… « Les évènements se précipitèrent en effet en cette terrible année 1971, balayant au passage tous nos espoirs et tout notre avenir. Le Général avait sûrement compris que nous étions irrécupérables, que Djobo et son groupe ne coopéreront plus et il avait décidé de frapper. Coup sur coup il décida de retirer la direction générale de l’O.P.A.T. à Boukari et de faire arrêter Kérim qu’il considérait comme le plus idéologiquement marqué parmi nous. Fidèle à sa méthode, le dictateur voulait agir de manière que ces deux agressions contre le groupe apparaissent comme des sanctions méritées par ceux qui les subissaient. Mais comment allait-il s’y prendre pour que ce soit crédible ? La tâche s’avérait ardue surtout s’agissant de Boukari Djobo dont la réputation de gestionnaire compétent, intransigeant et intègre était déjà établie et qui, plus est, jouissait de l’estime de la majorité des cadres du nord qui le considéraient comme un recours éventuel, un successeur crédible au cas où le Général quitterait le pouvoir. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle il était encore à son poste de Directeur général de l’O.P.A.T. Le Général aimait être aperçu comme le protecteur suprême des cadres du nord. Mais un certain M. Assor, surgi de nulle part, viendra servir de catalyseur dans le limogeage de Boukari. Qui était ce mystérieux personnage ?
De passage à Paris dans les premiers jours de janvier 1970 après avoir participé à la 24e session de l’Assemblée générale des Nations unies, j’étais dans le bureau de l’ambassadeur du Togo quand son secrétariat vint lui annoncer la visite d’un M. Assor. Jean-Marie Barandao, l’ambassadeur, était un ami de longue date. Il voulut recevoir le monsieur en ma présence, en ma qualité de Directeur de cabinet du Ministre des Affaires étrangères. Je déclinai l’offre, prétextant que je n’avais pas encore terminé mes courses. Toutefois, avant de reprendre rendez-vous avec lui pour dîner ce soir même, il tint à me présenter son hôte que la secrétaire introduisit au bureau : « M. Assor, dit lambassadeur, je vous présente le Directeur de cabinet de mon ministre. Raouf est un vieil ami et j’ai de la chance de l’avoir comme directeur du département ». Puis se tournant vers moi il ajoute : « Raouf, je te présente M. Assor qui a plein de projets pour le développement de notre pays. Si tout se passe bien, je serai à Lomé avec lui la semaine prochaine. Le Président et le ministre sont au courant ». Après cette joyeuse introduction, le monsieur me prit dans ses bras comme si nous étions des amis d’enfance. Un peu gêné, je bredouillai quelques mots de politesse et je les quittai aussitôt après. Ce fut le soir au dîner que M. Barandao me précisera que M. Assor représentait de grands groupes d’investisseurs intéressés par le développement de notre pays. Je ne vis pas l’intéressé pendant son premier séjour au Togo et je n’entendis pas parler de lui jusqu’à ce soir de début février 1971, lorsque Boukari me parla de sa visite à l’O.P.A.T.
Voici le compte que Boukari m’en rendit.
Le matin vers 10 heures, il reçut un appel téléphonique du Président de la République lui demandant de recevoir le même jour un monsieur venant de Paris. « Il faut être gentil avec lui, insista le Président dans son style habituel, car il va beaucoup nous aider ». Malgré la campagne de café qui battait son plein, Boukari reçut l’intéressé toute affaire cessante, pressé de savoir le type d’aide que le monsieur venait proposer. Il fit en sorte que les salamaleks durassent un minimum de temps et entra rapidement dans le vif du sujet. « Alors M. Assor, merci de venir nous proposer votre précieuse assistance, mais j’aimerais savoir dans quel domaine et comment pouvoir vous apporter mon appui comme me le demande le Chef de l’État ». Le monsieur venu de Paris expliqua alors qu’en réalité il était intéressé par l’achat du café de qualité inférieure qui, selon lui, était mal vendu par l’O.P.A.T. Boukari sentit tout de suite l’arnaque et informa son interlocuteur que non seulement il avait déjà ses propres canaux d’écoulement de cette catégorie de café mais aussi que toute la production togolaise était déjà placée sur le marché londonien. L’entretien tourna donc court et M. Assor en sortit complètement déconfis et amer. Boukari s’insurgea devant moi : «Ces gens-là nous prennent pour des zozos » et ajouta « J’ai appelé le Président pour l’en informer, je lui ai fait savoir que ce monsieur n’apportait absolument rien au pays, bien au contraire, et que je ne lui céderai pas. Le Président a dit qu’il me rappellera, mais je pense que cela ne changera rien. L’impérialisme français ne passera pas. Au pire, je remettrai le tablier ».
Le Président ne rappela pas les jours suivants et, en fait, ne rappellera plus du tout. Par contre, le 8 février 1971 tombera un décret présidentiel qui stipulait : « Le Président de la République décrète : M. Joseph O. Bagna est nommé Directeur de l’Office des Produits agricoles du Togo (O.P.A.T.) en remplacement de M. Boukari Djobo, appelé à d’autres fonctions ». C’était la formule consacrée pour tout limogeage à caractère politique, le cache sexe qui permettait de dissimuler l’animosité de la décision. Comme il fallait s’y attendre, Boukari n’était nommé à aucune autre fonction et ne le sera plus jamais par Éyadèma. Il retournait donc à son ministère de tutelle, c’est-à-dire au ministère du Commerce et de l’industrie, en qualité de conseiller du ministre. Cette décision, Boukari l’attendait depuis si longtemps que, quand elle tomba, elle lui parut comme une vraie libération. J’avais dû user de mon pouvoir de dissuasion pour l’empêcher d’aller en remercier le Général. »
Ali Akondoh