Qu’est-ce que cela vous fait de revenir au Cameroun, pays où la dédicace de votre ouvrage «Côte d’Ivoire, le coup d’Etat» a été interdite ?
Le Cameroun est mon pays. J’y ai grandi, ma famille y est, ainsi que mes amis et j’y compte de nombreux lecteurs. Quand je reviens au Cameroun, c’est généralement pour me ressourcer, retrouver la culture et les beaux paysages qui ont bercé ma jeunesse. Mes voyages au Cameroun ne sont pas associés en priorité à mon travail d’investigation.
Pensez-vous vraiment que le régime de Paul Biya a eu peur de la France au point de vous refuser de présenter un ouvrage qui a pourtant été diffusé en Hexagone ?
Je ne sais pas si on peut dire que le régime a eu peur mais il est évident que certains hauts fonctionnaires se sont laissés impressionner par le harcèlement et autres pressions de Paris, dont les motivations essentielles étaient d’empêcher la tenue d’une conférence susceptible d’avoir un fort impact sur le public camerounais. Résultat: l’interdiction a provoqué un intérêt national pour le livre. Ceux qui ont fait pression pour interdire la conférence et ceux qui l’ont finalement interdite ont été d’excellents attachés de presse du livre «Côte d’Ivoire, le coup d’Etat».
Quel est l’enjeu de l’emprisonnement actuel du président Laurent Gbagbo à La Haye ?
L’emprisonnement de Laurent Gbagbo tient à la seule volonté de «la communauté internationale» et non à la pertinence de quelques éléments de droit. La CPI n’a aucune preuve contre lui ; le second point est que le président Gbagbo est paradoxalement resté très populaire dans son pays, en Afrique et en Europe malgré la campagne médiatique féroce déclenchée contre lui. L’homme est encore soutenu par des millions de personnes qui le croient et le savent victime d’une injustice flagrante. Pour ne pas perdre la face, la «communauté internationale» le maintient artificiellement en prison, espérant justifier cette détention par de vagues arguments de droit.
Pensez-vous qu’il sera libéré ?
Il faudra bien le libérer, faute de preuves. Il me semble que le procureur peine toujours à rassembler des preuves pouvant justifier la détention de plus en plus longue de ses prisonniers politiques.
En Côte d’Ivoire, on se rend bien compte que la réconciliation est assez difficile jusque là. Les images récentes de Charles Blé Goudé en prison diffusées sur Internet montrent que le régime Ouattara durcit le ton. N’y-a-t-il vraiment pas moyen de faire pression pour que Alassane Ouattara puisse s’assouplir ?
Les pressions que vous évoquez ne peuvent évidemment pas être exercées sur monsieur Ouattara puisqu’on a passé le temps à le présenter comme un démocrate. Les pressions s’exercent sur les régimes dits «dictatoriaux» et non sur ceux que la communauté internationale présente comme des régimes démocratiques. En vérité, tout le monde est embarrassé par la réalité du régime ivoirien. J’observe à ce sujet que les médias qui vantaient l’arrivée de la démocratie en Côte d’Ivoire sont devenus d’une très grande discrétion sur tout ce qui se passe dans ce pays en matière de libertés publiques et de violations des droits de l’Homme depuis qu’Alassane Ouattara est au pouvoir. Ils ne sont pas aidés, c’est vrai, par les différents rapports des organisations des droits de l’Homme. La réconciliation y est effectivement difficile du fait des injustices et des frustrations accumulées par le peuple ivoirien dans son ensemble. L’impunité face aux crimes commis par la rébellion n’arrange pas les choses et accroit le sentiment du «deux poids, deux mesures».
Pour l’Afrique en général, quelles leçons tirer du cas de la Côte d’Ivoire ?
Le dossier ivoirien permet de tirer au moins trois leçons. La première est la grande fragilité des Etats africains face à la manipulation médiatique occidentale. Aujourd’hui, ces Etats n’arrivent pas à trouver une réponse adaptée à cette menace qui est devenue le préalable à toute action de déstabilisation. Il existe pourtant plusieurs moyens d’y faire face. La deuxième est le faible niveau de réflexion stratégique des dirigeants africains devant des actions structurées de déstabilisation. On a l’impression qu’ils gèrent constamment ces situations en improvisant et en étant convaincus qu’ils sont capables d’échapper à la machine de guerre dirigée contre eux. Bokassa, Mobutu, Kadhafi, et d’autres, sont la preuve de cette incapacité à anticiper les actions de déstabilisation en affichant régulièrement une assurance non conforme au rapport de force dans lequel ils sont pris. La troisième leçon est l’absence d’un pouvoir de négociation des Etats africains face aux ingérences extérieures. On a l’impression que les institutions africaines telles l’Ua, la Cedeao sont devenues des caisses de résonance des ingérences occidentales, du fait probablement de leur fragilité financière, car il faut rappeler que ce sont les Etats et les organismes étrangers qui financent largement ces institutions. Il est difficile de défendre ses intérêts quand on est dans une situation de dépendance financière par rapport à l’extérieur et lorsqu’on pense que la défense des intérêts des Etats africains passe au second plan par rapport au point de vue des mentors occidentaux.
