Des millions de Burkinabè vivent en Côte d’Ivoire : Et alors ?

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Ils sont quatre millions, paraît-il, nos concitoyens qui vivent en Côte d’Ivoire. Les autorités burkinabè, notamment la diplomatie conduite par M. Alpha Barry, le rappellent sans arrêt et constamment depuis le mandat d’arrêt lancé contre le PAN ivoirien, M. Soro. Nos autorités en font donc leur argument nucléaire qui justifierait la nécessité de ne pas créer, disent-elles, des « tensions » voire un « conflit » avec le voisin ivoirien, au nom d’une histoire, d’une fraternité et d’une amitié qui seraient « séculaires » et lieraient les deux peuples burkinabè et ivoirien.

Des millions de Burkinabè vivent en Côte d’Ivoire : Et alors ?

Mais en dehors du fait qu’une demande de justice n’a jamais signifié une déclaration de guerre, cet argument qui évoque à l’envie la présence des Burkinabè en Côte d’Ivoire soupçonne bizarrement nos voisins ivoiriens d’être capables du pire à leur encontre, ce qui ne manque pas de trahir la fraternité et l’amitié dont il est fait grand cas, et nous amène à réfuter et contester les fables pour enfants que l’on nous raconte autour d’une affaire qui reste avant tout judiciaire

À propos de l’histoire, il n’est pas exact ni honnête de réduire celle du Burkina à la seule relation avec la Côte d’Ivoire. La légende fondatrice du royaume de l’ethnie majoritaire mossi lie aussi, et plus radicalement (racines) le Burkina au Ghana voisin. C’est également chez les Ghanéens que le Naaba mossi s’est replié et réfugié face à l’arrivée des colons français (comme un certain Blaise Compaoré en Côte d’Ivoire aujourd’hui). C’est donc par ivoiro-centrisme intéressé que même du côté burkinabè l’on ramène l’histoire de notre pays à la seule Côte d’Ivoire, comme si la présence de Blaise Compaoré dans ce pays aspirait cette histoire dans un trou noir de notre mémoire.

La Côte d’Ivoire elle-même a un lien originaire avec le Ghana, mais les relations entre les deux pays ont longtemps été plus tendues qu’aujourd’hui entre le Burkina et le pays d’Houphouët en rivalité avec celui de Nkrumah. Et pourtant c’est au Ghana que se sont réfugiés beaucoup de dignitaires ivoiriens pro Gbagbo à la fin de crise post -électorale que tout le monde sait. De même qu’à un moment de l’histoire politique du Burkina, Blaise Compaoré se serait réfugié au Ghana de Rawlings plutôt qu’en Côte d’Ivoire de Houphouët, du moins s’il ne voulait pas trahir l’amitié révolutionnaire (et véritablement panafricaniste) ghanéo-burkinabè d’alors. Tout comme il aurait certainement cherché à y trouver refuge si jamais le coup d’Etat du 4 août 1983 échouait

Le joli conte pour gamins que l’on nous récite aujourd’hui sur une relation amicale entre le Burkina et la Côte d’Ivoire ne peut donc fasciner et émerveiller que ceux qui ont fait table rase de certains aspects et épisodes tout aussi importants et marquants de notre histoire de Voltaïques Burkinabè, et ceux naïfs à qui l’on fait croire et espérer qu’un jour la Côte d’Ivoire sera leur pays pour y vivre mieux. Nous n’avons rien contre l’amitié et la fraternité, mais invitons à se demander pourquoi le Burkina ne les cultiverait pas autant avec d’autres voisins Béninois et Ghanéens qu’avec la Côte d’Ivoire, d’autant plus que Bénin et Ghana sont des démocraties paisibles rares en Afrique de l’ouest et en Afrique tout court…

Le fait que les Burkinabè vivent en grand nombre en Côte d’Ivoire ne justifie certainement pas l’ivoiro-centrisme ambiant de nos relations de voisinage. Ils étaient déjà presqu’aussi nombreux sous la Révolution sankarariste de 1983-1987 qu’aujourd’hui.

