« Apo susume ne ko, ne Mawu ba xu mo na wo
Apo djime ne ko ne Mawu ba xu mo na wo. »
Kpatchavi, chanteur d’Agbadja
Traduction libre : « Que les choses soient claires dans ton esprit et tu trouveras la voie divine; que tout soit propre dans ton cœur et tu atteindras le but de ta vie».
J’étais couché. Je ne dormais pas. Je me posais des questions au sujet des deux évènements récents et marquants en Afrique, le coup d’État militaire au Mali d’un côté et l’élection démocratique réussie, après tous les soubresauts, au Sénégal, la confusion dans le premier cas et une lueur d’espoir dans le second. D’où provenaient les deux?
Comme une réponse, me venait à l’esprit ce refrain de Kpatchavi. Et si ces paroles très simples suffisaient pour éclairer notre réflexion?
D’abord la confusion. Au commencement étaient, bien sûr, les coups d’État en Afrique, dans les pays nouvellement indépendants et le Mali ne faisait pas exception à la règle. Les choses étaient-elles claires dans l’esprit de ceux qui avaient conduit nos pays à l’indépendance, claires dans l’esprit de nos peuples? Claires dans l’esprit de ceux qui appartenaient à nos différentes institutions et les animaient ( gouvernement, parlement, justice, armée, cette dernière surtout)? Les sentiments aussi étaient-ils clairs? Haine, peur de l’autre, intolérance ou vrai nationalisme? Étroitesse d’esprit ou ouverture? C’était nécessaire pour trouver nos voies, pour éviter les errances.
Je me souviens que nous avions eu à cette époque un professeur de philosophie, Raymond Têtêkpoé qui sentait et exprimait le trouble, le tumulte présent et à venir dans cette période, le trouble des esprits et des sociétés africaines, où tout ne paraissait pas clair après les indépendances nominales pour la plupart des pays africains, acquises néanmoins de haute lutte pour un certain nombre d’entre eux comme le Togo, laissant certainement un sentiment d’échec et de besoin, sinon de revanche, mais au moins de reconquête d’une manière ou d’une autre des anciennes colonies, cette période des coups d’État contagieux, du retour des vieux conflits, des vieilles guerres entre les anciens royaumes, les tribus, souvent réveillés à des fins d’exploitation par les hommes qui animaient alors la vie politique, souvent encouragés par les anciennes puissances coloniales, cette période où la prise de pouvoir égalait accaparement et accumulation des biens matériels pour soi-même, pour sa famille,pour son village, pour son clan, pour sa tribu …on disait aussi, stupidement « sa race ». Cette période des guerres de sécession….
Raymond Têtêkpoé nous disait un jour en classe : « A y penser, on finirait par se tirer une balle dans la tête » quand il finissait d’énumérer certaines des bêtises que nous pouvions observer autour de nous. Mais le même philosophe nous apprenait aussi qu’il faut avoir le courage de réfléchir. Réfléchir, voir lucidement toutes ces bêtises, celles auxquelles nous participons, dont nous sommes partie prenante, parfois à notre corps défendant, celles que nous engendrons, celles dans lesquelles nous trouvons un plaisir, une revanche, un intérêt immédiat et égoïste sans nous soucier ni du mal que cela peut faire à notre communauté, ni des incidences que cela peut avoir sur notre propre avenir et celui de la communauté à laquelle nous appartenons.
Ce que disait Raymond Têtêkpoe à la fois concernant le sens de la vie lorsque l’on a conscience de toutes les confusions dans lesquelles nous baignons encore aujourd’hui et contre lesquelles nous sentons que nous sommes impuissants d’une part et le courage et la force pour réfléchir cependant, d’autre part, c’est-à-dire de continuer d’exister et de lutter, je retrouve volontiers son écho dans les paroles simples d’un chantre du temps de mon enfance, un dénommé Atchoglo ( ce surnom, qui littéralement signifie « trop de parures » était-il choisi exprès pour nous dire que tout est apparence?).
