Duel d’économistes Dr Alassane Ouattara et Dr Yves Ekué Amaïzo : La Côte d’Ivoire sera un pays émergent en 2020. Replique : L’émergence d’un pays ne se décrète pas !

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«La Côte d’Ivoire sera un pays émergent en 2020 ». La rhétorique de l’économiste Alassane Ouattara est devenue intempestive qu’il fallait en savoir plus. Si en Côte d’Ivoire, des naïfs y croient en ce « savant mensonge », le Lynx s’est comme toujours tourné vers un homme qui pouvait sans langue de bois lâcher la vérité. C’est depuis sa maison viennoise en Autriche que l’économiste togolais Dr Yves Ekué Amaïzo a accepté de répondre à nos questions. Fidèle à sa réputation du franc parlé, il rectifie et recadre Alassane Ouattara. Il va même plus loin en laissant cette phrase qui remet en cause tout le mensonge distillé en Côte d’Ivoire par les actuels tenants du pouvoir sur une éventuelle émergence du pays en 2020 : «´… Aussi, en toute objectivité et bien que les pays peuvent avancer plus rapidement que les statistiques qui nous servent de supports d’analyse, la Côte d’Ivoire devrait commencer à montrer des signes d’émergence robuste vers les années 2030-2035, soit d’ici 16 à 21 ans si la création d’emplois décents et le développement des capacités productives deviennent les priorités absolues de ce pays » glapit-il. Plus loin, l’économiste togolais susurre à l’oreille de son confrère et président Alassane Ouattara  de commencer par  l’économie de proximité s’il veut voir son pays émergé. Pour celui qui dit attendre 11.000 milliards chez  les  autres pays pour reconstruire la Côte d’Ivoire, faut-il attendre de lui qu’il applique mot par mot les conseils du Togolais ? Difficile  de croire. Lecture !

Lynx.info : Economiste, vous avez toujours dit que l’émergence d’un pays ne se décrète pas. Alassane Ouattara, lui pense que son pays  sera émergent en 2020. Votre avis ?

Yves Ekué Amaïzo : En effet, j’ai affirmé que « l’émergence ne se décrète pas » lors du troisième Congrès des économistes africains qui s’est tenu à Dakar du 6 au 8 mars 2013. Les principales conclusions et recommandations des économistes africains ont été reprises par les Ministres africains lors de la 6e réunion conjointe de  l’Union africaine (UA) et la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (CEA) du 21 au 26 mars 2013 à Abidjan qui s’est terminée par la Conférence des Ministres africains de l’Economie et des Finances et ceux de la Planification et du Développement économique sur le thème : « l’industrialisation au service de l’émergence de l’Afrique ».

Daniel Kablan Duncan, le Premier Ministre et Ministre de l’Economie et des Finances de la République de Côte d’Ivoire, rappelait, en clôture de la conférence ministérielle, qu’il était urgent de transformer les ressources naturelles d’origine agricole, minière et minérale du continent. Mais il n’a pas manqué de rappeler l’indispensable place réservée à la formation des ressources humaines tant en quantité qu’en qualité. Il y a néanmoins un problème lorsqu’il annonce, persuadé qu’il est, que cette ressource humaine africaine devra être « à bas-coûts  » même si elle est hautement qualifiée. C’est cette fausse perception qui empêche la plupart des dirigeants africains de mettre en place des politiques attractives pour attirer la Diaspora africaine. Mais il est difficile de changer des perceptions erronées provenant de la non-critique des conceptions néolibérales véhiculées sans discernement en Afrique.

Quand son Président Alassane Ouattara estime que la Côte d’Ivoire pourra devenir un pays émergent en 2020, il faut espérer qu’il ne tentera pas de le faire par des décrets car justement, ce n’est ni par la force, ni par la foi dans l’arrivée massive des investissements étrangers lesquels ne créent pas d’emplois locaux durables et dont les profits ne se réinvestissent pas localement, que l’Afrique en général, la Côte d’Ivoire en particulier, pourra émerger. L’émergence, c’est d’abord la capacité à faire travailler ensemble et durablement dans la paix l’ensemble des Ivoiriens. A ce titre, retrouver des synergies entre les adversaires politiques et les partisans du détenteur du pouvoir actuel, constitue un environnement favorable à l’accélération de l’émergence économique de la Côte d’Ivoire. Autrement dit, la réconciliation économique pour ne pas dire la réconciliation tout court, est un préalable à l’émergence économique de la Côte d’Ivoire. A défaut, la Côte d’Ivoire voit son émergence décalée, certains du côté des quartiers d’Adjamé d’Abidjan diront une émergence « coupée-décalée » !

