Hiérarchie des valeurs et hiérarchie des dangers

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J’avais d’abord trouvé sur Togocity, dans la chronique de Kodjo Epou, un intéressant article intitulé«Le pardon commence là où s’arrêtent les offenses!» Il date du 7 avril 2012. Puis, alors que je voulais le relire, il y avait, à sa place, le 9 avril,  une déclaration ou plutôt un bulletin d’alerte du 9 avril 2012 de Nicolas Lawson, sonnant donc l’alarme «Nous sommes à nouveau en danger». De quand donc date ce nouveau danger? Est-il si nouveau que cela?

Je regrette que Kodjo Epou qui, comme souvent, soulève des problèmes cruciaux de notre société, n’ait pas, par cet article, suscité beaucoup de réactions de la part de nos compatriotes ( 5, si j’ai bien compté ).

Quant au bulletin d’alerte de Nicolas Lawson, je ne dirai pas qu’il manque d’intérêt car il en a un : nous amener à nous poser des questions sur la nature du « danger» qu’il signale et surtout, sur les rapports mêmes de ce danger avec le pouvoir en place. Dans le fond, le pouvoir en place au Togo, existerait-il sans ceux dont l’intrusion dans notre souveraineté effraie Nicolas Lawson, ceux dont il fait ainsi la description : « Des étrangers sans scrupule, de dangereux prédateurs, des rapaces profitant de nos divisions politiques et des néocolonialistes de grivèlerie se servent de l’Union Européenne et du PNUD pour confisquer notre souveraineté et nos droits, en cogérant notre pays et en s’apprêtant encore à dévoyer les prochaines élections. Ce sont eux qui préparent une révision biaisée du code électoral, qui manipulent les acteurs politiques et la société civile, qui traficotent les kits électoraux, qui imposent les conditions du découpage électoral et de la révision des listes électorales»?

Je peux reposer les questions en ces termes : ceux qui aspirent encore à jouer les facilitateurs au Togo, pour leurs propres intérêts seraient-ils là si personne ne les avait jamais invités à se mêler de nos affaires? Le pouvoir de Faure Gnassingbé serait-il installé au Togo sans les facilitateurs comme Chirac, Obasanjo, Compaoré, Tandja…sans oublier, bien sûr, l’omniprésent Louis Michel, l’expert, le faiseur de rois en Afrique? Que l’on remonte à l’origine même du règne dynastique des Gnassingbé, aux commanditaires et aux planificateurs du coup d’État de 1963, que l’on suive les allers-retours de ceux qui l’ont soutenu pendant des décennies ou que l’on se réfère simplement à un discours récent d’une ambassadrice des États-Unis au Togo, la présence de ces « dangereux prédateurs» est presque permanente au Togo.

C’est sur le «danger» qu’est assis le pouvoir de Faure Gnassingbé. Comment donc peut-on vouloir combattre ce danger sans combattre celui qui est assis dessus, celui qui en jouit?

C’est ici que je fais le lien avec la chronique de Kodjo Epou : l’homme assis sur le danger permanent et réel qui menace le Togo demande pardon! On aura tout vu! Il demande pardon pourquoi? Il ne le dit pas avec les précision qu’on aurait souhaitées. Mais, c’est au nom de Messieurs Sylvanus Olympio, Kléber Dadjo, Nicolas Grunitzky, Gnassingbé Eyadema…  A-t-il oublié Emmanuel Bodjolé, «adjudant-chef de l’infanterie togolaise, chef du Comité insurrectionnel» qui nous avait agressés, nous avait terrorisés par ses vociférations à la radio, ses communiqués numéro un, numéro  deux, numéro  trois… plus tonitruants, plus tragiques les uns que les autres, l’adjudant-chef qui nous avait empêchés de dormir la nuit, le 13 janvier 1963 et les jours qui l’ont suivi, l’adjudant-chef qui hantait nos jours et nos nuits, qui littéralement nous avait fait mourir d’épouvante? En attendant l’expédition punitive dirigée par le  commandant James Assilah qui, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest était allé infliger des châtiments corporels sur les places publiques à des citoyens dont le crime était d’avoir été des responsables du CUT. Ne retrouvera-t-on pas ce genre de comportement chez nos militaires dans les années 90, 92, 2005, 2007…comme s’il s’agit d’une tradition de l’armée togolaise datant de 1963?

