Exiger le retour en Afrique des quelques 3.000 milliards FCFA de la BCEAO logés au trésor français et qui peuvent servir au développement des pays de la sous-région ouest africaine.
Le Professeur Kako Nubukpo est un économiste togolais, agrégé des Universités en économie et ex-fonctionnaire de la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO).
Aujourd’hui consultant auprès de l’Union économique et monétaire ouest africaine (UEMOA), il dresse un bilan de cette institution sous-régionale qui, selon lui, a réalisé très peu en quinze ans, parce qu’elle se contente surtout de gérer de grands équilibres macroéconomiques, au détriment de l’amélioration des conditions de vie des citoyens. De plus, le Pr Kako Nubukpo, revenant sur une question dont la BCEAO parle peu, réclame le retour en Afrique de plus de trois mille milliards FCFA de la Banque centrale, logés au trésor français et qui pourraient servir au développement des pays de la sous-région ouest africaine, membres de l’UEMOA. Interview.
Ouesnews: En tant qu’économiste, quel est votre regard sur les progrès réalisés, après 15 ans, en matière d’intégration économique sous régionale, dans la zone UEMOA ?
Pr Nubukpo – C’est comme la bouteille à moitié pleine ou à moitié vide (…). Au plan formel, il est indéniable qu’il y a eu des progrès, notamment du point de vue des institutions sous régionales, du point de vue même de la cohésion au niveau des décideurs. Le mécanisme de surveillance multilatérale, le mécanisme de surveillance par les pairs, entre autres, constituent des progrès indéniables.
Mais, concrètement, par rapport à ce que vit le citoyen de l’Uemoa, force est de reconnaître que nous n’avons pas avancé. La pauvreté continue d’augmenter. Comme on voit bien, le coût de la vie augmente dans l’Union ; on ne peut pas circuler librement en dépit des textes qui disent qu’il y a une liberté de circulation etau plan de ce que moi j’appellerai la gouvernance macro économique de la zone. Il y a de sérieux problèmes. Nous avons une monnaie qui est extrêmement forte parce qu’elle est rattachée à l’Euro, et l’Euro fait à peu près 1,40 dollar. Mais, nous ne pouvons pas exporter, parce que nous exportons en dollar et nos intrants sont importés en Euro. Donc, nos hommes d’affaires, nos agriculteurs, nos commerçants ont beaucoup de mal à être compétitifs à l’export… En quelque sorte, les gens en parlent, les institutions progressent mais le citoyen lambda de l’Union ne voit pas encore le fruit de l’intégration. […]
Lors d’un débat à l’occasion de ce 15ème anniversaire, vous avez mentionné la Banque Centrale et vous avez évoqué la question de ses réserves à l’extérieur, notamment en France. Pouvez-vous nous expliquer davantage ce mécanisme et en quoi il plombe la relance de nos économies que vous défendez ?
Pr Nubukpo – Oui ! Ce qu’il faut savoir, c’est il y’a ce qu’on appelle les « conventions du compte d’opération » qui organisent la gestion du franc CFA. Pour être simple, lorsque la Banque centrale émet du franc CFA, il faut qu’elle ait des devises, qui sont logées auprès du trésor français et la convention dit : lorsque vous émettez 1 franc CFA, vous devez avoir 0,2 franc CFA sous forme de devise auprès du trésor français, soit 20% de taux couverture de l’émission monétaire. Aujourd’hui, nous sommes à plus de 110 % de couverture de cette émission monétaire! C’est-à-dire que quand nous émettons un franc CFA nous avons plus de 1 franc CFA sous forme de devises logés au trésor français à Paris. La question est de savoir si entre les 20% de couverture qui sont exigés pour que la France garantisse la parité fixe entre le CFA et l’euro et les 110 % de couverture qui sont effectifs à l’heure actuelle, s’il n’y a pas moyen de mobiliser une partie de ces ressources pour financer la croissance de nos économies qui en manque cruellement.
De quels montants parle-t-on ? De milliards, de dizaines ou de centaines de milliards?
Nubukpo – Il y a plus de 3.000 milliards de francs CFA à l’heure actuelle, provenant de la zone UEMOA et la zone CEMAC (Communauté Economique des Etats de l’Afrique Centrale). Je crois savoir qu’on n’est pas loin d’en avoir le double, parce que c’est une zone productrice et exportatrice de pétrole. Donc, si on accumule les réserves de change des deux Banques centrales de la zone Franc, on n’est pas loin de 8.000 milliards de francs CFA qui ne servent finalement qu’à garantir la parité fixe. La question qu’on est en droit de se poser est de savoir si nous privilégions une croissance, quitte à avoir un peu d’inflation dans nos zones, ou si nous voulons simplement défendre le taux de change et nous glorifier d’être une zone de faible inflation ? Tout ceci en sachant, en plus, que cette inflation n’est pas d’origine monétaire, c’est une inflation importée. Ce sont les chocs pétroliers, les aléas climatiques, donc la question c’est : à quoi servent les banques centrales de la zone Franc ?
Vous remettez en cause le modèle ou, en tout cas, le choix de la régulation, alors qu’on sait que pendant les quinze dernières années, ça a été l’ossature de la politique, le coeur, voire l’âme de la politique de l’UEMOA : baisse de l’inflation et contrôle des déficits budgétaires…. Est-ce qu’un économiste raisonnable peut remettre en cause ces modèles sans remettre en question les équilibres ? Jusque-là, on nous a convaincus que l’équilibre de nos économies repose sur ces deux paramètres, ou encore que ces deux paramètres font partie des fondements auxquels il ne faut pas toucher…
Pr Nubukpo – Tout à fait. Je voudrais être clair. Je ne fais l’apologie de la mauvaise gestion, ni du laxisme en matière de gestion économique. Mais, je dis simplement que nous devons être pragmatiques. La variable aujourd’hui qui manque le plus dans nos économies, c’est le crédit. Et, toutes les études sur le financement de notre zone montrent qu’il y a rationnement du crédit. Donc, la Banque centrale doit jouer son rôle pour alimenter nos économies en liquidité et c’est très important. Elle doit également jouer son rôle pour une bonne fluidité des impulsions monétaires, voir comment le secteur bancaire se comporte et elle est d’autant plus obligée de jouer ce rôle qu’elle a promu la libéralisation financière, en 1989. Ce que je dis simplement, c’est que nous devons avoir du crédit pour obtenir la croissance et la croissance va générer les recettes d’exportation des devises qui vont nous promettre de garantir notre parité. Il n’est pas normal que les économies les plus faibles du monde aient la monnaie la plus forte du monde. La monnaie doit refléter un tant soit peu la qualité de la production d’une économie, la monnaie ne peut pas être déconnectée du secteur réel de nos économies. C’est comme si on voulait vivre au-dessus de nos moyens, sans accepter d’en payer le prix.
Source: Ouesnews