L’échec de l’alternance au Togo par la voie des urnes

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Dès 1963 le Togo a été le pionnier des coups d’Etat militaire en Afrique post indépendance. Alors que cette région connaît maintenant des évolutions démocratiques positives, le maintien au pouvoir d’un régime qui fait semblant de respecter formellement les règles du jeu démocratique risque d’avoir un effet contaminant sur les pays de la sous région aux institutions politiques fragiles. En 2015 Togo innove encore. Curieusement la communauté internationale semble complaisante vis à vis du régime de ce pays sans réel poids géo stratégique et dont chacun connaît la violence potentielle, le niveau de corruption et l’extrême indigence des services publics. Cet article essaye de comprendre cette impossible alternance démocratique au Togo.

Le dimanche 3 mai 2015, la cour constitutionnelle du Togo a validé les résultats du scrutin du 25 avril 2015 annoncés par la CENI le 28 avril 2015. Après un scrutin à un tour émaillé de fraudes, de contestations, de menaces, et d’achats de conscience, ces résultats, si on accepte les chiffres proclamés par la cour constitutionnelle, donnent le candidat d’UNIR (Union pour la République, ex RPT) Faure Gnassingbé gagnant avec 58,77% des suffrages exprimés contre 35,19% pour le chef de file de l’opposition et candidat de la Coalition CAP 2015, Jean-Pierre Fabre président de l’ANC (Alliance Nationale pour le Changement) dont la stratégie aura été de jouer le jeu électoral jusqu’au bout. Faure Gnassingbé entame un troisième mandat, après avoir refusé la limitation du nombre de mandats.

Faure Gnassimbé a succédé à son père Gnassimbé Eyadéma en avril 2005 à l’issue d’un scrutin qui a fait 811 morts selon la ligue togolaise des droits de l’homme[1] (LTDH). Une famille est au pouvoir depuis 48 ans dans ce petit corridor sahélien qui relie la côte avec l’hinterland sahélien et où vivent de 6 millions de Togolais dont 88% n’ont connu que la famille Gnassimbé au pouvoir[2]. Après le régime coréen, celui du Togo détient le record de longévité dynastique. Lomé est un actif port en eau profonde géré par le groupe Bolloré. Avec le phosphate, il constitue la principale richesse du pays. Dans ce vieux territoire de négoce de comptoir, licite et illicite, la drogue surtout, un régime familial avec une armée clanique, protège sa rente politique et portuaire. L’indice de développement humain y a régressé entre 2006 et 2013 alors qu’il a augmenté dans les trois pays frontaliers.

Des réformes institutionnelles et électorales impossibles

Depuis l’accord cadre de Lomé en 1999 jusqu’au cadre permanent de dialogue et de concertation de 2012 en passant par les « 22 engagements », l’Accord Politique Global (APG) de 2006 et les recommandations de la Commission Vérité Justice et Réconciliation[3] (CVJR) de 2013, les cadres de dialogue politique se sont succédés. La dernière tentative a échoué en juillet 2014. L’APG signé par tous les partis pour sortir de la crise de 2005 prévoyait le retour à la constitution de 1992 adoptée par référendum avant les modifications introduites en 2002 par le RPT qui permettaient au Général Eyadema de briguer un nouveau mandat. L’ANC a toujours défendu le strict respect de l’APG et de la constitution de 1992 qui prévoient la limitation du nombre de mandats présidentiels à deux. Cette ligne de négociation qui n’a pas pu aboutir à un compromis a donné du grain à moudre à la communication du régime et aux autres partis dits d’opposition sur la ‘’radicalité’’ de Jean-Pierre Fabre, communication appropriée par plusieurs chancelleries (Allemagne, Union Européenne) et relayée par le PNUD et le HCDH au Togo.

La guerre des images auprès des chancelleries

En 2012, Jean-Pierre Fabre souffrait d’un déficit d’image auprès des chancelleries, particulièrement de l’Union Européenne, acteur clef. Présenté comme un syndicaliste plutôt qu’un politique, un nouveau Gbagbo, un radical arrogant, cette image de Jean-Pierre Fabre était soigneusement relayée en chœur par le régime, le PNUD ou le HCDH, des observateurs politiques et une partie de la presse internationale.