Atchoglo chantait en effet, parlant de lui-même à la troisième personne comme cela se fait souvent dans son art :
Atchoglo be ye la ku e yela vo…Ne ye le agbea do ŋtoe dje ko na ye ( Atchoglo dit qu’il va mourir pour être libre; tant qu’il vit, il a un fardeau à porter )
et , à la première personne :
« Ma gbloe ma kue, ma gbloe ma gae; nya ya djo zu kalĩ nya » ( je le dirai pour mourir, je le dirai pour vivre; c’est une parole de brave ).
Le courage de réfléchir, non seulement sur les confusions qui nous entourent, mais aussi sur celles qui sont en nous, que nous nourrissons, que nous entretenons, que nous ajoutons à celles déjà existantes, voilà peut-être ce qui nous manque.
Je n’ai pas encore quitté le Mali, celui de ATT. On peut dire qu’au commencement, il y avait simplement le général Amadou Toumani Touré . Il n’est devenu ATT, le héros, le sauveur de la patrie malienne, le modèle des officiers africains que le jour où il avait arrêté un autre général devenu tyran sanguinaire, qui ordonnait de tirer sur les enfants de son pays, qui était prêt à massacrer des centaines, voire des milliers de ses concitoyens ( cela s’est produit ailleurs ) pour conserver le pouvoir. Je ne parle pas de ce dernier, c’est-à-dire du général alors président Moussa Traoré : il est clair dans nos esprits que rien n’était plus clair dans son esprit, que peut-être rien n’a jamais été clair dans son esprit, qu’il confondait volontiers grade de général et pouvoir politique, présidence de la République et monarchie, galon militaire et droit de vie et de mort sur ses concitoyens…comme beaucoup de ses collègues officiers parvenus au pouvoir à la faveur d’un coup d’État. Ou comme beaucoup de militaires imbéciles tout court : je parle du droit de vie et de mort sur les citoyens.
C’est l’autre qui nous intéresse. Amadou Toumani Touré, avant son acte décisif qui a arrêté la folie meurtrière de Moussa Traoré, qui a sauvé la vie de centaines de Maliens que Moussa Traoré aurait massacrés sans scrupule, avant que son acte ne transforme en héros ce général semblable aux généraux, colonels, commandants, capitaines…sergents que nous connaissons en Afrique, les choses étaient-elles claires dans l’esprit d’Amadou Toumani Touré? Je n’affirme rien. Je voudrais que nous nous interrogions.
Elles paraissaient claires en ce sens qu’il fallait faire un acte indispensable, salutaire, orienté, non vers la conquête du pouvoir pour soi, mais vers le bien de la société malienne. « Que votre oui soit oui, que votre non soit non. Ce qu’on y ajoute vient du malin » dit Jésus à ses disciples. Si derrière l’acte salutaire se dissimulait un autre but, une autre intention, par exemple celle de prendre la place de Moussa Traoré ( avec le risque de devenir semblable à lui) dans l’immédiat ou dans dix ans, ou dans vingt ans…ou encore de préparer les esprits à accepter qu’un de ses fils, un de ses descendants un jour accède à la présidence de la République du Mali, les choses n’auraient pas été claires et, selon Jésus, ce qui serait caché derrière l’acte positif et salutaire viendrait du malin. Et le propre du malin, c’est de semer la confusion dans les esprits.
L’Afrique a connu toutes les formes de confusion : celle des fonctions et vocations, bien sûr, mais aussi celles des institutions, des pouvoirs, des idéologies mal assimilées et mal appliquées, des caisses de l’État que l’on prend pour des fortunes personnelles, familiales, des régimes…Confusion entre nationalisme et chauvinisme, entre appartenance à des religions différentes et conflits religieux, entre fierté légitime d’être ce qu’on est et intolérance, aversion de l’autre…Ce n’est pas parce que j’éprouve, par exemple, cette fierté légitime d’être ce que je suis que je réclamerais, les armes à la main, que l’on bouscule les frontières de mon pays, comme c’est le cas actuellement pour certains Touaregs du Mali, du Niger…comme cela avait été le cas pour certains Ibo dans les années 69-72. Pour ne citer que ces exemples.
