Atlantico : Alors que le parquet de Bordeaux a annoncé jeudi soir la mise en examen de Nicolas Sarkozy pour abus de faiblesse dans l’affaire Bettencourt, vous avez dénoncé les attaques des amis de l’ex-chef de l’Etat contre le juge d’instruction. L’indépendance de la justice est-elle réellement remise en cause par les réactions des proches de l’ancien président de la République ?
François Bayrou : Les décisions de justice sont couvertes par le secret de l’instruction, nous n’avons donc pas les éléments du dossier. Cela devrait nous rendre prudents. D’autre part, une mise en examen n’est qu’une étape dans un processus de justice. Mais les accusations personnelles contre un magistrat, oubliant d’ailleurs que ce sont trois juges qui collégialement sont responsables de l’instruction, sont inacceptables. La démocratie commence avec l’indépendance de la justice et le respect des magistrats.
On ne peut pas applaudir les juges le mardi parce qu’ils mettent Jérôme Cahuzac en cause, et les insulter le vendredi parce que c’est Nicolas Sarkozy qui est l’objet de leur décision. On ne peut pas demander constamment, comme le fait l’UMP, que les juges soient plus sévères, et dans le même temps, prétendre qu’«ils déshonorent la justice», lorsque leur travail touche des personnalités politiques. C’est incohérent et grave. Tous les justiciables, les puissants et les faibles, doivent être égaux devant la justice. Enfin, les voies de recours existent. La chambre de l’instruction de la cour d’appel va avoir à se prononcer. Il suffit d’attendre quelques semaines pour connaître sa décision.
D’un autre côté, la présomption d’innocence de Nicolas Sarkozy n’a-t-elle pas été foulée aux pieds ? Celle-ci ne devrait-elle pas prévaloir sur le soupçon lié à la mise en examen ?
Bien sûr que la présomption d’innocence est sacrée. Mais justement dans le cas de Nicolas Sarkozy comme dans celui de Jérôme Cahuzac, il me semble que les médias et les politiques ont été d’une grande retenue. Ceux qui n’ont pas été retenus, ce sont ceux des amis de Nicolas Sarkozy qui ont ciblé le juge Gentil.
La mise en examen de l’ancien chef de l’Etat intervient justement après la démission, mardi, du ministre du Budget suite à l’annonce du parquet de Paris de l’ouverture d’une information judiciaire le visant. La multiplication des affaires alimente-t-elle la crise de confiance envers les politiques ?
Ce qui crée la crise de confiance, ce sont les manquements réels aux règles élémentaires du droit et de la décence qui se multiplient en France. Les « affaires » ne sont pas une création des juges, ni des médias, elles sont le fait des décideurs politiques quand ils ne respectent pas les règles et les principes de l’état de droit.
Durant la campagne présidentielle vous prôniez justement une moralisation de la vie publique. Etes-vous satisfait par les premières mesures annoncées par François Hollande ?
Non… Pour réussir la moralisation de la vie publique, il faudrait que la question du cumul des mandats soit tranchée, que le nombre de parlementaires soit réduit, que les gouvernements soient des gouvernements resserrés, que les cabinets soient restreints au lieu d’être pléthoriques, que soient tranchées les règles de nomination pour empêcher les amis du pouvoir de s’approprier tous les postes à responsabilités. On en est très loin. Les mêmes causes produisent les mêmes effets… Il y a toutefois une chose qui paraît aller mieux. Les magistrats semblent avoir la possibilité de travailler librement.
La crise de confiance envers les politiques semble également s’être manifestée en Italie à travers la percée de l’humoriste Beppe Grillo et le retour inattendu de Silvio Berlusconi. Ce succès des partis qualifiés de populistes est-il une réponse des électeurs au manque de vision des partis traditionnels, à leur incapacité à penser l’Europe et la mondialisation ?
Sans aucun doute, c’est l’objet du livre que j’ai écrit. C’est parce qu’il n’y a pas de vérité en politique que les déceptions se multiplient. C’est parce que les déceptions se multiplient que les démagogies les plus dangereuses finissent par paraître attirantes. Pour autant, est-ce que Grillo et Berlusconi peuvent donner un avenir à l’Italie ? Evidemment non ! Leurs propositions ne donneraient aucun avenir à l’Italie et une telle logique serait encore plus tragique en France. Car nous avons une contrainte que l’Italie n’a pas : notre pays est obligé d’emprunter tous les jours pour payer les fonctionnaires et les retraites tandis que l’Italie pourrait ne pas emprunter, même si c’est une hypothèse peu crédible, si elle cessait de rembourser sa dette.