Mais nos dirigeants Burkinabè actuels, en évoquant ce nombre, laissent croire qu’ils se préoccupent du sort de nos concitoyens en Côte d’Ivoire plus que jamais. En réalité c’est faux : le sort des Burkinabè y vivant ne dépend en rien du Burkina, que ce sort soit en bien ou en mal, mais de la Côte d’Ivoire qui les accueille, tout comme le sort de n’importe quel migrant ou expatrié dans des pays étrangers. Si la Côte d’Ivoire, comme d’autres pays (tous les pays du monde), accueille des étrangers et des Burkinabè qu’elle protège par ses lois, ce n’est pas le Burkina qui le lui demande mais sa politique souveraine elle-même. On l’a vu pendant la crise de l’ivoirité.

Il n’y a donc aucun rapport entre le grand nombre de Burkinabè qui vivent en Côte d’Ivoire et une affaire judiciaire de mandat d’arrêt justifié ou non. Au contraire, évoquer inlassablement nos concitoyens et cette affaire liée au putsch de Diendéré, revient à insinuer que les Ivoiriens (autorités et simples citoyens) pourraient user de représailles contre d’innocents Burkinabè qui n’ont absolument rien à voir avec un mandat lancé par une Transition avec laquelle ils n’étaient peut-être même pas d’accord. Comme si le traumatisme de la crise ivoirienne de l’ivoirité, dans laquelle beaucoup de Burkinabè sont morts d’être seulement burkinabè et pas agresseurs ni combattants, obsédait encore nos autorités du Burkina. Mais dans ce cas c’est la confiance en l’ami et frère Ivoirien qui en prend sacrément un coup !

Si nous étions en effet Ivoiriens, il nous arriverait aussi d’éprouver un petit doute et surtout une petite gêne à force d’entendre évoquer à longueur d’interviews officielles que (attention) des Burkinabè vivent nombreux en Côte d’Ivoire et qu’il faut les préserver. L’amitié, l’histoire et la fraternité ressassées comme argument cardinal devraient au contraire nous épargner de penser et laisser penser que des frères et amis Ivoiriens (autorités et citoyens), civilisés et pas barbares par ailleurs, puissent s’en prendre, d’une façon ou d’une autre, à des ressortissants burkinabè inoffensifs et innocents pour…défendre un seul PAN !!

Qui plus est, le Burkina n’a jamais déclaré un confit à la Côte d’Ivoire mais requiert simplement justice, en toute souveraineté : choses que des amis et frères peuvent très bien comprendre. Et même si c’était la guerre qu’il avait déclarée contre la Côte d’Ivoire, les lois internationales universelles de la guerre protègent les civils innocents et le droit des gens au risque, sinon, de poursuites pénales internationales pour crimes de guerre. Un diplomate ne peut pas l’ignorer !

Quant à l’affaire elle-même (die Sache Selbst !), ce mandat d’arrêt contre M Soro, je conteste qu’elle soit d’abord diplomatique, politique et juridique. Bien sûr que tout est juridique dès lors que l’on doive consulter le Droit pour savoir ce que l’on est en droit de faire ou pas. Mais le conseil et les lumières du Droit n’empêchent en rien l’action en justice et la demande de justice. On porte plainte quand l’on se sent victime, sans besoin d’être d’abord expert en Droit (sinon seuls les juristes demanderaient justice !), charge au Droit de rappeler les règles à suivre dans la procédure judiciaire. Le juridique précède évidemment le judiciaire (il n’y a pas de jugement s’il n’existe pas d’abord des lois), mais le judiciaire n’a pas à attendre que soit fait tout le tour du Droit pour se déclencher

Si l’on est vraiment en quête de justice, on ne peut pas dire à l’avance qu’une procédure judiciaire est illégitime ou inutile ou sans issue, et qu’il faut donc l’abandonner (en France, par exemple, les commissariats n’ont pas le droit de refuser une plainte au prétexte qu’elle n’aboutirait pas). Ce serait déjà rendre un verdict avant tout jugement, ce qui n’a pas de sens pour le Droit lui-même. Que M Soro ne soit pas n’importe qui mais la deuxième personnalité de l’Etat ivoirien n’empêche en rien que justice soit faite contre lui, et s’il est surtout coupable, et s’il existe un vrai système de justice, nul n’étant alors au-dessus de la loi, pas même un président de la République qui, s’il ne peut pas être poursuivi par une juridiction étrangère pendant qu’il est en fonction, n’est pas à l’abri des lois de son propre pays si celles-ci existent véritablement

