Et si on essayait Césaire?

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Certains de nos compatriotes, dont je cherche, sans le trouver, depuis quelque temps, le véritable propos , nous citent Césaire pour donner l’illusion d’en avoir un. Césaire est immense et donc a bon dos, en sorte que quand on n’a pas de propos, on peut facilement se cacher derrière lui. Disons tout de suite que ce n’est pas pour répliquer aux « proposants » que j’écris, mais pour contribuer modestement au débat sur une crise qui ne cesse de nous tarauder, même si certains, en vain, tentent de nier son existence.

D’abord, Césaire, à qui l’on croit parfois pouvoir tout faire endosser, même les plus stupides des idées, Césaire s’est battu pour que l’homme antillais en particulier et l’homme colonisé en général,tenté par l’assimilation ou menacé de voir mourir sa culture, ait conscience qu’il constitue une personnalité possédant ses valeurs propres qu’il ne saurait aliéner sans se perdre, sans cesser d’exister en tant qu’homme. Dans ce sens, les questions à se poser à chaque étape de notre histoire, sont de savoir si nous sommes conscients d’avoir des valeurs propres à nous, mais aussi si nous partageons avec les autres hommes, surtout nos voisins immédiats, des valeurs humaines et si ces valeurs qui nous identifient  en tant que peuple d’hommes, nous restent par-delà les changements inévitables que le temps et l’espace nous imposent.  Je ne crois pas que ce soit simplement une question sur le plan politique,  de postes anciens ou nouveaux à pourvoir. Nos paysans, même illettrés, sans diplôme, comprennent cette exigence de ne recevoir des ordres que de soi-même pour préserver son identité.

Jeune fonctionnaire encore inexpérimenté, j’étais en tournée dans différentes localités pour sélectionner les chants et danses en vue du renouvellement  du répertoire de la Troupe Nationale. Je causais avec un vieux chef de village après l’exécution d’une danse, sur les accessoires et costumes de la danse.  Je lui parlais des modifications que je comptais y faire. Il m’a donné ainsi son avis : « Vous, là-bas, à Lomé, vous faites absolument ce que vous voulez, mais pour nous, chaque élément, chaque matériau de confection des accessoires et costumes a son sens, soit  dans le rite, soit dans l’historique de la danse et la tradition orale de notre ethnie ». Oui, à Lomé, nous adaptons les accessoires, les costumes et même la chorégraphie d’exécution de la danse, cependant qu’elle restera la même, portera le même nom dans le répertoire à Lomé comme à Paris ou à Moscou, New-York…Le chef admet que la danse, donc la culture, n’est pas seulement pour son village et son ethnie, même si elle n’a pas la même signification   pour tous et que déplacée de son cadre villageois ou même ethnique, elle puisse, par-delà les valeurs singulières qui y sont attachées ici, revêtir ailleurs d’autres valeurs, notamment humaines et esthétiques.

Césaire, parlant en ce sens, exigeant même que nous n’allions pas indiquer au chef et aux membres du groupe folklorique du village  les matériaux dits modernes qu’ils doivent utiliser, a raison.

Mais, il faut faire appel à Césaire pour tenter d’expliquer Césaire, si on veut avoir le maximum de chances de ne pas le trahir. Le même Césaire écrit :

«Je dis hurrah ! La vieille négritude progressivement se cadavérise l’horizon se défait, recule et s’élargit et voici parmi des déchirements de nuages la fulgurance d’un signe le négrier craque de toute part … Son ventre se convulse etrésonne… ».  Il ne s’agit  pas d’aller couper la tête à  qui que ce soit, car on sait dans quel camp  se trouvent ceux qui, à la place du débat démocratique, pratiquent la violence, ceux qui font tomber des têtes, au sens figuré donc, ceux qui, au sens propre, coupent bras, mains, pieds et têtes, mais il s’agit de se battre pour mettre fin, par tous les moyens, notamment à partir d’un raisonnement clair, rigoureux et sans équivoque, à une situation humainement insupportable. Et si certains n’ont pas  idée de ce qu’était cette vieille négritude, Césaire, dans le même poème la leur décrit :

« Et on lui jetait des pierres, des bouts de ferraille, des tessonsde bouteille…

Ô quiètes années de Dieu sur cette motte terraquée ! et le fouet disputa au bombillement des mouches la rosée sucrée de nos plaies.»

