Le retour spectaculaire de la Chine sur le continent à compter des années 1990, après une relative éclipse, est intimement lié à la rapide conversion et extraversion de l’économie chinoise et à la mutation de son tissu productif suite aux réformes entamées par Deng Xiaoping fin 1978. Cette nouvelle période se caractérisera par des changements significatifs du point de vue du rapport entre la Chine et l’Afrique. Comme l’indique l’intensification des échanges entre la Chine et l’Afrique, lesquels ont été multipliés par huit depuis les années 2000, et par 100 depuis le début des années 1980, pour atteindre aujourd’hui plus de 100 milliards de dollars (106,8 milliards de dollars déjà en 2008), la logique commerciale a pris le dessus sur l’engagement idéologique. Et les mobiles économiques semblent aujourd’hui dominer les mobiles politiques. De même, comme le montre leur forte croissance, les investissements directs chinois, dont le stock était évalué à quelques 7,8 milliards de dollars en 2008, ont fini par primer sur l’aide au développement (Hellendorff, 2010). Désormais, la quête de nouvelles ressources et de biens primaires et la recherche de nouveaux débouchés, indispensables à l’alimentation de la boulimique croissance chinoise, paraissent rendre caduque le vieux discours de solidarité Sud-Sud, même si les officiels chinois n’hésitent pas au besoin à le réactiver, suivant une ligne rhétorique témoignant d’une remarquable constance (Chaponnière, 2008).
Parallèlement à cette évolution qui a vu l’entrepreneur privé et l’entreprise d’État chinois remplacer le médecin et le travailleur humanitaire en Afrique, et la République populaire nouer des relations diplomatiques et économiques avec la plupart des gouvernements de la région, la manière dont les élites africaines perçoivent la Chine a également beaucoup changé depuis ses premiers engagements sur le sol africain (Oboriah, 2007). Plus que par le passé, le modèle et la stratégie chinoise de développement, offrant l’image d’une transition socio-économique réussie, couplée à des progrès très (re)marqués dans la lutte contre la pauvreté, séduisent et inspirent ces élites à la recherche d’une nouvelle voie de développement. Inversement, le modèle occidental fait de plus en plus figure à leurs yeux de repoussoir, y compris au sein de larges secteurs de la population échaudés par plus de deux décennies de réformes politico-économiques néolibérales.
Face au caractère indigeste des vieilles recettes servies à l’Afrique par les bailleurs de fonds traditionnels et à leur incapacité à répondre aux défis du développement, de plus en plus de dirigeants se tournent vers la Chine, à l’instar du président éthiopien MelesZelawi qui, suite à la tournée africaine de Hu Jintao début 2007, exprimait dans un entretien un sentiment d’ores et déjà assez largement partagé sur le continent vis-à-vis de la Chine, lequel se double généralement d’une critique acerbe des stratégies occidentales: «Je pense que les Occidentaux auraient tort de croire qu’il leur suffit d’acheter la bonne gouvernance en Afrique… Ce que la Chine a réalisé taille en pièces cette illusion. Elle (la Chine) ne met nullement en danger les réformes de bonne gouvernance et la démocratisation en Afrique. Car seuls ceux qui(comme la Chine) ont privilégié une croissance endogène avaient des chances de réussir» (Financial Times, 5 avril 2007).
La crise financière de septembre 2008 va par la suite achever de discréditer le modèle néolibéral aux yeux de nombreux Africains, tout en renforçant dans le même temps la légitimité des stratégies de développement de la Chine et son approche par rapport à l’Afrique (Rebol, 2010). Ne pas prendre en compte cette évolution du regard et du sentiment africains ne donne qu’une vision tronquée de la portée, des enjeux et des implications de ce retour de la Chine en Afrique. Certes, il est légitime de parler d’«offensive» pour décrire l’implantation spectaculaire de la Chine en Afrique (Niquet, 2007). Mais encore faut-il garder à l’esprit que cette offensive n’a pu avoir lieu que parce que les élites africaines ont déroulé le tapis rouge à la Chine, privilégiant de plus en plus au consensus de Washington, longtemps présenté comme l’unique modèle politico-économique crédible après la fin de la guerre froide, ce que de nombreux commentateurs et analystes appellent désormais le «consensus de Pékin».