Il y a, dans la mythologie adja-ewe, un esprit appelé Azizan-abo-amandre ( le génie-aux-bras ). Lorsqu’il prend possession de vous, il ne se contente pas de vous oppresser jusqu’à la suffocation, la difficulté de respirer aisément et donc de réfléchir aussi. Il vous tiraille dans tous les sens, de ses sept bras ( sept, chiffre de l’infini ). Il ne vous laisse donc jamais tranquille. Il peut temporiser, faire semblant de s’éloigner, puis rebondir sur vous, revenir à la charge dès que l’occasion lui paraît propice.
Vous me direz que ATT a été élu démocratiquement, qu’il a même renoncé à modifier la Constitution malienne aux fins de briguer un troisième mandat, qu’il n’a pas l’intention d’installer sur le trône un de ses descendants, ne pouvant plus y prétendre lui-même…En un mot, il demeure un modèle pour la démocratie africaine. D’accord. ATT est même un modèle d’homme politique ferme et résolu qui a par exemple refusé d’apposer sa signature au bas d’un pacte sur l’immigration que lui proposait le gouvernement français, qui n’a pas voulu s’associer à l’expédition des Occidentaux contre Kadhafi, prévoyant les conséquences graves que la chute brutale du dictateur libyen pourrait entraîner dans la sous-région, comme l’intensification et l’extension de cette rébellion touareg.
L’avancée actuelle des rebelles touareg armés ne lui donne-t-elle pas déjà raison? Il paraît que les prises de position de ATT sur ces questions ne plaisent pas beaucoup à l’Élysée. Tant mieux! Dites-moi : combien de nos chefs d’État sont capables de résister aux quatre volontés de Sarkozy, de ne pas se plier à la première sommation? Cependant, la question demeure : le fait d’avoir été une fois un sauveur de son pays, un héros reconnu au-delà des frontières de son pays, d’être une personnalité forte, tout cela signifie-t-il que l’on ait vocation à diriger ce pays? Le Mali d’aujourd’hui est l’un des cinq pays les plus pauvres du monde. Le Mali est confronté à cette rébellion touareg que le général ATT, en deux mandats successifs n’a pas réussi à réduire. Il paraît, je n’en ai aucune preuve, qu’il se plaint que la France ne lui donne pas les moyens pour venir à bout de cette rébellion et des actions de Al Qaida au Maghreb Islamique (ALQMI). Ce dernier, on le sait, détient des otages français et il est évident que le gouvernement français cherche par tous les moyens, y compris les pressions, l’accord et l’appui de ATT pour libérer ses ressortissants. Généralisons la question : quand on est bon militaire, bon médecin, bon footballeur, bon prêtre de quelque culte que ce soit, bon artiste, bon avocat, bon instituteur, jouissant d’un certain prestige social, d’une certaine popularité, cela suffit-il pour confondre ce rôle que l’on remplit auprès de ses concitoyens avec ses ambitions égoïstes, pour monnayer ce rôle en suffrage politique? C’est encore moins parce qu’on est né des œuvres d’un chef d’État qu’on est soi-même, forcément, préparé pour un destin national. Au Togo, cela aurait été Gilchrist si ce n’était pas Faure; si ce n’était pas Faure, cela aurait été Kpatcha; si c’était ni Faure, ni Gilchrist, ni Kpatcha, il aurait fallu que ce fût un quelconque des enfants, neveux etc. de Sylvanus Olympio ou Gnassingbé Eyadema. Quelle conception erronée, stupide du pouvoir dans une République! Peut-on imaginer le gâchis, les pertes en vies humaines, évaluer toutes nos pertes dans l’errance parce que tant de talents, d’intelligences, de génies, de capacités, de qualités humaines etc. se sont fourvoyés? Ceux qui auraient pu être des autorités sur les plans moral, spirituel, scientifique, artistique au sens large et qui sont happés par la politique, non, par les avantages que les postes politiques procurent. Happés par Azizan.