 Gnassingbé demande pardon. On connaît la chanson. Quel est le Togolais averti qui n’avait pas prévu qu’elle viendrait tôt ou tard,  cette chanson, depuis février 2005 quand Faure Gnassingbé avait perpétré son coup d’État, puis en avril de la même année, quand, avec l’aide ou au moins la bénédiction des «prédateurs étrangers» déguisés en facilitateurs, il avait organisé une opération digne des films de gangsters avec vol d’urnes, panique dans les bureaux de vote, massacres de populations civiles, bain de sang en utilisant l’armée de papa et, ces jours-là, bénéficiant de l’appui de son frère Kpatcha, à la tête des miliciens du RPT armés de machettes, lequel frère il arrêtera et mettra par la suite en prison, usant  également de violence? Nous savions tous qu’un jour, on nous parlera de pardon. En ce qui me concerne, je le disais déjà dans un article publié le 30 septembre 2007 sur Diastode, intitulé Pardon! Pardon! Je ne reviens pas sur ce que j’avais écrit, mais il faut au moins que l’on sache pour quels crimes Faure Gnassingbé demande pardon. Si c’est au nom de ceux qui l’ont précédé à la présidence de la République soit par le suffrage du peuple, soit qu’ils y soient parvenus par la force, qu’il laisse ces messieurs tranquilles dans leur tombe respective. Chacun d’eux a affaire avec l’Histoire et avec Dieu si on croit en Lui. Chaque homme doit rendre compte pour lui-même de ce qu’il a dit, de ce qu’il a fait. Chaque homme doit pouvoir dire, comme l’a écrit Sartre :«J’ai fait ce que j’ai voulu et je veux ce que j’ai fait».[1] Ou le contraire en se repentant de ses dires et de ses actes. C’est notre façon d’être libre.
Sylvanus Olympio n’a jamais envoyé Faure Gnassingbé qu’il ne connaît pas, ni son fils Gilchrist Olympio d’ailleurs, pour parler en son nom.

Faure Gnassingbé devrait dire ce qu’il a fait, lui. Devant qui? C’est ce qui reste à déterminer. Pour demander pardon, il faudra que Faure Gnassingbé commence par reconnaître qu’il a bénéficié du danger, qu’il a réintroduit le danger, qu’il s’est empiffré du danger, qu’il se rassasie chaque jour du danger, qu’il s’engraisse du danger, qu’il devient danger lui-même pour les Togolais. Un de nos artistes ( j’aime bien les citer, ces témoins de nos réalités dans toutes leurs dimensions qui savent bien les interpréter en usant souvent de détours, sous ce régime d’absence de liberté d’expression ) Fréjus Sewa Hyancintus chantait : « Na ne ma vo loo…» ( Laisse-moi tranquille). C’est un pardon « Laisse-moi tranquille pour que je continue à jouir du danger que je constitue pour toi». La réponse de Fréjus Hyancintus est simple :«Wo wu ame nam be ma na ne yea vo. Nye ma na ne a vo kpo!». Tu as tué les miens et tu veux que je te laisse tranquille. Pour continuer à nous assassiner? Non, je ne te laisserai pas tranquille dans ces conditions-là, pour ce but-là. Et, preuve que c’est dans ce but-là que Faure Gnassingbé demande pardon au peuple togolais? Lisez la déclaration de l’ANC publiée le 9 avril« Le régime RPT se refuse à toute discussion politique sérieuse et responsable». Cela vous étonne-t-il? De même, le RPT se refusera toujours au vrai pardon qui implique d’abord que toute la vérité soit dite sur la manière dont il est parvenu au pouvoir et s’y maintient. Il se refusera toujours à toute idée qui pourrait lui faire perdre le pouvoir. Ignorer cela, c’est ignorer sa nature fondamentale. Ne dites pas qu’il n’est pas sérieux et responsable. Il l’est, en dehors de tout ce qui peut toucher à son pouvoir. C’est-à-dire, en fait, en dehors du danger qu’il constitue pour l’avenir de la nation togolaise. En dehors de ce que nous considérons comme essentiel.  C’est cela, la responsabilité et le sérieux, dans l’entendement du RPT.

