Dans son célèbre ouvrage « Le Contrat Social », Rousseau écrit (1) : « La souveraineté ne peut être représentée par la même raison qu’elle ne peut être aliénée : elle consiste essentiellement dans la volonté générale et la volonté ne se représente point (…). Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires, ils ne peuvent rien conclure définitivement, toute loi que le peuple n’a pas ratifiée est nulle, ce n’est pas une loi. »
Cet appel à la participation du peuple dans les affaires de l’État ainsi que le rejet de la démocratie parlementaire ne semblent pas être la norme dans nos systèmes supposés démocratiques. En effet, la gestion des affaires publiques est aujourd’hui réservée à une petite caste de politiciens presque tous professionnels, passés pour la plupart d’entre eux dans les écoles de formation idéologique et politique que sont Science Po (2) ou l’ENA en France, Harvard aux États-Unis… Ces derniers « s’affrontent » dans les théâtres des parlements.
Enfermée dans un tel carcan parlementaire, la politique cesse d’être l’affaire de tous pour devenir l’affaire de quelques-uns. Un petit groupe de ministres, de députés, de sénateurs, soudés autour d’un même ordre socio-économique donne à travers débats et discussions l’impression qu’il existe réellement dans nos pays de véritables clivages partisans et en définitive une véritable démocratie. A l’intérieur comme à l’extérieur des lieux de pouvoir, la démocratie est mise en scène soigneusement et ressemble à une comédie dramatique qui, tous les quatre ou cinq ans selon les pays, voit disparaître des acteurs politiques, aussitôt remplacés par de nouveaux qui ne feront que perpétuer voire aggraver la gouvernance de leurs prédécesseurs. Et c’est ainsi que cette masse homogène de gérants du système qui se succèdent et se croisent se gardent bien de laisser paraître une quelconque ressemblance ou tout point de similitude sous peine de ternir leur prétendue « opposition de fond » ou leur « idéologie inconciliable ».
Les partis politiques dominants qui entretiennent le bipartisme s’opposent par médias interposés et se rencontrent face à face dans des simulacres de débats contradictoires mis en scène minutieusement par les médias. Ils se « combattent » agréablement, seuls les moyens d’appliquer leur politique sont débattus, le fond, lui, reste intact et fait consensus. Ils jouent le jeu de l’alternance, tout en conservant l’ordre établi. Le système tente à chaque élection de présenter de nouveaux visages, des hommes et femmes plus frais, plus modernes, plus dynamiques, plus rassembleurs, des personnalités qui incarneraient le renouveau, un renouveau d’acteurs, en somme. Un casting politique qui, tout compte fait, produit le même ordre, établit les mêmes règles voire les aggrave, modifie la forme et consolide le fond, enrichit les plus riches et appauvrit les pauvres, se soumet toujours un peu plus face à la puissance du capital et des pauvres entrepreneurs, ces fameux créateurs d’emplois sans qui nous ne serions rien, pris en otage par un « État obèse », prédateur, obligé de réduire ses dépenses publiques, de mener des politiques d’austérité et de payer sa dette car on le sait : l’État « a trop longtemps vécu au dessus de ses moyens ».
Il faut être réaliste, nous dit-on, on ne plus continuer à dépenser autant pour les services publics. Le réalisme ? Le mot préféré du personnel politique qui nous le répète à chaque interview, à chaque chronique, à chaque débat, un mot dont le but est de faire accepter par le peuple les politiques anti-sociales qu’on lui impose. Être réaliste, c’est en définitive accepter l’ordre naturel des choses, c’est être poussé à la résignation, au découragement, à l’idée bien ancrée « qu’il n’y a pas d’alternative ».
Ces politiciens carriéristes ne sont en fait que dans des postures et des démonstrations quasi théâtrales qui ne visent qu’à une chose : donner le sentiment aux peuples qu’ils vivent réellement dans des États démocratiques. Les figurants du système politique mettent constamment en exergue le « pluralisme démocratique », ils mettent l’accent sur les nombreuses « tendances » politiques qu’ils représentent. Des tendances oui, c’est le mot approprié pour décrire ce système qui est tout sauf démocratique. Pluralisme ? Oui, un « pluralisme des nuances », selon Alain Badiou. Et cette escroquerie intellectuelle qu’est la démocratie parlementaire continue à jouir encore aujourd’hui d’un crédit rarement remis en question. Elle constitue le dernier tabou. Et pour cause, tout se passe comme si nous vivions réellement en démocratie : nous votons, nous pouvons nous exprimer librement, nous « choisissons » nos partis, nos médias…
La démocratie se résume dans les pays occidentaux à glisser un bulletin dans l’urne et à attendre patiemment que les choses se passent. En procédant au vote, les soi-disant citoyens délèguent à ceux qui se présentent comme les représentants du peuple tout leur pouvoir, toute leur puissance souveraine. Car une fois élu, le « représentant » est libre de faire ce qu’il veut, de voter ce qu’il veut, il n’est soumis à aucun contrôle et ne peut être destitué par le peuple. Une fois élu, les promesses faites durant la campagne électorale devront s’incliner face à la réalité.