Une autre vision de la coopération
Si la dimension économique a pris le dessus sur la dimension idéologique dans la relation sino-africaine, la logique de coopération et les modalités de l’aide chinoise à l’Afrique n’en témoignent pas moins d’une remarquable continuité sur le plan des principes et du discours (Chaponnière, 2008). Comme par le passé en effet, l’aide de la Chine à l’Afrique n’est officiellement pas assortie de conditionnalités politiques et économiques, Pékin, fidèle en cela aux grands principes qui commandent ses relations extérieures, se montrant réticent à intervenir dans les affaires intérieures des États, au nom du respect de la souveraineté nationale et du refus du droit d’ingérence.
Une posture qui ne va pas sans crisper les bailleurs de fonds traditionnels et une partie des acteurs sociaux, mais qui séduit au contraire la plupart des gouvernements africains, non mécontents de rentrer dans un rapport débarrassé de la chape de plomb que représentent à leurs yeux les conditionnalités imposées par les Occidentaux, lesquelles sont généralement assorties de discours paternalistes et moralisateurs.
Bien davantage qu’autrefois cependant, l’aide chinoise est fortement adossée à d’autres types de flux (échanges commerciaux, investissements, etc.), au point qu’il est difficile de démêler ce qui relève de l’aide au développement stricto sensu, de la coopération économique ou encore de simples intérêts privés (Guérin, 2008). Multiforme, l’aide chinoise à l’Afrique s’insère en fait dans un écheveau compliqué d’interventions, de relations et d’engagements, mêlant logique «opportuniste» de l’intérêt et logique «altruiste» du don, dimension politique et dimension économique. De là, la difficulté de cerner les montants exacts de cette aide selon les critères du CAD (Comité d’aide au développement regroupant les bailleurs de fonds membres de l’OCDE).
Ainsi, au cours du très médiatisé sommet du Focac qui s’est tenu à Pékin à l’automne 2006, la Chine avait annoncé tout à la fois le doublement de l’aide au développement à l’horizon 2009, l’apport de 5 milliards de dollars sous forme de prêts préférentiels (3 milliards) et en crédits à l’export (2 milliards); un soutien de 5 milliards de dollars aux entreprises chinoises désireuses d’investir en Afrique; l’annulation de la dette des pays pauvres très endettés (PTTE) africains; la création sur le continent de zones économiques spéciales (ZES); l’augmentation (de 190 à 440) du nombre de produits africains exemptés de droits de douane à l’export vers la Chine; le renforcement de la coopération technique dans les secteurs de l’agriculture, de la science et de la technologie et la construction d’un centre de conférence pour l’Union africaine à Addis-Abeba. Le multilatéralisme apparent de ces sommets et la générosité des montants annoncés ne doivent pas non plus dissimuler le fait que l’aide chinoise demeure bilatérale et fortement liée. «Plus précisément, note Bruno Hellendorff, la Chine lie aide et affaires de manière innovante en promouvant ses intérêts nationaux au travers de partenariats mutuellement bénéfiques mis en œuvre par un large spectre d’acteurs et d’instruments. De cette façon, l’aide au développement chinoise n’est pas vue comme un enjeu moral, mais comme un outil de persuasion politique et une manière d’adoucir l’entrée d’opérateurs économiques chinois sur le continent»
Le plus souvent, cette aide est fournie via des packages deals, sorte de contrats de troc négociés d’État à État combinant investissements publics, semi-publics et privés, aides directes et dons, prêts concessionnels ou non, appuis techniques ou financiers, soutien aux entreprises chinoises et africaines, voire coopération de type militaire ou culturel. Dans les pays africains riches en ressources naturelles, le mode opératoire de ce type d’accord est relativement uniforme, si bien qu’il est devenu fréquent de parler de «modèle angolais» pour caractériser cette relation.
Comment fonctionnent concrètement ces accords? Dans le cas du package deal négocié avec la République démocratique du Congo (RDC), explique Daniel Guérin, «les fonds ne sont pas directement prêtés au gouvernement africain, mais le gouvernement chinois mandate une entreprise publique chinoise de construction – recevant généralement le soutien de l’Exim Bank (Banque chinoise d’investissement et d’import-export) – pour réaliser des projets d’infrastructures avec l’accord du gouvernement africain concerné. Ensuite, en contrepartie de la provision de ces infrastructures, le gouvernement africain accorde à des entreprises chinoises (privées la plupart du temps), le droit d’extraire des ressources naturelles (pétrole, minerais, etc.), à travers l’acquisition de parts dans une entreprise nationale et de licences. Le package deal s’accompagne aussi de dons consacrés à la construction d’écoles, d’hôpitaux, ou de bâtiments de prestige (palais présidentiels ou stades de foot) par des entreprises chinoises».
