Kako Nubukpo : « Le Franc CFA agit comme un frein sur les exportations »

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Kako Nubukpo a été ministre chargé de la Prospective et de l’Evaluation des politiques publiques du Togo (2013-2015) et chef du pôle «analyse économique et de recherche» de la Commission de l’Union économique et monétaire ouest-africaine à Ouagadougou. Il est aujourd’hui directeur de la francophonie économique et numérique au sein de l’Organisation internationale de la francophonie. Il est l’un des auteurs de Sortir l’Afrique de la servitude monétaire (éditions La Dispute).

Pourquoi remettre en cause le franc CFA ?

Le débat sur l’opportunité du maintien du franc de la Communauté financière africaine (CFA), créé le 26 décembre 1945, a été relancé en juillet 2015 lorsque la Grèce menaçait de quitter la zone euro. En réalité, voilà plus d’un demi-siècle que nous observons une forte croissance industrielle des pays d’Asie du Sud-Est et que nous regardons l’Afrique qui reste loin derrière. Or, à la différence de nous, ces pays asiatiques ont chacun leur monnaie. Il est temps que nous nous émancipions du carcan de la prétendue mission civilisatrice du franc CFA. Il nous faut sortir de ce lien colonial, de cette dépendance, de cette allégeance…

De cette allégeance ?

Oui, de cette allégeance, de cette servitude volontaire. Car ce sont les gouvernements africains eux-mêmes qui acceptent les règles du jeu. C’est de la soumission. Je ne partage pas l’analyse de ceux, qui en Afrique, pensent que le franc CFA est un complot français.

C’est-à-dire ?

Faisons un petit rappel. Pour que nos banques centrales puissent créer un franc CFA, il faut qu’elles aient en réserve, auprès du Trésor à Paris, 20 % de cette somme sous forme de devises. Or, que voyons-nous ? Des réserves qui dépassent largement ce ratio et qui tournent même autour de 80 %. Comment justifier que cet argent additionnel ne serve pas à financer des investissements structurants de la zone CFA. C’est d’autant plus absurde qu’on sait qu’il n’y a pas de décollage économique sans crédit bancaire. Mais notre niveau de crédits est extrêmement faible ! Sa part ne dépasse pas les 25 % du PIB des pays de la zone, contre 100 % en zone euro. Ce faible taux s’explique essentiellement par le niveau de fixité de la parité de change entre le franc CFA et l’euro.

Vous plaidez pour une monnaie plus souple ?

Oui. Arrimée à l’euro, notre monnaie est une monnaie forte. Nul besoin d’être économiste pour comprendre que lorsqu’une monnaie est surévaluée, elle permet d’acheter des biens à l’extérieur, via les importations. Ce qui empêche le développement d’une production locale. Impossible dans ces conditions de reproduire ce que la plupart des économies émergentes asiatiques ont su faire en leur temps.

C’est-à-dire ?

Le Japon, la Corée du Sud ou d’autres pays sud-américains se sont développés en marchant sur deux jambes. Ils ont su combiner une politique monétaire souple et indépendante avec une politique budgétaire. Il nous faut acquérir cette souveraineté sans laquelle nous ne parviendrons jamais à passer d’une production à faible valeur ajoutée à des productions de plus en plus sophistiquées. On l’a vu en Grèce : une économie faible avec une monnaie forte n’a aucune chance de s’en sortir. Nous restons cantonnés dans un système d’économies extraverties.

Que faudrait-il faire pour sortir de ce carcan ?

Que les 14 Etats de la zone CFA et la banque centrale d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale, et pourquoi pas le Trésor français, négocient pour mettre un terme à ce système de change fixe. Nous devons avoir une monnaie commune dont le taux de change évoluerait en fonction d’un panier de devises, avec l’euro, mais aussi le dollar et pourquoi pas le yuan de la Chine avec laquelle nos relations commerciales s’intensifient. L’évolution du franc CFA est uniquement déterminée par les événements dans la zone euro et non pas par la conjoncture de nos pays. C’est une hérésie ! Cette monnaie forte agit comme un frein, comme une taxe sur les exportations.

Vous plaidez pour une monnaie unique des 14 pays CFA ?

Rien n’empêche de conserver le franc CFA tout en rompant la fixité avec l’euro. Nous pourrions imaginer un tunnel monétaire dans lequel le franc CFA pourrait évoluer en fonction de sa propre conjoncture économique. Une fluctuation, à la hausse comme à la baisse, autour d’un cours pivot permettrait un assouplissement monétaire. Cela permettrait de donner plus de compétitivité à nos économies, qu’elles soient moins extraverties, de doper notre croissance. Et surtout de créer des emplois…

Que manque-t-il pour adopter cette stratégie ?

La volonté politique de nos dirigeants qui ont intérêt au statu quo. Ils préfèrent la servitude volontaire qui vise à déposer d’importantes ressources financières au sein de la zone euro. Leur confiance envers le système institutionnel et productif de leur propre pays, qu’ils sont pourtant censés piloter, est très faible. Il y a aussi un manque de volonté politique évident de la France qui a fait de cette région du monde sa chasse gardée. Au bout du compte, les grands groupes européens qui investissent en zone CFA peuvent le faire en toute tranquillité. Ils viennent, investissent, le plus souvent dans l’extraction et l’exploitation des matières premières, pour finalement exporter… Et arrive le jour où ils décident de rapatrier leurs bénéfices. Pour eux, le risque de change est égal à zéro. Mais pour l’Afrique, c’est une voie sans issue.

Mais qu’est ce qui empêcherait les pays de la zone CFA de commercer entre eux ?

La part des échanges entre les économies de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa) est déjà faible, comprise entre 10 et 15 %. Ces économies maintiennent une insertion primaire au sein du commerce international. Du coup, elles sont substituables et non complémentaires. Et puis, à quoi bon avoir une monnaie commune si nous sommes incapables de définir un projet de société commun. Il est clair qu’avec la zone franc on a fait l’inverse de ce qu’a fait l’Europe, qui a commencé par l’économie réelle et ensuite la monnaie unique. Nous, nous faisons une transition inverse. Les dirigeants africains de la zone franc ne semblent ni avoir une vision, ni être prêts à opter pour la bonne gouvernance. La garantie accordée par le Trésor français est un blanc-seing accordé par Paris à un système aux incitations perverses, éculé et nocif pour l’avenir de millions de jeunes Africains. La preuve : ils préfèrent affronter la fureur des océans plutôt que de mourir en silence au sein de la zone franc. 

Par Vittorio De Filippis

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