Pour ce qui est de 2020, il ne s’agit plus d’un objectif de moyen-terme que de long-terme. Il s’agit donc d’un objectif. Mais encore faut-il que cet objectif soit crédible car après tout, 2020, c’est dans 6 ans et demi et les conditions fondamentales que sont l’infrastructure, les règles de jeu de la gouvernance économique transparente, l’emploi, la technologie, le développement des capacités productives et la transformation sur place, sans compter les compétences et le réseautage dans un espace de santé sécurisé pourraient voir leur budget ne pas arriver, surtout dans les zones décentralisées.

Lynx.info : Je m’adresse toujours à vous en tant qu’ »économiste alternatif » pour savoir si l’émergence économique est une « bonne stratégie » pour la Côte d’Ivoire et l’Afrique en général ?

Je vous remercie pour cette question pertinente qu’une grande majorité des dirigeants africains, cloîtrés dans leur dogme néolibéral pour une grande partie et un « Washington Consensus » trompeur, refusent de discuter sur le plan intellectuel. Il urge pour les élites et dirigeants africains d’accepter, librement et paisiblement de rediscuter, critiquer la crédibilité des stratégies choisies, parfois imposées par les secteurs publics ou privés étrangers. Une fois ce consensus obtenu, il convient de proposer des alternatives. En deux mots, l’émergence économique n’est pas une stratégie, mais la conséquence d’un ensemble d’actions volontaristes, reflétés dans les signaux économiques agencés pour servir les intérêts des populations en priorité. Je dis bien toutes les populations. Chacun sait que de nombreux dirigeants africains servent d’abord des intérêts étrangers, puis ensuite leurs propres intérêts et puis celui de leurs réseaux clientélistes. Les populations pauvres sont laissées pour compte alors qu’elle forme près de 60 % de la population en Côte d’Ivoire en 2013. Ce n’est pas démocratique tout ceci. Il convient donc de discuter dans la transparence et sans chantage, de la crédibilité de ces objectifs exogènes. L’afrocentricité peut y contribuer surtout que le solde de la balance commerciale ivoirien a chuté passant de 20,4 % du Produit intérieur brut en 2011 à  10,6 % en 2012 et une estimation de faible remontée à 10, 9 % en 2013 . Avec des recettes de l’Etat en diminution, la souveraineté même de la Côte d’Ivoire pourrait se retrouver sous dépendance extérieure, ce d’autant que plus de 54,6 % des importations ivoiriennes en 2010 sont des produits manufacturiers.

Le vrai objectif et défi pour l’Afrique est de développer ses propres capacités productives à partir de l’agglomération des compétences et la transformation sur place des produits issus du sol, du sous-sol, de l’air et de la mer que Dieu nous a légué. Sur ce plan, la Côte d’Ivoire a des progrès à faire puisque seulement 16,2 % des exportations ivoiriennes en 2010 sont constituées de produits manufacturiers . L’objectif second qui en découle est d’offrir ainsi des emplois, si possibles bien payés, et donc un pouvoir d’achat aux populations afin de leur permettre en retour de payer des impôts et de soutenir l’économie par la demande. Encore faut-il avoir de l’offre. C’est en cela que l’objectif vague de l’émergence économique reste un fourre-tout que chacun définit comme il l’entend. Est-ce que l’émergence de la Chine est la même que l’Afrique du sud, la Turquie, le Brésil ou la Côte d’Ivoire ? Certainement pas !

Lynx.info : Peut-on alors définir l’émergence économique d’un point de vue de l’Afrique, qui s’appliquerait aussi à la Côte d’Ivoire ?

Bien sûr ! J’offre des conférences sur le sujet et ai développé des critères. Sur la base de mes critères, la Côte d’Ivoire n’est pas en émergence en 2013 mais se présente comme une émergence décalée. Cela est vrai pour la plupart des pays africains. La Côte d’Ivoire, d’après les analyses du groupe de réflexion et d’influence Afrocentricity Think Tank, disposera d’une capacité à émerger dans les années à 2020, ce que j’appelle l’émergence vulnérable dans ma classification. Pour atteindre le niveau des pays comme la Chine classée comme une émergence robuste, la Côte d’Ivoire devra passer encore une autre phase que j’ai intitulé l’émergence fragile. Aussi, en toute objectivité et bien que les pays peuvent avancer plus rapidement que les statistiques qui nous servent de supports d’analyse, la Côte d’Ivoire devrait commencer à montrer des signes d’émergence robuste vers les années 2030-2035, soit d’ici 16 à 21 ans si la création d’emplois décents et le développement des capacités productives deviennent les priorités absolues de ce pays. Mais sans la paix, la vraie, il faudra rajouter au moins 10 ans, exactement le temps que ce pays a passé à oublier de se réconcilier rapidement, pour ne pas dire immédiatement.