Cette affaire de mandat d’arrêt contre le PAN ivoirien suite au putsch de Diendéré n’est pas d’abord politique, diplomatique ni juridique avec un peu ou pas de judiciaire, elle est au contraire d’abord judiciaire avec évidemment un peu de politique, de diplomatie et de juridique, si le plaignant n’est pas seulement l’Etat burkinabè mais les familles des victimes du putsch. Ainsi, dans les attentats de Lockerbie (Écosse) en 1988, puis du DC10 d’UTA au-dessus du Ténéré (Niger) en 1989, et dont les enquêtes ont clairement accusé le président libyen Mouammar Kadhafi d’en être le commanditaire, une plainte avait été déposée en France contre le colonel président. Cette plainte a bien sûr été rejetée parce que le droit international interdit de poursuivre un chef d’Etat en fonction quelle que soit la gravité des crimes dont il est coupable. Mais cela n’a pas empêché l’action d’une association d’aide aux victimes des attentats et de leurs familles de se plaindre à la Cour européenne des droits de l’homme contre l’Etat français (pour non recherche de la justice), ni empêché surtout la justice américaine de condamner des responsables de l’Etat libyen.

Cette action juridiciaire de demande de justice n’a pourtant jamais été considérée comme une déclaration de guerre contre la Libye de Khadafi, et c’est elle qui a demandé l’intervention discrète mais ferme de la diplomatie et de la politique, non l’inverse, pour que justice soit faite. La politique et la diplomatie sont intervenues pour accompagner et faciliter la procédure judiciaire en vue de réparations et compensations pour les victimes dont kadhafi avait alors finalement accepté de dédommager les familles tout en reconnaissant la responsabilité de son pays dans les deux attentats, et malgré un jugement entaché de faux témoignages manipulés par l’enquête. La diplomatie et la politique occidentales ne sont donc pas intervenues pour « enterrer » la procédure judiciaire et favoriser l’impunité.

En ce sens la décision des autorités burkinabè de s’en remettre à la justice ivoirienne pour demander des comptes à Soro, parce qu’elle signifie que le dossier n’est pas clos ou classé (contrairement à ce que beaucoup pensent et racontent, la levée du mandat d’arrêt n’est pas la clôture du dossier) ne supprime en rien le judiciaire qui, normalement, devrait se poursuivre en Côte d’Ivoire même. A condition que ce pays joue le jeu, et que ses lois le permettent. Un État qui n’extrade pas ses ressortissants les juge lui-même s’ils sont coupables, et s’il dispose d’une vraie justice qui n’est pas une décoration institutionnelle.

La France en est encore un exemple parmi dautres : le mercenaire Bob Denard avait beau être « utilisé » par ce pays au profit de la Françafrique, notamment aux Comores où il a perpétré des coups d’Etat pour déposer et installer quel président ils (lui et la France) voulaient, la justice française n’a pas manqué de le poursuivre en France jusqu’à ce qu’il meure. Et les militaires français qui sont convaincus de viols d’enfants en Centre-Afrique ne bénéficient d’aucune impunité sous prétexte que les crimes sont commis à l’étranger, hors de France, mais sont et seront poursuivis et condamnés par la justice française en France. Il ne fait aucun doute que Blaise Compaoré aurait été poursuivi par la justice française s’il s’était réfugié en France après avoir commis des crimes : la justice française a bien jugé et condamné des génocidaires Rwandais…

C’est parce que les avocats « étrangers » que l’on va chercher chez nous pour défendre nos personnalités africaines exercent dans un système judiciaire fiable, compétent et équitable qu’ils sont courtisés, au lieu d’installer aussi dans nos pays de vrais systèmes judiciaires capables de défendre aussi les petites gens et les victimes de nos coups d’Etat et crimes. Tout comme nos politiques abandonnent la santé dans leurs pays pour aller se soigner en Occident.

Or dans cette « affaire Soro », qui est aussi l’affaire du putsch, c’est moins l’Etat burkinabè qui est lésé que les petites gens, les petits citoyens qui sont les vraies victimes. De sorte qu’une justice digne de ce nom devrait d’abord et avant tout engager une action pour les victimes et leurs familles : ce qui remet inévitablement non pas le politique ni le diplomatique, mais le judiciaire au tout premier plan. Et que les avocats étrangers viennent aussi défendre les familles des modestes victimes et pas toujours des personnalités politiques et financières. Ils devraient donc aussi pouvoir porter la demande de justice devant l’Etat ivoirien (et peut-être devant la Cour de justice et des droits de l’homme de la CEDEAO pour les victimes et leurs familles) si son numéro deux est impliqué dans le putsch…