Contrairement à la France, elle est en «équilibre primaire». Son déficit est entièrement composé par le service de la dette tandis que le déficit de la France, c’est le service de la dette plus quelques dizaines de milliards dont nous avons absolument besoin pour vivre. Il n’existe aucune possibilité de se laisser entraîner dans la direction d’un tel laxisme, ce serait synonyme de chaos…
Certes, mais les élections italiennes ont également été marquées par la défaite cinglante de l’ancien commissaire européen Mario Monti soutenu par la quasi-totalité de la classe politique européenne. La vérité n’est-elle pas que la prise de pouvoir de Mario Monti résulte d’une forme de « coup d’Etat européen » que les électeurs italiens ont sanctionné ? D’une certaine manière, Mario Monti comme Beppe Grillo n’incarnent-ils pas tous deux une forme de mort du politique ?
On ne peut pas parler de «coup d’Etat» puisque ce sont les parlementaires qui sont allés chercher Mario Monti. Peut-être que celui-ci était moins politique qu’il aurait fallu l’être. C’est très difficile de mener une politique de rééquilibrage et de redressement. Il n’empêche qu’il y a des moments où il n’y a pas d’autre solution, sauf le chaos…
Pour autant, à la différence avec Mario Monti, que par ailleurs j’aime bien, je n’ai jamais cru dans un gouvernement de techniciens. Je suis pour que le peuple soit associé à tout ce qui est essentiel. Par exemple, j’étais en désaccord avec la décision de Nicolas Sarkozy de passer outre le «non» au référendum sur le traité constitutionnel de 2005. Ce choix était civiquement infondé et imprudent.
Vous publiez De la vérité en politique, un essai dans lequel vous dénoncez la politique française, selon vous, corrompue par les mensonges et les illusions, et décrivez une France au bord du gouffre. Qu’avez-vous compris que les autres n’ont pas compris ? Avez-vous une baguette magique pour réformer un pays réputé irréformable ?
La France ne produit plus les ressources nécessaires pour soutenir son modèle social et ses services publics. Une fois que vous avez fait ce constat, il vous reste deux options. La première est de prendre la hache et de tailler dans les dépenses, quitte à acter la disparition de notre modèle. Bien sûr, il faut faire des économies, et même commencer par là. Bien sûr, il y a en France beaucoup de gaspillages et d’argent public mal utilisé, un État à réformer d’urgence parce qu’il est devenu autobloquant. Mais si vous n’améliorez pas la création de richesses et d’emplois, aucune coupe ne sera suffisante.
La deuxième option est donc de tout faire pour que les entrepreneurs, les créateurs, les producteurs, les inventeurs, les innovateurs retrouvent droit de cité dans notre pays. Tout pour le soutien à ceux qui signent des contrats de travail ! Il faut leur donner des règles stables, une fiscalité qui leur permette d’investir, la reconnaissance de leur droit à gagner de l’argent lorsqu’ils ont créé des richesses et des emplois, un droit social lisible. Il faut supprimer tous les obstacles à la créativité et à l’inventivité du pays. C’est pour moi, la seule politique possible. Il n’y en a pas d’autres, autrement on va assister à l’effondrement de notre modèle de société.
Votre diagnostic et mêmes vos solutions semblent aujourd’hui partagés aussi bien par la droite que par la gauche. Comment expliquez-vous que les blocages persistent néanmoins. Les politiques manquent-ils de courage pour réformer ou la situation est-elle plus complexe qu’il n’y paraît ?
La principale cause de notre échec est notre système institutionnel qui fait qu’à chaque élection la démagogie l’emporte. A chaque séquence électorale, ce qui se joue, c’est : «tout ou rien !». Le vainqueur obtient tout le pouvoir, le perdant est dans l’opposition et n’a aucun pouvoir. Et si vous êtes indépendant, comme le Modem mais aussi comme l’extrême gauche ou l’extrême droite, vous n’avez même pas de représentation.
Le résultat de cette mécanique dramatique est la victoire du mieux-disant démagogique à chaque élection. Chacun des partis dominants est poussé à la démagogie maximale. Lors de la dernière élection présidentielle, François Hollande nous annonçait 1,7 % de croissance pour 2013 et Nicolas Sarkozy 2 % ! Finalement, nous aurons zéro ! C’est tellement facile de dire : «on aura la croissance…» et de multiplier les promesses illusoires. Mais ce type de discours empêche le pays et les citoyens de prendre conscience du réel et du chemin qu’il faut suivre pour redresser le pays. C’est le contraire des hommes que j’honore dans le livre : Pierre Mendès France et Raymond Barre
L’Italie a un système institutionnel différent et pourtant les difficultés sont les mêmes, voire sont encore plus grandes. La proportionnelle n’a pas empêché la défaite de Mario Monti et la victoire de Beppe Grillo …
L’Italie a un système institutionnel bâtard. Mais c’est déjà un grand progrès que Mario Monti et ses amis soient représentés. Ils n’ont que 50 sièges, mais ils ont 50 sièges dont ils vont pouvoir se servir pour débattre. Et Mario Monti n’a pas dévié de sa ligne ou très peu. Je crois que dans les mois qui viennent, les hommes politiques responsables seront rappelés pour faire face à la situation de l’Italie.