L’impuissance dominera donc et le cours des choses pourra reprendre son chemin. Nous savons qu’existe dans nos États un puissant consensus idéologique qui tend à enfermer les peuples dans la dictature de la pensée unique. Étant donné que l’expérience soviétique a failli et que le système capitaliste est toujours debout, il n’y a aucune place pour le doute : l’économie de marché et la démocratie parlementaire constituent la fin de l’histoire. Et plaider pour une remise en cause de ces instruments de domination serait « utopique », « irresponsable ». La finance, le néolibéralisme, la « libre entreprise », le système « représentatif » sont devenues les dogmes du XXIème siècle, aller à l’encontre de ces derniers constituerait un blasphème fait à l’encontre de la sacro-sainte doxa libérale.
Une autre idée bien ancrée dans nos sociétés tend à nous faire croire que le pouvoir politique serait le pouvoir suprême et que tout émanerait de lui. Mais les hommes et femmes politiques ne sont ils pas eux mêmes soumis à un autre pouvoir ? Le pouvoir politique est-il vraiment indépendant ? La réalité, c’est que l’État et dans une plus large mesure les partis dominants ne sont en fait que les défenseurs et les garants politiques et institutionnels de la classe économique dominante.
Déjà Karl Marx, en analysant les pouvoirs politiques français et anglais au XIXème siècle constata que les États n’étaient que les « fondés de pouvoirs du capital ». Car en effet, derrière les discours prônant la défense de l’intérêt général et collectif, c’est l’intérêt d’une petite poignée d’industriels, de financiers, de banquiers, de rentiers qui est savamment servi par le pouvoir politique. Les États, dans le système capitaliste et notamment dans les pays occidentaux, jouent en quelque sorte le rôle de zone tampon afin de protéger le pouvoir économique. L’hyper importance accordé au pouvoir parlementaire et surtout exécutif tend à diriger la colère des peuples vers les politiques, qui ne sont en fait que les serviteurs et les laquais du pouvoir économique et financier.
Aux États-Unis par exemple, pays du capitalisme roi, les sommes versées par les multinationales, les banques, les milieux d’affaires aux candidats pour financer leur campagne atteignent des milliards de dollars. En 1996, après quatre ans de gouvernance médiocre, Bill Clinton chercha des fonds afin de financer sa campagne électorale. Il se tourna donc vers des banquiers qu’il invita à prendre le café à la Maison Blanche(3).
Le deal était simple : en échange de millions de dollars, le président sortant s’engageait à mettre fin à la loi Glass-Steagall promulguée en 1933 en pleine crise financière par le président Roosevelt. Cette loi avait pour but d’interdire aux banques de dépôts de risquer l’argent de leurs clients. Fraîchement élu grâce aux généreux dons de ses amis banquiers, le président Clinton s’empressa de faire abroger la loi au Congrès, composé en majorité de Républicains. Encore un exemple qui montre que le pluralisme tant vanté cache en réalité un implacable monisme idéologique et politique des partis dominants.
Les candidats à la Maison Blanche, à l’Élysée, au 10 Downing Street, véritables pantins des puissances de l’argent symbolisent la vassalisation toujours plus indigne et honteuse des pouvoirs publics au pouvoir privé du profit. Pas étonnant qu’après avoir reçu des milliards de dollars de financement, les chef d’États renvoient l’ascenseur à leurs bienfaiteurs à coup d’exonérations fiscales, de baisse voire d’abrogation de l’impôt sur la fortune, de baisse du « coût du travail », de déclenchement de guerres afin de satisfaire les lobbies de l’armement comme ce fut le cas avec les nouvelles croisades lancées par George Bush fils contre l’« axe du mal ». Car, comme le remarquait très justement le candidat Républicain John Mc Cain, lobbyiste pour le secteur financier et ami des néo-nazis de Svoboda ukrainien ; « les pauvres ne font pas de donations ». Ils n’ont donc rien à attendre des pouvoirs en place.