Un travail de communication, entrepris par l’ANC et ses alliés, auprès des politiques dans les pays qui comptent au Togo a progressivement changé la donne. Mais la stratégie de sape orchestrée par le pouvoir pour diaboliser Jean-Pierre Fabre perdure auprès de certains acteurs de la société civile togolaise et une partie de la société civile française qui s’intéresse au Togo.

Le groupe Havas, contrôlé par le groupe Bolloré, était en charge de la communication du candidat Faure qui avait ainsi les moyens de mener une communication efficace auprès des médias internationaux. Comme à son habitude avec le régime togolais l’hebdomadaire Jeune Afrique a publié un publi-reportage valorisant l’image modernisatrice du président sortant. En prenant une position à équidistance des candidats, le représentant de RFI a joué le jeu de la communication d’UNIR à destination de l’opinion publique internationale. Comme en 2010, les résultats annoncés par la CENI et relayés immédiatement sans analyse par le journal Le Monde posent la question du rôle de ces médias internationaux

Une opposition divisée ?

Le scrutin à un tour pousse au regroupement des candidatures. La division de l’opposition est l’argument principal des commentateurs pour expliquer la défaite de l’opposition. Il ne tient pas devant la réalité. Le vote du Sud n’était pas divisé. Des alliances avec des leaders du nord ont été construites. Même si le CDPA (Convention Démocratique des Peuples Africains) membre de la coalition CAP 2015 est un parti sans base électorale, il est représentatif des élites intellectuelles qui peuvent être des relais efficaces. Les résultats de l’ANC aux législatives de 2013, cela malgré un découpage particulièrement défavorable et des fraudes à grande échelle, ont positionné Jean Pierre Fabre leader de l’opposition reconnu par le Président Faure.

Le CAR (Comité d’Action pour le Renouveau), l’autre parti de l’opposition, avait appelé au boycott faute de réformes politiques. Malgré la notoriété de Maître Agboyibor son leader historique, le CAR n’a un relatif poids électoral que dans certaines zones délimitées. Il est probable qu’une des raisons du refus du CAR d’aller au scrutin est due à la peur de se compter face à Jean-Pierre Fabre et de lui reconnaître le leadership de l’opposition. L’autre argument qui voit dans l’appel au boycott une alliance objective avec le régime pour affaiblir Jean-Pierre Fabre au sud, est vraisemblable. Un buzz permanent sur les divisions de l’opposition a été alimenté par quelques leaders, des universitaires et des journalistes en mal de prébendes, relayant la stratégie de communication du régime.

Des listes électorales altérées

En mettant tôt le débat sur la validité des listes électorales CAP 2015 a su faire reculer le régime. En amont de ce débat, la question de la qualité du code électoral avait vite montré que le régime s’organisait pour en utiliser toutes les failles, notamment les modalités de recours des citoyens au moment de l’affichage des listes ou la faiblesse du contrôle sur les chefs traditionnels qui valident l’état civil. L’Union Européenne en février 2014 avait mené une étude sur le code. Le ministre de l’intérieur avait tenté d’enterrer cette étude que l’ANC a finalement obtenue après avoir insisté auprès de la Délégation de l’UE à Lomé (DUE). En faisant monter les enchères autour des listes électorales, l’ANC pouvait mettre la pression sur les chancelleries et les institutions internationales, l’UE notamment, qui déployaient beaucoup d’énergie pour que les élections se déroulent paisiblement. L’aide budgétaire de l’UE au processus électoral a ainsi été subordonnée à des critères d’affichage des procès-verbaux des résultats dans chaque bureau de vote. Cette conditionnalité de l’aide budgétaire aura peu de poids politique puisqu’elle sera faite a posteriori. Il conviendra de suivre de très près la décision de décaisser ou non l’aide budgétaire de la part de la DUE. Elle sera un indicateur de la complaisance de la DUE.

Les travaux d’associations togolaises de la diaspora et d’un autre candidat sur la non fiabilité des listes ont amené le ministère de l’intérieur à composer. Le dépôt de plainte de Jean-Pierre Fabre avec l’avocat William Bourdon contre la société belge Zetes qui fournit la CENI en matériels, ajoutait à la pression comme l’a montré le report des élections de deux semaines. Pourtant ce délai ne put modifier la donne bien qu’il fut le signe que le rapport de force bougeait.

