean Ping, le président de la commission de l’UA, s’est plaint que toutes les inculpations ciblaient des Africains et a accusé les responsables de la CPI de néocolonialisme. Le mandat d’arrêt émis à l’encontre du président libyen Mouammar Kadhafi en 2011 n’a fait que renforcer la résistance africaine.

M. Goldstone attribue le changement à des causes politiques. « Quand les inculpés n’étaient pas des leaders, la CPI bénéficiait d’un appui sans réserve », a-t-il dit à IRIN. « Lorsque des leaders ont commencé à être ciblés, les politiques de l’UA ont changé, et ce, à cause des gens qui en sont à la tête. Ce qui est encourageant toutefois, c’est que les menaces de retrait ne se sont pas concrétisées. »

« Il semble aussi y avoir un fossé entre les leaders qui se protègent et les victimes qui veulent que justice soit faite. »

La CPI a cependant aussi donné des munitions à ses détracteurs. Elle n’a rendu qu’un seul jugement jusqu’à présent, un verdict de culpabilité à l’encontre du chef de milice congolais Thomas Lubanga – une affaire qui, à plusieurs reprises, a été suspendue et retardée. Mathieu Ngudjolo Chui, qui s’est battu dans le clan opposé pendant le conflit qui s’est déroulé dans le nord-est de la RDC, a quant à lui été acquitté en 2012.

La médiocrité de certaines enquêtes, la manipulation des témoins, le manque de coopération de certains gouvernements et d’autres facteurs ont entravé le travail de la Cour. Certains cas n’ont même pas passé la première étape des procédures, c’est-à-dire l’audience de confirmation des charges.

Selon M. Goldstone, la CPI a mis trop de temps à traiter de nombreuses affaires. « La Cour travaille à un rythme d’escargot. Les juges sont extrêmement lents. Il n’y a pas de raison pour qu’ils mettent des mois et des mois à rendre un jugement », a-t-il dit.

Le procès de Lubanga a commencé en janvier 2009 et le verdict a été prononcé en mars 2012. Le procès de Germain Katanga, qui, avant que les deux affaires ne soient considérées séparément, était jugé avec Ngudjolo Chui pour des crimes commis en RDC, dure depuis novembre 2009. Le verdict – différé depuis février – doit être prononcé en mars. L’affaire opposant la CPI à Jean Pierre Bemba, l’ancien vice-président congolais, a commencé en novembre 2010 ; la défense a terminé de présenter ses arguments en novembre dernier.

Accent sur l’Afrique

L’accent mis sur les crimes de guerre et les inculpés africains en irrite plus d’un. Certains font remarquer que les enquêtes de la CPI dans des pays comme la Colombie et l’Afghanistan se poursuivent depuis plusieurs années sans qu’aucune mesure soit prise.

En réponse, la Cour a dit qu’elle ne pouvait intervenir que lorsque les autorités nationales n’ont pas la capacité ou la volonté de mener des poursuites. Elle a ajouté que, dans de nombreuses affaires qui sont toujours en examen, elle devait encore déterminer si les autorités nationales s’occupaient des auteurs présumés des crimes.

En Libye, par exemple, Abdullah al-Senussi, l’ancien chef des renseignements militaires et le beau-frère de Kadhafi, est accusé d’avoir commis des crimes à la prison d’Abou Salim, et notamment d’avoir orchestré, en 1996, le massacre de plus de 1 200 détenus. Les juges de la CPI ont décidé, en octobre dernier, qu’il pourrait être jugé à Tripoli parce que la Libye a la capacité et la volonté de mener sa propre enquête.

« Je ne pense pas que le principe de complémentarité fonctionne, et lorsque des procédures véritables sont mises en ouvre, la Cour montre qu’elle est prête à travailler en collaboration avec les pays pour voir si les juridictions nationales sont capables de s’en occuper », a dit Mme Barbone, de No Peace Without Justice. « Au Kenya, nous n’avions pas cette possibilité, parce qu’il n’y avait pas d’enquêtes ou de poursuites à l’encontre des personnes qui avaient le plus de responsabilités. »

M. Goldstone admet qu’il espère que la CPI se saisira bientôt d’affaires à l’extérieur de l’Afrique, mais il doute que cela fasse une grande différence en ce qui concerne sa relation avec l’UA. « Il n’y aura pas de volte-face soudaine si des poursuites contre des ressortissants colombiens ou afghans sont engagées demain. La CPI ne bénéficiera pas tout d’un coup d’un large soutien de la part de l’UA. »

Une affaire de politique

Il a cependant ajouté : « Le réel problème, c’est le Conseil de sécurité. Il n’y a pas de raison valable empêchant la CPI d’intervenir dans la crise syrienne et au Sri Lanka, mais c’est la politique du Conseil de sécurité et la CPI doit vivre avec ça. »

M. Lamony, de la Coalition pour la Cour pénale internationale, a dit : « Les leaders politiques africains devraient faire pression sur ceux qui ont la capacité d’en faire plus dans ces situations, comme le Conseil de sécurité, plutôt que d’offrir l’argument selon lequel parce qu’il n’y a pas d’enquêtes dans ces situations, il ne devrait pas y en avoir ailleurs. »

Les observateurs à la CPI, comme Elizabeth Evenson, avocate principale pour le programme de justice internationale de Human Rights Watch (HRW), insistent sur le fait que la CPI est réceptive, citant une décision des juges donnant à Ruto la liberté de ne pas assister à la plus grande partie de son procès. Elle a dit que la CPI pourrait seulement parvenir à ses fins en ignorant la politique et en faisant son travail.

« On ne devrait pas conclure ici que la CPI devrait se retirer et traiter seulement des affaires moins graves quand elle ne bénéficie pas du soutien nécessaire pour poursuivre des accusés de haut rang dans des pays capables d’organiser une attaque politique », a dit M. Evenson. « Ce qu’il faut conclure, c’est que le mandat de la CPI est précisément de s’occuper de ces dossiers d’envergure et qu’il faut trouver comment y arriver. »

Londres, 12 février 2014 (IRIN) –

lc/aj/rz – gd/amz

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