En multipliant les déclarations fracassantes, Robert Bourgi porte un rude coup à la Françafrique. Mais signe-t-il pour autant son arrêt de mort?
Des millions de dollars cachés dans des djembés. Ils quittent Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso, le «pays des hommes intègres», à destination de Paris.
Selon l’avocat Robert Bourgi, il aurait porté lui-même ces bagages insolites en compagnie de Salif Diallo, ministre de l’Agriculture du Burkina Faso. Une idée du président Compaoré qui connaissait «Villepin comme un homme de l’art». A son arrivée à l’Elysée, Dominique de Villepin se serait exclamé:
«Blaise déconne. Encore des petites coupures.»
C’est du moins la version de Robert Bourgi. Vivement contestée par les autorités du Burkina Faso qui ont décidé de porter plainte pour diffamation.
Bourgi n’épargne personne (ou presque)
Depuis l’interview qu’il a accordée le 11 septembre au Journal du Dimanche, Robert Bourgi a multiplié les déclarations fracassantes. Il affirme avoir versé en liquide plus de 20 millions de dollars (environ 14 millions d’euros) destinés à financer la vie politique française. De Jacques Chirac à Jean-Marie Le Pen, il cite le gotha de la politique française. Même les morts ne sont pas épargnés. L’avocat d’origine libanaise affirme que Georges Pompidou lui aussi, a bénéficié des largesses des chefs d’Etat africains.
Mis en cause par Bourgi, Jacques Chirac, Dominique de Villepin, Jean-Marie Le Pen et Karim Wade ont annoncé qu’ils allaient porter plainte pour diffamation. Robert Bourgi a ironisé sur Jacques Chirac, l’ex-président qui retrouve ses facultés mentales au moment de défendre son honneur après les allégations de Bourgi alors qu’il n’aurait plus celles de répondre aux convocations de la justice sur d’autres dossiers brûlants. L’avocat natif de Dakar donne l’impression de savourer son «heure de gloire» médiatique.
Face au luxe de précisions prodiguées avec gourmandise par Robert Bourgi, Dominique de Villepin a répliqué avec la grandiloquence qu’on lui connaît en affirmant qu’il y avait beaucoup de détails dans le récit de Robert Bourgi… comme dans tous les «mauvais polars».
Françafrique, le dernier souffle ?
Au-delà des personnalités théâtrales des protagonistes et de la gravité des accusations qui jettent une lumière crue sur la Vème République, se pose une question essentielle: Robert Bourgi ne vient-il pas de signer l’arrêt de mort de la Françafrique? Ou du moins des réseaux Foccart dont il se voulait l’héritier.
Toute la force de ce système résidait dans l’omerta. Nul porteur de valises ne faisait le tour des rédactions parisiennes —à visage découvert— pour raconter ses «hauts faits d’armes». A l’époque de la toute-puissance de Jacques Foccart, le «Monsieur Afrique» du général de Gaulle et le père de la Françafrique, aucun de ses hommes de main n’aurait eu l’idée de médiatiser ses actions.
Le Service d’action civique (SAC) dirigé par Jacques Foccart était tout-puissant. Les «bavards» auraient fini brutalement leur carrière. Même les ministres n’étaient pas à l’abri d’une rapide sortie de piste. Quand on l’interrogeait sur la mort de son ami Robert Boulin, l’ex-Premier ministre, Jacques Chaban Delmas, expliquait à ses confidents qu’il ne pouvait pas «enquêter sur la mort de son ami» sinon il «allait finir comme lui».
Selon Bourgi, Jacques Foccart lui aurait donné un conseil précieux:
«En Afrique, reste dans l’ombre, tu n’attraperas pas de coups de soleil».
Le natif de la Mayenne n’était pas un grand bavard. Ce conseil qu’il avait prodigué au beau parleur Robert Bourgi, Nicolas Sarkozy n’a pas manqué de le répéter lorsqu’il a remis en 2007 la Légion d’honneur à l’avocat franco-sénégalais.
En rompant la loi du silence, Robert Bourgi n’a pas uniquement mis en colère ses ex-patrons français, il a aussi provoqué l’ire de ses clients africains. En affirmant «Karim Wade, le fils du président Wade, a remis devant moi 750 000 euros à Dominique de Villepin», Robert Bourgi fragilise considérablement les positions de la famille Wade à quelques mois d’une échéance électorale cruciale: la présidentielle sénégalaise de février 2012.
La colère des Sénégalais
Karim Wade ne s’y est pas trompé: il dénonce des «accusations hallucinantes» et a immédiatement annoncé le dépôt d’une plainte. Le Sénégal est l’un des pays les plus pauvres du monde. L’opinion publique sénégalaise éprouve fréquemment des sentiments ambivalents vis-à-vis de l’ex-puissance coloniale. La politique restrictive en matière de visa irrite bien des Sénégalais, notamment les plus jeunes qui rêvent de voyager en Europe. Dès lors, imaginer que leur pays «finance» des hommes politiques français risque de ne pas enchanter l’opinion publique.
«C’est révoltant d’imaginer que l’argent du contribuable sénégalais puisse servir à financer les campagnes électorales des hommes politiques de droite qui passent leur temps à dénigrer l’Afrique», s’emporte Aïcha, une étudiante dakaroise.