Une campagne et un scrutin calme

Les candidats ont pu faire campagne dans tout le pays. Faute d’un observatoire des médias, tel que l’UE l’avait envisagé un moment, on ne peut analyser la répartition de la couverture médiatique. Du fait de la visibilité d’une campagne dans l’opinion publique internationale, le régime a maintenu un profil bas sur la répartition des temps de parole dans les médias publics et a fait le minimum démocratique. Tous les observateurs reconnaissent le calme de la campagne et du scrutin. En organisant les états généraux de la presse en juillet 2014, il a voulu afficher à destination des chancelleries une image de liberté de la presse. La réalité est plus sombre : absence de presse écrite au nord, étranglement financier des journaux critiques, fermeture administrative de radios jugées trop radicales. En revanche les moyens financiers d’Etat ont donné à Faure un net avantage pour sa propre campagne.

Le ministère de l’intérieur a tenté de mettre en place un dispositif d’information des résultats à la sortie des urnes. Confié à un prestataire Béninois, cet outil, appelé SUCCES[4] était conçu de manière à pouvoir annoncer très vite les premières tendances et créer ainsi une situation politique favorable au régime quelques heures après la clôture du scrutin. CAP 2015 a dénoncé vigoureusement ce dispositif hors CENI. La médiation du président Ghanéen quelques jours avant le scrutin a contraint le régime à ne pas utiliser ce système. Cette médiation a également permis la mise en place d’un comité d’accompagnement de la CENI coordonné par un envoyé spécial de l’OIF.

Les opérations de dépouillement se sont bien déroulées mais ce sera le transfert des urnes, des listes d’émargement et des procès-verbaux dans les centres régionaux qui tournera à la confusion. Les témoignages concordants de bourrages d’urnes, de listes d’émargement préparées à l’avance se multiplièrent au Nord et dans le Centre les jours qui suivirent. Devant la situation, le représentant de l’OIF décida de monter lui-même en avion à Kara pour limiter les dégâts. Alors qu’elle commençait à recevoir les premiers résultats litigieux de 6 des 42 commissions électorales locale, à l’initiative de son président nommé par le parti UNIR, la CENI annonçait que le président sortant était en tête. Le discrédit de la CENI a commencé à ce moment-là.

Le taux d’abstention de 40% a été de 10% supérieur aux précédents scrutins présidentiels. Etait-il le signe d’une moindre mobilisation et de l’impact de l’appel au boycott de la part du CAR et d’associations de la société civile ? Devant la confusion dans l’organisation du scrutin (éparpillement et démultiplication des bureaux de vote jusque 48 heures avant le scrutin, désordre dans les listes électorales, condition de décompte des voix dans les bureaux) il sera difficile de faire objectivement la part entre le découragement des électeurs initialement motivés le jour du scrutin, la résignation des Togolais ou le choix politique de s’abstenir. Il est probable que c’est la grande confusion dans les listes électorales le jour du scrutin qui est le facteur du différentiel d’abstention.

Une CENI discréditée

Les représentants de CAP 2015 au sein de la CENI ont été très actifs, obligeant UNIR à changer ses représentants quelques semaines avant l’élection. En fin de course le président de la CENI a doublé ses collègues en annonçant seul des résultats partiels, spectacle caricatural devant les caméras, troublé par l’interpellation du vice-président. Cette forfaiture publique est venue couronner la réalité d’un président de la CENI travaillant pour le régime. Le représentant de l’OIF, consterné, jetant l’éponge en public a renforcé le discrédit de la CENI. Aucun analyste sérieux ne peut dire que le scrutin n’a pas été entaché de fraudes massives ouvrant la porte à la contestation des résultats de l’élection et cela quelque- soit le vainqueur que l’on ne connaîtra jamais de manière sûre. En contestant les premiers résultats partiels de la CENI avec des éléments concrets, Jean-Pierre Fabre a engagé très vite un bras de fer avec la CENI. Le ministre de l’intérieur ayant échoué à imposer son système d’information parallèle, la situation politique a failli lui échapper. Le régime a su mobiliser la CEDEAO qui a dû envoyer deux poids lourds de la sous-région pour couvrir le coup de force de la CENI.

CAP 15 n’a pas déposé de recours devant la Cour Constitutionnelle estimant que cette dernière était inféodée au régime. Ce choix tactique contradictoire avec la stratégie de « jouer le jeu », avait une vertu pédagogique vis à vis de la communauté internationale en prenant à témoin l’OIF mis en demeure de se substituer politiquement à la Cour Constitutionnelle.