Comment, transposant ce passage de Césaire dans notre contexte togolais actuel, ne remplacerions-nous pas pierres, tessons de bouteilles, ferrailles par bombes, grenades lacrymogènes, balles réelles,  gourdins, machettes,  tous les instruments de violence, de répression et de torture…? Comment ne décririons-nous pas, après Césaire, le même bombillement des mouches dans la chair de nos plaies, sur des cadavres jetés à la lagune, à la mer, découverts sur la berge, dans les charniers ou jonchant nos rues, nos champs… des dizaines de blessés dans les camps de réfugiés? Sous prétexte d’apaisement, sait-on en fait ce qu’on nous propose en bons « proposants »? De nouvelles quiètes années de Dieu sur cette motte terraquée appelée Togo. Ce que l’on nous propose encore pour pérenniser cette quiétude,(à qui  profite-t-elle?)? Une invention sensationnelle : un poste de vice-président. Ah, oui, il n’y en a jamais eu dans notre histoire politique! Ah, oui! On respecte la dignité des  fonctions de vice-président, de premier ministre, de président du Parlement. On ne brutalise pas ceux qui les exercent. On ne les emprisonne pas, on ne les déporte pas, on ne les prend pas en otages,on ne les séquestre pas, on ne les empêche pas de rentrer dans leur pays par une opération rocambolesque digne des pirates de  l’air, on ne les humilie pas…On n’a pas peur qu’ils  viennent « voler » le trône des Gnassingbé!  De cette belle trouvaille, d’autres compatriotes se sont déjà gaussés avant moi. Je n’y reviens donc pas. Mais, je croyais que nos « imaginants inventants » allaient imaginer la fabrication d’un homme nouveau.  Là, je n’invente rien, l’expression provenant de l’évangile. En fait, c’est  cet homme-là qu’il faut pour éviter d’autres bombillements dans nos plaies. Voici peut-être ce qu’on attend de  cet homme nouveau : qu’il assure au régime les années quiètes de Dieu; il pourra, bien sûr, « démocratiquement » aller aux urnes quand on l’y appelle, mais seulement pour désigner le candidat qui devra arriver en deuxième position pour devenir vice-président, étant donné que, comme toujours, celui qui arrive en première position, intouchable, inamovible, est déjà connu avant les élections « et, ça, c’est le seul moyen d’avoir la paix dans le monde », dirait un personnage de On joue la comédie , vantant les mérites de l’apartheid ou de tout système basé sur l’oppression d’une majorité de la population par une minorité, un clan « choisi par Dieu » pour régner : chacun doit rester à sa place!

Je parle d’évangile, eh bien, nos « inventants »en ont inventé un nouveau. Il est vrai  que je le cherche en vain :   ils jurent toujours par une médiation extérieure à trouver dans les anciennes métropoles allemande et française, ou auprès du grand expert des jeux troubles au Togo et ailleurs en Afrique depuis bien des décennies, le capitaine Blaise Compaoré….Je ne l’avais pas plus trouvé dans leur conférence à l’Assemblée Nationale Française. En tout cas, je ne trouve pas cet évangile annonçant un « horizon qui se défait, recule et s’élargit ». Cela aurait autorisé nos inventants à citer Césaire. Et c’est là qu’un vrai disciple de Césaire, je veux dire de Césaire le Rebelle , pourrait être révolté contre cette utilisation qui est faite de l’œuvre du grand poète de la Négritude : on s’appuie sur Césaire pour renforcer l’une des idéologies les plus rétrogrades du monde, une idéologie qui institue un régime dynastique, monarchique, dans lequel un homme détient tous les pouvoirs ( ce n’est pas un vice-président qu’on lui accolera qui y changera quoi que ce soit ).

Césaire est un progressiste qui dans la situation des Togolais d’aujourd’hui ne demanderait  d’abord que ceci : que « La négraille aux senteurs d’oignon frit retrouve dans son sang répandu le goût amer de la liberté », que tant de morts, de sacrifices consentis nous apprennent le prix de la vraie démocratie qui n’est pas liée à un peuple, une race, un pays particuliers, mais est l’aspiration légitime de tous les hommes, de tous les peuples, que le négrier, la barque  à esclaves,je veux dire à sujets  résignés au règne des Gnassingbé ou trop heureux de manger des oignons frits en échange de  leur silence, craque de toute part et qu’apparaisse le Togolais debout et libre.

J’espère bien que demain, nos « inventants », toujours à l’affût de nouvelles inventions, n’iront pas nous balancer à la figure une citation, certainement piochée hors de son contexte, pour nous montrer un Césaire défenseur du régime togolais  dont la force est surtout basée sur une armée tribale, un régime qui pratique un tribalisme à visage découvert . Le vrai Césaire leur dirait :

« Pauvre Afrique! Je veux dire pauvre Haïti ( pauvre Togo). C’est la même chose d’ailleurs. Là-bas,  la tribu, les langues, les fleuves, les castes, la forêt, village contre village, hameau contre hameau ».

La pensée politique et humaniste de Césaire est ce qu’il y a de plus opposé au système qui prévaut au Togo et ce n’est pas la création d’un poste, l’invention d’un titre, quel qu’il soit, qui viendrait y changer quelque chose. La Tragédie du Roi Christophe est  celle d’un homme complexe, tantôt lucide, tantôt bouffon,  entre vision et hallucination, pathétique et ubuesque,  extravagant… ancien esclave, ancien cuisinier devenu général, puis roi auto-proclamé, au rêve fou de grandeurs et d’un pouvoir sans partage, en quête de titres, adorateur de titres qui, non seulement s’attribue le plus brillant qu’il puisse trouver, mais aussi en distribue à sa cour, répliques grotesques, sous couleur d’invention et d’originalité, de ceux des anciens maîtres, ce que ceux-ci ont de plus  ridiculement anachronique:

« Sa Grandeur Monseigneur le duc de la Limonade

Sa Grandeur Monseigneur  le duc de Plaisance…

Sa Grandeur Monseigneur le duc de la Marmelade

Monsieur le Comte de Trou Bonbon

Monsieur le Comte de Sale-Trou… »

J’aurais tant souhaité que l’on me convainque que ces titres aient pu sauver Haïti!

Les raccourcis de nos « inventants imaginants » servent peut-être à quelque chose,  ou servent quelqu’un, mais l’œuvre de  Césaire ne peut  leur servir de prétexte  pour imposer leurs inventions.

Sénouvo Agbota ZINSOU

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