Toujours aux États-Unis, 50% des anciens sénateurs deviennent des lobbyistes au service de grandes entreprises (4). En Angleterre, où le secteur financier compte pour 30% dans le Produit Intérieur Brut (PIB), sur les vingt neuf membres du cabinet de David Cameron, on compte dix-huit millionnaires (5). Peut-on croire alors un seul instant que des personnes de la haute société, de la classe dominante, aussi riches que puissantes vont s’atteler à l’établissement du bien commun et à la défense de l’intérêt général ?
En 1956, le sociologue états-unien Charles W.Mills publia l’Elite au pouvoir, un livre qui suscita beaucoup de controverses à l’époque. Et pour cause, il mettait en lumière l’accaparement du pouvoir par une étroite minorité composé de chefs d’entreprises, de patrons de presse, de hauts fonctionnaires dans des sociétés où le pouvoir était supposé se trouver dans les mains des citoyens.
« Les hommes des sphères supérieures sont impliqués dans un ensemble de « bandes » qui se recoupent et de « cliques » unies entre elles par des liens compliqués » écrivait-il. Cette description de la classe dominante semble bien convenir au rendez-vous que se donne un mercredi de chaque mois l’élite française, dans le très sélect dîner du Siècle. Ce dernier regroupe le gratin des 1% français. Selon son fondateur, Georges Bérard Quélin, collaborateur puis résistant, le dîner du Siècle a pour objectif de bâtir « un pont entre deux mondes qui s’ignorent trop en France (politiques, hauts fonctionnaires, journalistes, industriels, banquiers) ». « On va au dîner du Siècle pour le pouvoir » affirmera même M.Jean-Louis Buffa, conseiller auprès de la banque Lazard et ancien président de Saint-Gobain, grande entreprise française coté au CAC40(6).
La présence de représentants politiques au sein de l’institution élitiste bourgeoise est également très importante. On y trouve des personnalités de droite comme l’ancien président Nicolas Sarkozy, l’ancien premier ministre François Fillon, et l’ennemi proclamé des voleurs de pains au chocolat, Jean-François Copé. L’autre droite, représentée par le Parti Socialiste et Martine Aubry a également sa place dans les salons cossus du dîner. « J’aime beaucoup le Siècle ; J’ai cessé d’y aller lorsque je suis devenue ministre en 1997. C’était très intéressant. Je me retrouvais à table avec des gens extrêmement différents (…) L’initiative peut être perçue comme totalement élitiste, mais cela reste un vrai lieu de rencontre. J’y ai beaucoup appris. Car, pour moi, la vraie intelligence, c’est d’essayer de comprendre des gens qui ont une logique différente ». disait-elle. Logique différente ? Vraiment ? Allons, la tromperie a assez duré ! Il est temps de renvoyer les partis sociaux démocrates, notamment le parti socialiste français qui se réclame être de gauche, à ce qu’ils sont vraiment, c’est à dire une « droite complexée » selon les termes de l’économiste Frédéric Lordon.
Les partis sociaux-démocrates ont souvent fait pire en termes économiques que leurs homologues de la « droite décomplexée. » C’est le cas par exemple du chancelier allemand et chef du parti social-démocrate (SPD), Gerard Schroeder qui a littéralement détruit les derniers vestiges de l’État social allemand à travers la libéralisation du marché du travail, la baisse voire la disparition des allocations pour les chômeurs qui refusaient un emploi, l’instauration de jobs à 1 euro de l’heure… Autant de mesures qui ont provoqué une précarisation croissante de la population ainsi qu’un accroissement important des inégalités. Dans le fameux modèle allemand, tant vanté par les partis sociaux démocrates et conservateurs européens ainsi que par les médias dominants, les 10% les plus riches s’accaparent 53% de la richesse du pays. Plus de 16% de la population allemande vit sous le seuil de pauvreté.
En France, même son de cloche, le virage néolibéral pris par le président Mitterand en 1983 a marqué le début du ralliement idéologique et politique aux politiques impulsées par Margaret Thatcher et Ronald Reagan. Désengagement progressif de l’État dans les affaires économiques, privatisations à outrance, financiarisation croissante de l’économie, perte de souveraineté monétaire… En quittant le gouvernement en 1986, Laurent Fabius, alors premier ministre autoproclamé socialiste déclarera : « Nous faisons le sale boulot que la droite n’ose pas faire ». En effet, les partis dits de gauche n’ont été et continuent de n’être en réalité que les secondes mains de la domination bourgeoise. Des partis teintés d’un discours social et progressiste, même si on remarquera que ce discours évoluera jusqu’à ce que Lionel Jospin, alors candidat à l’élection présidentielle annoncera solennellement que son « programme n’est pas socialiste » ou encore « L’État ne peut pas tout ».