On passe ici sur le gros sophisme qui consiste à prétendre, au sujet de l’entretien téléphonique entre Bassolé et Soro, qu’il s’agissait d’une conversation de « vie privée », confondant gravement conversation privée et conversation de vie privée et intime : toute conversation est privée en un sens, mais toute conversation privée n’est pas une conversation sur la vie privée et intime des personnes qui communiquent, sinon aucun État ne mettrait des individus sur écoute pour sa propre sécurité…

Passons également sur la fable qui voudrait que l’organisation internationale de la police INTERPOL ait déjugé la Transition au profit des autorités burkinabè actuelles, alors que cette organisation internationale n’a fait que rappeler ses règles et sa compétence : elle aurait de toute façon fini par répondre la même chose aux autorités de la Transition ! Le président Roch n’y est pour absolument rien dans la décision d’interpol, et n’y joue aucun bon rôle par rapport à la Transition…

Une action en justice n’est pas une déclaration de guerre. La justice dans son concept s’oppose même au conflit (débattre pour ne pas combattre, ce en quoi elle n’est pas passionnelle mais passionnante, et fait plus qu’intéresser le philosophe), car c’est elle-même qui les apaise et résout. Elle est déjà pacifiante ou pacificatrice en elle-même : pas besoin des slogans sur la fraternité et l’amitié ivoiro-burkinabè que l’on nous demande d’ingurgiter comme des évidences, s’ils ne servent qu’à surtout caresser l’impunité dans le sens du poil.

On ne peut donc qu’être perplexe d’entendre et lire à longueur de déclarations officielles que la demande burkinabè de justice contre Soro crée ou pourrait créer un conflit avec la Côte d’Ivoire. Nos autorités n’ont pas besoin de semer la peur en évoquant continuellement les millions de burkinabè qui vivent là bas. A vrai dire, ce n’est pas une action en justice contre le numéro deux ou trois ivoirien qui est inquiétant, c’est au contraire d’effrayer nos concitoyens au Burkina comme en Côte d’Ivoire, pour leur faire croire que les deux pays n’en formeraient qu’un seul par l’amitié et la fraternité : mais la Côte d’Ivoire, aussi accueillante et hospitalière qu’elle puisse être, appartient et appartiendra toujours aux Ivoiriens, tout comme le Burkina aux Burkinabè. La Côte d’Ivoire a beau être un État économiquement plus prospère que le Burkina, les Ivoiriens d’en bas sont tout aussi nombreux que les burkinabè désoeuvrés et désespérés (on les a vus récemment dans des mouvements de protestations et de saccages pour améliorer leur vie quotidienne) à vivre durement

Le danger véritable est même alors grand de laisser croire aux Burkinabè que même si leur pays est défavorisé par la nature ils pourront toujours trouver leur bonheur dans un eldorado ivoirien, au lieu de les inciter à aussi travailler à construire et développer leur propre Faso. Ce danger, c’est précisément de finir par imprudemment réveiller un jour encore les vieux démons de l’ivoirité laquelle, même si elle venait à être supprimée de la Constitution ivoirienne, pourrait alors ne pas s’effacer des esprits et des mentalités des Ivoiriens qui, eux aussi, comme les Burkinabè, souffrent pour vivre chez eux

Une fraternité et une amitié qui ne facilitent pas la justice mais allaitent et couvrent au contraire l’impunité ne sont qu’un marché de dupes et un aveu de dépendance unilatérale. Une dépendance vis à vis de l’Europe nous révolte et nous fait parler de (re)colonisation, tandis que la même dépendance vis à vis de la Côte d’Ivoire est appelée amitié et fraternité « séculaires ». C’est par la colonisation française que nous Burkinabè sommes liés à la Côte d’ivoire, mais c’est par nos racines mêmes que nous sommes unis au Ghana : nous sommes en sens radical des Yennega et des Ouédraogo ! Mais nous oublions aujourd’hui notre relation d’origine et de provenance avec le pays de Kwame Nkrumah pour ne célébrer que nos liens (à tous les sens du mot) de colonisation avec le pays d’Houphouët Boigny…

À ces amitié et fraternité qui entretiennent injustice et impunité entre frères et amis je n’y crois personnellement pas (et crois que je ne suis pas le seul à ne pas y croire)…

Kwesi Debrsèoyir Christophe DABIRE 

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