Vous venez de publier «France-Côte d’Ivoire: la rupture». Sur quoi repose cette nouvelle enquête ? Quelles nouvelles révélations faites-vous ?
Cette nouvelle enquête porte sur l’assassinat des militaires français en 2004 à Bouaké, les événements de l’hôtel Ivoire où des Ivoiriens avaient été tués par l’armée française et la recherche des véritables responsables de ces drames. Ayant eu accès à des documents classés «confidentiel défense» et à l’audition de Michèle Alliot-Marie, à l’époque ministre français de la Défense, que nous publions intégralement, nous révélons, preuves à l’appui, que le président Gbagbo n’est pas l’ordonnateur de l’attaque contre le camp français en 2004. Nous apportons la démonstration que la ministre Michèle Alliot-Marie a laissé s’échapper volontairement les pilotes biélorusses qui étaient aux commandes des Sukhoï 25, qui ont pilonné le camp français. Nous apportons également des éléments prouvant que l’Opération Dignité du régime Gbagbo, qui avait pour but la reconquête du nord du territoire ivoirien sous contrôle des rebelles, visait exclusivement les infrastructures de ces derniers et en aucun cas les positions françaises. Le président Gbagbo nous a fait des confidences sur ce qui s’est réellement passé au cours de cette opération. Aujourd’hui, ce nouveau livre apporte la preuve que Michèle Alliot-Marie a menti à la Justice française, qu’elle a dissimulé des informations à la Justice, qu’elle a entravé la recherche de la vérité et qu’enfin, elle a refusé de déclassifier des documents susceptibles de faire avancer l’enquête. Ce dernier point m’a également été confirmé par la juge en charge de l’enquête.
Comment expliquez-vous un tel comportement de la part des autorités françaises alors qu’il s’agit de faire la lumière sur la mort de leurs soldats ?
Je pense que les autorités françaises n’ont pas les mains très propres dans cette affaire et que c’est pour cette raison qu’elles ont laissé les pilotes biélorusses s’enfuir, et qu’elles ont remis certains autres suspects au consulat biélorusse à Abidjan, enterrant ainsi toute possibilité d’investigation. Les officiers français avec lesquels j’ai échangé tout au long de cette enquête sont écœurés par le comportement des responsables politiques dans ce dossier, et ne comprennent pas pourquoi ces derniers refusent de faire la lumière sur cette affaire alors que le dossier est aux mains de la Justice française. Beaucoup parmi eux ont apprécié et appuyé mon travail d’investigation pour la recherche de la vérité. L’avocat des familles des militaires assassinés, Maître Baland, lutte avec beaucoup d’acharnement pour briser l’omerta sur ce dossier. C’est dans ce cadre que les familles ont déposé une plainte devant la Cour de Justice de la République contre Michèle Alliot-Marie pour complicité d’assassinat et faux témoignage. Malheureusement, la Cour de Justice de la République a classé l’affaire.
Vous travaillez beaucoup sur l’Afrique et son développement. Pensez-vous qu’il y a la possibilité de produire des régimes qui soient véritablement indépendants du contrôle occidental ?
Il est possible de produire des régimes qui échappent à ce contrôle, à condition que les Africains eux-mêmes le veuillent et le décident. Tant qu’il restera un brin de complexe d’infériorité des dirigeants africains et des élites africaines de manière générale, cela sera totalement impossible. La décolonisation est donc d’abord à faire de manière exhaustive et continue dans les mentalités des Africains d’abord.
Le Cameroun a un président qui a 81 ans. Il est au pouvoir depuis plus de 30 ans. Quels commentaires pouvez-vous faire à ce sujet ?
Le Cameroun est aujourd’hui gangréné par l’incivisme et la corruption. La longévité du président Biya, a, comme sous Houphouët-Boigny en Côte d’Ivoire, préservé le pays de la guerre. C’est un acquis que le Cameroun doit préserver. Ma connaissance des Etats meurtris par la guerre et les conflits internes tels la Rdc, la Rca, le Rwanda, le Soudan, me conduit simplement à suggérer aux Camerounais qu’ils doivent lutter contre leurs propres démons avec pour objectif principal de préserver la paix civile et la stabilité du pays.
Que peut encore vraiment l’homme Paul Biya ?
Je ne le connais pas personnellement. Je crois que cette question s’adresse davantage à lui et à ceux qui le connaissent bien plutôt qu’à moi.
Entretien avec Jean François CHANNON