Dans le cadre de mon prochain livre, je définis l’émergence économique comme « une capacité d’agilité d’une nation et donc de mutabilité d’une société fondée sur la recherche de l’épanouissement individuel et collectif ». J’ai défini 7 critères d’émergence sur une période de 5-10 ans minimum afin de tenir compte de la notion de pérennisation et donner le temps à l’action transformative des comportements et des perceptions. Toutefois, il est possible d’identifier quatre types caractéristiques d’organisation en émergence. Pour atteindre chaque niveau, il faut au moins avoir satisfait à un nombre précis des critères d’émergence (CE) :

1. Emergence robuste (au moins 6/7 des CE)

2. Emergence fragile (au moins 4/7 des CE)

3. Emergence vulnérable (au moins 2/7 des CE)

4. Emergence décalée (compromise avec moins 2/7 des CE)

Les 7 critères d’émergence ne sont pas exhaustifs et doivent être complétés par des critères stratégiques et des sous-critères. Mais il est possible de vous citer au moins les 7 principaux suivants :

1. Une croissance accélérée de l’économie notamment par l’économie de proximité ;

2. Une évolution et convergence du pouvoir d’achat vers le moyenne des pays émergents ;

3. Une convergence de l’Indicateur de développement humain et le partage de la prospérité économique ;

4. Une capacité d’attraction des Investissement étrangers directs, de l’investissement en portefeuille mais aussi des transferts de la Diaspora ;

5. Une diversification de l’économie avec une niveau élevé de la quantité et de la qualité des produits exportés (avec facilité pour transformer local et créer des emplois décents)

6. L’amélioration des capacités productives notamment par l’augmentation de la part de la valeur ajoutée manufacturière dans le produit intérieur brut et la maîtrise des chaines de valeurs ajoutées par l’agglomération des compétences ;

7. L’amélioration de l’environnement des affaires (institutionnel, légal et prévisible) y compris pour le secteur informel.

Bref, en tant qu’économiste alternatif et membre des économistes de l’Union africaine, je prône non pas l’émergence mais bien l’économie de proximité par le développement des capacités productives et l’introduction de contenus technologiques. C’est à ce titre que la Diaspora africaine a un rôle important à jouer et une chance à saisir dans un continent qui reste le dernier pôle de la croissance économique durable, de création de valeurs ajoutées et d’emplois, de transformation économique et sociale et de distribution intelligente du pouvoir d’achat. C’est cela le paradigme de l’économie de proximité que je défends et enseigne. Les entrepreneurs africains, femmes comme hommes, jeunes et moins jeunes, en Afrique ou dans la Diaspora, ne doivent pas manquer ce rendez-vous. Mais, il faut à la tête des Etats et régions africaines, un leadership volontariste et indépendant intellectuellement, donc un leadership alternatif et afrocentrique.

Lynx.info : Que conseillez-vous à Alassane Ouattara qui dirige la Côte d’Ivoire ? Est-ce possible de réussir dans une ambiance de paix de façade ?

Je n’ai pas de conseil à donner à cet éminent économiste s’il continue de choisir de suivre la trajectoire de pays qui ont systématiquement exploité l’Afrique. Ce sont les réalités des résultats économiques qui témoigneront de la validité de ses choix. Mais je le redis, sans le développement des capacités productives et l’emploi doublé d’une nouvelle vision de la répartition de la richesse créée, aucun pays africain, la Côte d’Ivoire y compris, ne pourra pas faire sortir rapidement une grande majorité de sa population de la pauvreté vers la classe moyenne. C’est aussi cela l’émergence, la sortie de la pauvreté pour manger au moins à sa fin, assurer sa santé, se loger et s’habiller et se cultiver sans l’assistanat qui a été développé depuis plus de 50 ans par ceux qui prétendent être les amis de l’Afrique avec leurs dons empoisonnés. Aussi, je suggère que ce Président s’imprègne des valeurs de l’économie de proximité et fixe comme objectif à  moyen-terme en 2020, l’amélioration du nombre d’emplois décents créés en Côte d’Ivoire. En rétablissant la paix, la vraie, tout est possible. L’émergence économique en Côte d’Ivoire et en Afrique ne peut devenir une réalité que si les dirigeants africains décident de mettre en œuvre une gouvernance du présent avec toutes les forces vives africaines et moins d’annoncer une gouvernance du futur dont les dates sont systématiquement et régulièrement reportées.

Je vous remercie.

6 avril 2013

Interview par Camus Ali Lynx.info

©www.lynxtogo.info et www.afrocentricity.info

 

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