La société civile instrumentalisée

Même si l’ANC a tenté de se rapprocher de la société civile au travers du Collectif Sauvons le Togo, Jean-Pierre Fabre, par tempérament et analyse politique, se méfie d’une société civile au Togo avec sa faible culture militante. Jusqu’en 2013 le collectif regroupait l’ANC, des partis d’opposition et des acteurs de la société civile dont l’image a été brouillée, notamment la LTDH. Cette stratégie de l’ANC ne lui a finalement pas apporté de réseaux associatifs pour relayer son programme. Celle du CAR de ce point de vue a été plus pertinente : il a su trouver des relais ou infiltrer des organisations de droits de l’homme pour relayer son discours. La campagne pour le boycott des élections a été portée par des collectifs proches du CAR écoutés à la délégation de l’Union Européenne. De son côté la FIDH a affaiblit la LTDH en poussant Mohamadou Yacoubou un ancien président de la ligue de 2005 à 2008 à rallier le régime. Il est maintenant ministre des droits de l’homme.

L’Eglise catholique a toujours été au centre du jeu politique au Togo. La composition de la Conférence Episcopale Togolaise (CET) est à l’image des tensions politiques et communautaires du pays. Elle a donc joué le minimum consensuel en amont des élections et n’a pas déployé d’observateurs électoraux. Elle ne publiera pas de rapport comme en 2010 où elle mettait en question la validité du scrutin. Elle s’est contentée cette fois ci d’un appel au respect des règles démocratiques et à la non-violence. Conformément au rapport de la CVJR présidée par l’évêque d’Atakpamé elle a souhaité que les réformes institutionnelles aboutissent et elle a participé à une délégation conjointe avec les églises protestantes auprès du président pour qu’il fasse les réformes. Après l’annonce des résultats, Benoît Alowonou, président de la CET et proche du pouvoir, s’est réjoui de l’absence de violence qui montrait la maturité pacifique du peuple togolais. En réalité cette maturité cache la peur de la violence du régime et la mémoire de 2005. Le jour des résultats, l’armée était visible dans les rues de Lomé. Le président de la CET a appelé les candidats à accepter les résultats et le président Faure à « laisser ses bras ouverts et travailler avec tout le monde ».

Le 29 avril la Concertation Nationale de la société civile, sur financement de l’UE, communiquait ses propres résultats s’alignant sur ceux de la CENI sans un commentaire sur le déroulement anarchique du décompte des voix. Le premier mai, Ibn Chambas le représentant de l’ONU pour l’Afrique de l’Ouest, soutien connu et ancien du président Faure, acceptait les résultats. Le communiqué de la CNSC sera la cerise sur le gâteau permettant au reste de la communauté internationale de valider à son tour les résultats en expliquant qu’il n’y a pas eu de violences et que la société civile a donné son imprimatur démocratique. Beaucoup d’associations sont allées à la soupe du PNUD, du HCDH et de l’UE pour financer leurs activités de sensibilisation à la paix pendant la campagne. De son côté, en amont du scrutin, CAP 2015 s’est abstenu de récupérer les grèves dans les secteurs de la santé et de l’éducation autour de la Synergie des Travailleurs Togolais.

En jouant le jeu électoral, Jean-Pierre Fabre a montré l’impossibilité d’une alternance démocratique au Togo par la voie des urnes alors que celle du dialogue est bouchée. Le régime a fait flèche de tout bois pour s’assurer de la victoire. Le choix par la communauté internationale de la stabilité politique et des affaires au détriment des droits démocratiques a eu raison des aspirations des Togolais au changement. La CDEAO, l’ONU, le HCDH et le PNUD ont accompagné la fraude. On pouvait parler de complaisance des chancelleries européennes pour les élections de 2005 et 2010. En 2015, il faut y ajouter l’impuissance.

PAR CHRISTOPHE COURTIN
Consultant international Etat de droit/Société civile

[1] Selon les chiffres repris par la commission Vérité, justice et réconciliation (CVJR) d’avril 2013
[2] Lire le rapport du collectif « Tournons la page » du 4 avril 2015.
[3] La CVJR a été créée dans le cadre de l’APG de 2006. Bâtie sur le modèle sud africain elle devait faire le bilan des violences politiques au Togo de 1958 à 2005 et émettre des recommandations. La CVR a remis son rapport en avril 2013. Ses recommandations ne sont toujours pas mises en œuvre.
[4] SUCCES : Système Unifié de Centralisation et de Compilation pour les Elections et les Statistiques

 

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