J’ai admiré un Togolais un jour : Léopold Gnininvi, à la suite de l’élection, par les délégués à la Conférence Nationale Souveraine au poste de Premier Ministre. Candidat malheureux, il avait déclaré, dans son allocution improvisée ce jour-là : «  Pour moi, dans la hiérarchie des valeurs, il y a d’abord le Togo. Le poste de Premier Ministre est secondaire ». Lui et Koffigoh,  l’élu, s’étaient donné l’accolade.  Akɔ ɖu amea nudaka wo wɔna, dit-on en mina : quand on perd au jeu d’argent, comme au jeu de pouvoir qu’est l’élection (le mot est le même pour désigner les deux choses), on n’est capable que d’actes insensés. Nous connaissons tous au Togo, ceux que la simple idée de perdre au jeu du pouvoir et donc aussi au jeu de l’argent, conduit à des actes les plus déraisonnables, les plus criminels que l’on puisse imaginer. Garder toute sa lucidité et sa dignité après avoir perdu me semble être une grande vertu que j’avais cru trouver chez le professeur de physique. Les paroles de Gnininvi et le geste qui les avait suivies m’avaient consolé, moi qui avais voté pour lui et qui   considérais sa défaite comme celle de mon camp, quoique je n’aie pas pris la carte de membre de la CDPA. Ces paroles et ce geste avaient peut-être préservé les délégués, majoritairement opposés à Eyadema, d’une division désastreuse, au moment même où ils venaient de poser l’un des actes les plus importants pour la construction de la nation togolaise. Je voyais en Gnininvi un homme intègre et rigoureux. Je me trompais, peut-être, ne le connaissant alors que vaguement. Mais, comme dit l’Évangile, « l’esprit est bien disposé », même si la chair est faible ( c’est ce que nous sommes tous ). Ce jour-là, c’était l’esprit qui parlait en Gnininvi et ce sont les paroles de l’esprit, essentielles, que j’ai retenues jusqu’à ce jour.

Aux Togolais de juger si l’esprit de Faure Gnassingbé est bien disposé et si le pardon  sollicité,  lorsqu’il lui serait accordé, il le ferait suivre de geste.

Demandons-nous :
Si l’obstination à conserver le pouvoir par tous les moyens et à tout prix, obstination qui est celle de Gnassingbé et  de son clan pourrait prendre fin. Si pardon égale salut du peuple togolais ou perpétuation du pouvoir RPT, discussions franches et bonne foi ou  arrogance :« Nous avons la force, le pouvoir et l’argent; personne ne peut rien contre nous »… Si Faure Gnassingbé et les siens seraient prêts à perdre des élections et à accepter le fait sans se livrer aux actes dangereusement insensés et dévastateurs qui les caractérisent.

 Ce régime né dans le sang et régulièrement nourri de sang et de violence ne donne aucun signe d’une volonté de changement. Là, je rejoins Kodjo Epou.

Et, à quoi sert, à quoi a servi la Commission Vérité-Justice-Réconciliation de Mgr Barrigah, puisque Gnassingbé, tout seul, par un mot, comme par une baguette magique, par son discours donc, pouvait décider du pardon dont les Togolais ont besoin pour repartir sur une nouvelle base? Non, Monsieur, le pardon n’est pas dans un discours. S’il est d’abord dans un acte individuel d’examen de conscience, de volonté de se repentir et de faire table rase du passé, il est aussi ensuite dans un acte collectif réunissant bourreaux et victimes, offenseurs et offensés. Où et quand avons-nous vu les  femmes et les hommes deux catégories,  réunis pour se parler, s’écouter, vider l’amertume d’un côté, confesser et regretter le mal déjà fait de l’autre, et promettre de ne plus jamais recommencer? Et, seulement après cette étape, décider d’un commun accord de bâtir ensemble des relations nouvelles?

Les gens souffrent, les gens trouvent à peine la nourriture de chaque jour, nos hôpitaux sont devenus des mouroirs, nos étudiants et nos élèves manquent du minimum pour préparer leur avenir, les cases de nos villages sont de plus en plus délabrées, et une minorité arrogante qui profite du pouvoir ne veut pas voir ce danger,  soit d’un pourrissement d’année en année plus grand, soit  d’une population qui, un jour exaspérée, ne pourra plus supporter toutes ces souffrances, toutes ces misères, toutes ces injustices, ce manque d’horizon. Une minorité qui accumule richesses sur richesses et compte bien persévérer dans cette voie parce qu’elle appartient à un système qui lui  garantit ses privilèges. Avant de nous en prendre aux prédateurs qui veulent modifier le découpage électoral etc., lesquels prédateurs nous avons nous-mêmes introduits chez nous, commençons par évacuer le danger que nous constituons nous-mêmes pour notre peuple.

Comme si nous ne pouvions pas nous-mêmes nous occuper de découpage électoral, d’élections transparentes, de vérité, de  gestion équitable de nos richesses, de justice véritable, de construction de notre nation, d’établissement des valeurs et de leur respect  sans l’intrusion de ces  étrangers prédateurs!

Sénouvo Agbota ZINSOU

[1]Jean-Paul Sartre, Les séquestrés d’Altona, acte II, scène première, éd. Gallimard 1960
 

 

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