Au-delà de la vérité des chiffres toujours plus ou moins contestable et de la question institutionnelle, le plus important n’est-il pas d’avoir une vision et d’être capable de convaincre les électeurs de la suivre ?
C’est vrai. À condition que la vision politique intègre et respecte la réalité. Durant sa campagne Nicolas Sarkozy disait : «les réformes sont faites, les économies et les impôts sont derrière nous, la réforme des retraites est achevée…» Moi, je n’ai jamais cru que la réforme des retraites était faite et dans l’entourage de Nicolas Sarkozy, beaucoup de gens le savaient aussi. Je ne nie pas que l’absence de courage ou de volonté puissent jouer un rôle : toutes ces faiblesses existent, bien sûr. Mais je ne crois pas que ce soit aussi simple que cela. Ces causes, liées à la faiblesse humaine, sont conjoncturelles ou accidentelles. Or la crise dure depuis vingt ans.
C’est donc que la question est dans l’organisation de notre modèle politique, de nos institutions.
L’objectif de 3% est-il trop élevé ?
Il faut d’abord rappeler que 3%, c’est 3% du PIB, et que cette somme représente quelque 20% du budget. Cela signifie que tous les jours, notre budget est déficitaire de 20%. On ne peut pas continuer dans cette dérive. Pas parce que l’Europe nous le demande. Mais parce que nous sommes en état de surendettement. Les bouches en cœur qui disent, «on ne va pas accepter des disciplines de cet ordre», nous conduisent à la banqueroute. Et cette banqueroute touchera non pas seulement l’Etat, mais aussi et surtout les familles. Qui va trinquer ? Les pauvres ou les riches ? Les pauvres, bien sûr, car dans une chaîne c’est toujours le maillon le plus faible qui craque en premier.
Le réel nous dit que nous devons rembourser notre dette. Si nous ne remboursons pas, nous ne pourrons plus emprunter …Or nous devrons emprunter tous les jours pour vivre, et cela pendant des années, même si nous améliorons notre situation. Nous sommes donc obligés d’être sérieux. Si vous vous adressez à votre banquier en lui disant, je vous aie emprunté 500 000 euros, je viens vous dire que je ne vous les rembourserai pas mais je viens vous demander un nouveau prêt de 500.000 euros, vous verrez comme sa porte va se fermer en même temps que sa mine !
Vous avez échoué trois fois lors de l’élection présidentielle et multipliez les défaites électorales ces dernières années. Les Français veulent-ils vraiment entendre ce langage de vérité que vous prônez ?
Je ne considère pas avoir échoué. J’ai toujours su que dans le système bipolarisé où nous sommes ce serait difficile. Mais des millions de Français m’ont suivi. Beaucoup se souviennent de ce que j’annonçais et vérifient chaque jour davantage la véracité de ces analyses. Et comme la situation s’aggrave, ils voient bien que ce système ne leur permet pas d’espérer. La mission d’un homme d’Etat est de défendre la vérité quoi qu’il lui en coûte électoralement. C’est aussi la mission des citoyens conscients. Et un jour, devant la nécessité et l’urgence, ce qui paraissait impossible devient possible.
On dit que « les promesses n’engagent que ceux qui y croient »… Pour accéder au pouvoir, ne faut-il pas faire quelques promesses irréalistes, même s’il faut changer de cap une fois élu ?
Mais les promesses irréalistes, c’est cela que nous ne cessons de faire depuis vingt ans ! Regardez où cela nous a conduits. Il faut que vous compreniez que le «pouvoir», comme vous dites, cela ne dure pas quand vous avez trompé le peuple. C’est une fable de croire que lorsqu’on est aux manettes, on peut faire ce qu’on veut. Ce n’est pas vrai.
Lorsque vous êtes aux manettes, surtout en matière de réformes, vous ne pouvez entreprendre que ce que le peuple, d’une certaine manière, accepte, même si c’est de mauvais gré. Si le peuple refuse radicalement que vous le conduisiez sur une voie donnée, vous ne pourrez pas le contraindre par la force. En tout cas, en démocratie. Spécialement quand vous avez promis le contraire. Il y a donc un lien direct entre la capacité de réforme et la vérité dite au pays. La réforme acceptée et soutenue, c’est le résultat d’un contrat de vérité…
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