Les partis d’extrême droite, eux, qui se présentent comme des recours face aux politiques imposées par les institutions financières internationales, constituent en réalité des recours qui serait utilisés par les tenants de l’économie en cas de danger ultime ou de risque d’explosion du système. L’idéologie des droites extrêmes, de plus en plus teintée d’un discours social pris à la gauche, substitue de fait la nation à la classe sociale. Alors que l’anticapitalisme trouve ses racines dans la lutte des classes, l’idéologie nationaliste, elle, incorpore une dimension raciale dans la question sociale. Les discours anti-élites des partis comme le Front national sont en effet toujours accompagnés d’une stigmatisation et d’une accusation criminelle de l’immigré, de « l’assisté », des jeunes des banlieues, de l’islam… Les élites n’ont donc rien à craindre des partis d’extrême droite, xénophobes et racistes, qui ne déclencheront qu’une « révolution passive » selon les termes utilisés par le théoricien marxiste italien Antonio Gramsci, c’est à dire une révolution sans révolution. Un simple changement de personnel politique, qui ne remettrait absolument pas en cause les bases économiques du capitalisme ni la propriété privée des moyens de production. Quant aux partis de la « vraie » gauche, ceux qui réclament une rupture avec l’ordre politico-économique établi, ils ne sont que très peu audibles car très rarement invités sur les plateaux de télévision.
Nous le voyons bien, le système politique qui domine dans les pays occidentaux est un système totalement verrouillé, cadenassé qui ne laisse que des miettes à la pensée émancipatrice et alternative. La classe dominante, consciente de ses intérêts et des moyens pour parvenir à ses fins dispose de nombreux leviers d’asservissement comme les médias pour légitimer des politiques destructrices qui vont à l’encontre des peuples. Il est donc aujourd’hui urgent de remettre la démocratie au centre du jeu et de la renvoyer à ce qu’elle est vraiment dans les pays occidentaux, c’est à dire un instrument de domination politique et idéologique utilisé par la classe possédante à des fins d’assujettissement des citoyens. Dans un moment de crise institutionnelle, politique et économique sans précédent dans nos pays, il est essentiel de revenir au sens premier des mots et de leur rendre leur véritable signification, leurs lettres de noblesse. Car les mots démocratie, citoyenneté, politique sont aujourd’hui monopolisés et accaparés par ceux qui en sont les fossoyeurs. Monopolisés par les professionnels de la politique à des fins électorales.
Dans un système dominé par la dictature de la pensée unique, par les média-mensonges et les manipulations quotidiennes, par l’idée que l’austérité et le néolibéralisme sont les seules possibilités envisageables pour le futur, par l’idée que le capitalisme et son corollaire la démocratie représentative sont les seules structures économiques et politiques possibles pour l’humanité, il est primordial de penser et d’imaginer un système où la démocratie prenne tout son sens en tant que pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple et non pouvoir d’une élite.
Citoyenneté comme exercice direct et commun de la puissance souveraine par l’intérêt du peuple porté vers la chose publique. Politique comme la libre association de citoyens en vue de gérer et d’organiser la vie dans la cité et non ces batailles mesquines entre politiciens carriéristes. Penser, réfléchir, analyser sont aujourd’hui devenus des efforts considérables tant les messages de propagande véhiculés par les médias dominants aux mains, on le sait, de grands industriels et de banquiers sont puissants et poussent nombre de gens à la résignation dans une ambiance de morosité. Mais il serait vain de réclamer une plus grande participation des citoyens dans les affaires publiques de demain sans remettre fondamentalement en cause le système économique dominant. En somme, pas de démocratie politique sans démocratie économique. Pas de véritable démocratie sans bouleversement puis effondrement du capitalisme. Car comme le disait Marx : « la domination politique du producteur ne peut coexister avec la pérennisation de son esclavage social. »(7)
Michel Collon
(1)Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat Social, Livre III
(2)Science Po, Laminoir des élites françaises, Manière de Voir, Avril-Mai 2012
(3)Serge Halimi, Le gouvernement des banques, Le Monde Diplomatique, Juin 2010
(4)Ibid
(5)Tony Wood, Enfin, le Royaume-Uni défie l’ombre de Thatcher, Manière de voir Août-Septembre 2014
(6)Ibid
(7)Karl Marx, La Guerre civile en France, III