Pour suspicieuse que soit cette approche de l’aide aux yeux des Occidentaux, et en particulier par rapport aux intentions qui animent la Chine et aux énormes avantages qu’elle en tire, il faut bien garder à l’esprit les fondements théoriques et les justifications idéologiques qui la sous-tendent. Rappelons tout d’abord qu’officiellement la Chine ne déploie pas sa coopération au nom des Objectifs du millénaire pour le développement, approche qu’elle juge paternaliste et «assistantialiste», voire misérabiliste, mais au nom de la «solidarité Sud-Sud», de la tradition afro-asiatique et surtout d’une forme de partenariat d’égal à égal entre nations historiquement dominées, et vecteur de bénéfices pour chacune des parties, même si aujourd’hui les interdépendances économiques et les considérations pragmatiques ont pris le pas sur l’engagement idéologique. Un glissement d’ailleurs perceptible dans les discours des officiels chinois qui parlent désormais de partenariats stratégiques «gagnant-gagnant» et de complémentarité (Chaponnière, 2008; Tan Mullins, Mohan, Power, 2010). Par cette relation qu’elle présente comme «gagnant-gagnant», la Chine entend en effet participer au développement de l’Afrique, sans pour autant lui indiquer la voie à suivre, en lui offrant son aide et son savoir-faire en contrepartie d’avantages, de concessions et de droits à finalité économique, lesquels, affirment les officiels chinois, seront en retour également profitables au continent, en contribuant au renforcement de son tissu productif (Shaye Lu, 2008). Cette vision de la coopération explique que l’essentiel de l’aide (70% environ) se concentre dans des projets d’infrastructure: infrastructures routières et portuaires, chemin de fer, énergie et télécommunication, etc. Un domaine d’investissement longtemps négligé par les bailleurs de fonds traditionnels au profit du renforcement institutionnel et de la lutte contre la pauvreté, preuve qu’existe une certaine complémentarité entre l’aide chinoise et l’aide occidentale.
Ne considérer la coopération sino-africaine que sous l’angle d’un engagement intéressé, d’une exploitation éhontée sans égard pour la démocratie et les droits de l’homme ou encore comme un simple rapport économique classique, dans lesquels les deux parties chercheraient ni plus ni moins à exploiter leurs avantages comparatifs respectifs, revient en fait à balayer une dimension essentielle nécessaire à la compréhension de la stratégie africaine de la Chine: la conception qu’elle se fait du développement et du chemin à emprunter pour l’amorcer. À l’instar de la trajectoire suivie par la République populaire, les autorités chinoises mettent avant tout l’accent sur le renforcement de la base économique, laquelle est supposée en retour profiter à l’ensemble de la collectivité. Ce modèle de développement note Girouard «reconnaît avant tout un droit de la collectivité au développement. Il fait peu de place aux droits de la personne, tels que ceux-ci ont été pensés dans le cadre de la modernité occidentale(…). La démocratie non plus n’est pas entendue de la même manière(…), Pékin y voit (avant tout) un pouvoir exercé pour le peuple et dans son intérêt…». Propre à la trajectoire chinoise, ce modèle n’en structure pas moins la relation sino-africaine, en exerçant un véritable attrait chez les élites qui y voient aussi, il est vrai, une justification bien commode pour se maintenir au pouvoir. En fait, par-delà les discours légitimateurs, le consensus de Pékin, affirme Jean-Raphaël Chaponnière, poursuivrait ni plus ni moins «les mêmes objectifs que le consensus de Washington en les déclinant différemment: le premier donne la priorité à la stabilité et au développement, alors que le second fait des réformes un préalable au développement et à la stabilité».
À ceci près que la Chine ne cherche pas à universaliser son modèle et moins encore à l’imposer. Plus sans doute que les bailleurs occidentaux, elle a conscience que son modèle n’est guère transposable comme tel, reconnaît l’hétérogénéité du contexte africain et accepte la cohabitation des stratégies de développement et la complémentarité des orientations. C’est pourquoi ce qui rendrait finalement la Chine si attractive aux yeux des Africains n’est pas tant le «succès» du modèle chinois que l’absence d’un consensus de Pékin unique (Rebol, 2010).
Chérif Abdedaïm
source: http://www.les7duquebec.com/7-dailleurs-2-2/217956/
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