Déjà, en juin 2011, Robert Bourgi avait stupéfié les Sénégalais en accordant des interviews aux médias dakarois, notamment à RFM, la radio de Youssou N’dour. Il affirmait alors que Karim Wade l’avait appelé le 27 juin en pleine nuit en lui disant:
«Il faut que tu demandes à tes amis français d’intervenir», alors que des manifestations menaçaient le régime du président Wade.
Selon Bourgi, le ministre d’Etat, fils du chef d’Etat, lui aurait demandé d’intercéder auprès de Nicolas Sarkozy afin que l’armée française intervienne pour sauver le régime.
Faire appel à l’ex-colonisateur pour aider le président à «sauver son trône», voilà qui n’avait pas été du goût de tous les Sénégalais, comme l’ont montré les réactions virulentes de la presse dakaroise.
Robert Bourgi vient de porter de nouveaux coups à ses ex-amis en expliquant aux médias occidentaux que le président Abdoulaye Wade, 86 ans, est trop vieux pour se représenter lors de la présidentielle de février 2012. Une prise de position qui n’a pas dû enchanter son ex-client.
Le fantôme de Foccart
La Françafrique, née pendant la guerre froide, reposait sur un pacte tacite. La France aidait des dirigeants pro-occidentaux à se maintenir au pouvoir. En échange d’une aide militaire et politique, les chefs d’Etat favorisaient les intérêts français dans la région et finançaient les partis politiques français.
Peu à peu, la Françafrique a changé de nature. Après le départ de Foccart, «la Françafrique est progressivement devenue « l’AfriqueFrance »», selon Antoine Glaser, spécialiste de la Françafrique.
Le rapport de force a changé. Des dirigeants africains tels qu’Omar Bongo (décédé en 2009, avec 41 ans de règne sur le Gabon) détenaient tellement de secrets sur la vie politique française qu’ils devenaient très difficiles à manipuler. Avec leur argent ils pouvaient exercer une influence grandissante sur l’ex-puissance coloniale. Selon Robert Bourgi, avant un remaniement ministériel, Jacques Chirac faisait passer une sorte d’entretien aux «petits nouveaux». Ils devaient faire bonne impression à Omar Bongo pour faire partie du «casting final».
Robert Bourgi servait-il les intérêts de la France ou ceux de ses clients? En multipliant les «révélations» le natif de Dakar n’est-il pas en train de lancer un avertissement aux Français? Ne possède-t-il pas des dossiers qu’il pourrait rendre public si ses amis Français lui tournaient le dos?
Bourgi est-il l’homme du lobbying des dirigeants africains à Paris ou un représentant de Paris en Afrique? Là réside toute l’ambiguïté. Ce doute fondamental n’existait pas à l’époque de Jacques Foccart. Fidèle du général de Gaulle, il se considérait avant tout comme un grand commis de l’Etat: il aurait fini sa vie sans s’être enrichi outrageusement.
Après ses récentes sorties, qui peut imaginer que Bourgi aura encore autant de clients en Afrique? Quel chef d’Etat voudra payer pour se faire lyncher médiatiquement quelques mois plus tard?
La France n’a pas le monopole des commissions et des valises. Sur le continent, la «Chinafrique» remplace bien souvent la Françafrique. Les Etats-Unis, le Brésil, l’Inde jouent habilement leur partition. Les dirigeants de Guinée équatoriale ont ouvert de longue date des comptes en banque au Texas. La Grande-Bretagne est très présente sur le continent. Difficile d’imaginer que les transactions de la Chine avec les puissances pétrolières ou minières du continent soient toujours d’une extrême transparence. Mais on imagine mal un porteur de valises chinois organiser des conférences de presse pour expliquer son métier.
La Françafrique n’existait que par l’omerta. En parlant, Robert Bougi lui porte un rude coup. S’il veut l’enterrer aussi rapidement c’est peut-être parce que sa conscience le taraude, comme il l’affirme. Même à 66 ans, les rédemptions ne sont pas exclues. Mais c’est sans doute aussi parce que son «job» a perdu de son lustre. Les clients se font plus rares. A Paris comme dans les capitales africaines. Les caisses de la France se vident. Et l’influence politique de Paris décline.
La dernière danse Françafricaine ?
Les dirigeants africains se cherchent de nouveaux amis sur d’autres continents. Les réseaux de Bourgi perdent de leur efficacité. Même la France se cherche sans doute d’autres hommes d’influence sur le continent, d’autres modes opératoires. Signe des temps, Alpha Condé, le président de Guinée, grand ami de la France, a effectué en septembre un voyage en Chine. Avec Pékin, des contrats juteux sont à l’étude.
Au lendemain de ses déclarations fracassantes dans les médias parisiens, le numéro de portable de Robert Bourgi a cessé d’être opérationnel.
«Il n’y a plus d’abonné à ce numéro», annonçait une voix monocorde sur fond de musique lancinante.
Est-ce la fin de la Françafrique? Trop tôt pour le dire. Mais c’est assurément la fin de celle de la Françafrique… de Bourgi. Un chant du cygne. Même s’il semble vouloir rappeler à ses «amis» qu’il a toujours des dossiers entre ses mains, et qu’il ne faut pas l’enterrer trop vite. Les réseaux de Bourgi ont du plomb dans l’aile. Y a-t-il encore un abonné à ce numéro? Rien n’est moins sûr. A Paris comme à Dakar, les lignes sont coupées.
Pierre Cherruau