Le génie Azizan n’a pas seulement pour caractéristique d’oppresser et de tirailler les hommes. Il aime aussi les égarer. Je prends, bien sûr, comme toujours, ce mythe au sens métaphorique : que Azizan, nous possédant, nous jette sur une voie de perdition et d’une errance qui dure depuis plus de cinquante ans en Afrique, de cela, personne ne doute. Et ceux qui, à Bamako, viennent de prendre le pouvoir, dans la confusion et le cliquetis des armes, la confusion des hommes, des femmes et des enfants pris de panique, dans un bain de pillage, de viols, de discours cacophoniques, choses qui ne nous montrent pas qu’ils aient un plan, une direction précise pour sortir le Mali de la pauvreté, pour combattre la rébellion touareg, qu’ils aient une vision claire d’un autre Mali… vont-ils réussir là où ATT n’a pas tout à fait ou pas encore atteint les objectifs? Y a-t-il même parmi ces militaires un homme de la trempe de ATT? Ne vont-ils pas simplement ajouter de la confusion à d’autres confusions?
Azizan, toujours pris métaphoriquement, n’a pas que les aspects négatifs que je viens de décrire. D’ailleurs il ne s’empare que de ceux qui lui prêtent le flanc, ceux qui sont à portée de ses bras. Même si ces derniers sont multiples, on peut leur échapper : les notions de liberté et de responsabilité de l’homme sont là, mais ce n’est pas mon sujet.
Azizan serait aussi le génie des artistes, des créateurs, donc des penseurs qui savent le maîtriser plutôt que de le subir. Qu’est-ce à dire? Les bonnes idées pour trouver notre voie, construire notre société ne manquent pas. Mais il nous faut d’abord être sûrs que nous ne sommes pas dans la confusion.
Au Sénégal, Abdoulaye Wade, après avoir été dans la confusion entre la mission que les Sénégalais lui avaient démocratiquement confiée de tirailler les hommes. Il aime aussi les égarer. Je prends, bien sûr, comme toujours, ce mythe au sens métaphorique : que Azizan, nous possédant, nous jette sur une voie de perdition et d’une errance qui dure depuis plus de cinquante ans en Afrique, de cela, personne ne doute. Et ceux qui, à Bamako, viennent de prendre le pouvoir, dans la confusion et le cliquetis des armes, la confusion des hommes, des femmes et des enfants pris de panique, dans un bain de pillage, de viols, de discours cacophoniques, choses qui ne nous montrent pas qu’ils aient un plan, une direction précise pour sortir le Mali de la pauvreté, pour combattre la rébellion touareg, qu’ils aient une vision claire d’un autre Mali… vont-ils réussir là où ATT n’a pas tout à fait ou pas encore atteint les objectifs? Y a-t-il même parmi ces militaires un homme de la trempe de ATT? Ne vont-ils pas simplement ajouter de la confusion à d’autres confusions?
Azizan, toujours pris métaphoriquement, n’a pas que les aspects négatifs que je viens de décrire. D’ailleurs il ne s’empare que de ceux qui lui prêtent le flanc, ceux qui sont à portée de ses bras. Même si ces derniers sont multiples, on peut leur échapper : les notions de liberté et de responsabilité de l’homme sont là, mais ce n’est pas mon sujet.
la nature de l’Africain. Nous avons juste à combattre ces confusions. Nous reviendrons dessus, si vous voulez. Mais, dans la forêt touffue et ténébreuse de nos sollicitations, ne nous laissons pas perdre par le mauvais génie-aux-sept-bras, comme mon personnage Agbo-Kpanzo. Pour trouver notre voie, il faut que les choses soient claires en nous. Et surtout, il faut que nous ne nous arrêtions pas à l’aspect extérieur des choses, aux parures, si clinquantes soient-elles comme dirait Atchoglo. Il faut avoir le courage d’atteindre à leur essence, réfléchir sur leur essence, appliquant la leçon de maîtreTêtêkpoé.
Sénouvo Agbota ZINSOU
1Saz La Tortue qui chante, éd. Hatier 1987 et 2003