Longtemps ce pays a été stratégique. Situé au cœur du Continent, il devenait une plateforme militaire avancée de la France ; la comparaison avec un porte-avion fut souvent évoquée et donnait un avantage décisif pour Paris dans les différents conflits militaires qui ont secoué la région.
Les événements récents de la République de Centrafrique (RCA) interpellent par son degré de violence et de haines partagées par une grande partie de la population. En quelques mois le pays s’est enfoncé dans une spirale d’autodestruction. La grille de lecture présentée, le plus souvent par les médias occidentaux comme étant le résultat d’un conflit confessionnel, cadre mal avec l’idée assénée que chrétiens et musulmans vivaient en parfaite harmonie depuis fort longtemps. Alors comment expliquer cette crise ? L’histoire de la Centrafrique revisitée nous permet de mieux comprendre ce conflit complexe où de multiples paramètres entrent en jeu, notamment un fait qui nous paraît déterminant mais souvent occulté, la responsabilité de la politique néocoloniale de la France en Centrafrique.
Longtemps ce pays a été stratégique. Situé au cœur du Continent, il devenait une plateforme militaire avancée de la France ; la comparaison avec un porte-avion fut souvent évoquée et donnait un avantage décisif pour Paris dans les différents conflits militaires qui ont secoué la région.
Cette responsabilité de la France doit être vue de manière globale dans sa gestion postcoloniale des pays africains francophones car, en effet, la RCA rejoint le triste palmarès de la politique africaine de la France : massacre de 1947 à Madagascar, guerre du Biafra contre le Nigeria faisant un millions de morts, attaques au napalm contre les maquisards nationalistes de l’UPC camerounais, soutient à la guerre civile du Congo Brazzaville, complicité de génocide au Rwanda et la liste est malheureusement loin d’être exhaustive !.
L’histoire de la RCA est marquée par la douleur et la violence qui ont été infligées par l’esclavagisme et le colonialisme et ne sauraient être oubliées car elles continuent à marquer les populations en ressurgissant à l’occasion de la plus grave crise que vit la RCA depuis son indépendance.
Un pays marqué par la violence esclavagiste …
Depuis des siècles, les populations centrafricaines ont été victimes de razzias organisées par les esclavagistes arabes. Notamment les opérations menées par Zoubeir Pacha venant du Sud Soudan, puis ensuite par l’un de ses successeurs, Rabih, qui s’installa près du lac Tchad. A partir du 18ème siècle le commerce esclavagiste va fournir la traite atlantique des occidentaux par le biais des piroguiers Bobangui. Les conséquences furent dramatiques, ces razzias répétées ravagèrent une grande partie de l’Afrique Centrale, dont la RCA, avec une chute sévère de la démographie empêchant cette région de prospérer et plongeant les populations dans une insécurité permanente.
Cet esclavagisme s’arrêta au moment de la colonisation, mais ne mettra pas pour autant fin au calvaire enduré par les populations. Un observateur fit remarquer que le chemin emprunté lors de la prise de pouvoir par la Seleka était justement le même que celui des esclavagistes.(1) Tout comme le ressentiment diffus nourris contre les gens du fleuve.(2) Si le temps est passé, la mémoire collective reste vive, les rancœurs aussi. C’est un premier élément qui explique les dissensions de la Centrafrique.
D’autant que ce crime contre l’Humanité n’a jamais été formellement reconnu et ne fait toujours pas partie de l’histoire officielle du pays. Aucune date, aucun monument et aucune célébration n’est organisée. La mémoire de ces faits n’a pas pris place dans le logiciel de la construction de la Nation et de l’Etat centrafricain.
…et colonialiste
Cette violence a continué avec la présence coloniale française. Il est difficile de faire des comparaisons, mais il semble que les conditions de survie des populations noires dans l’Afrique francophone étaient beaucoup plus difficiles en Afrique Centrale qu’en Afrique de l’Ouest. En effet Paris avait décidé de confier l’exploitation du pays aux « grandes concessions coloniales » qui, d’une certaine manière, représentent le capitalisme à l’état pur : « Il s’agissait, en fait, d’une véritable démission de l’État : renonçant à faire lui-même les investissements nécessaires, celui-ci espérait que l’initiative privée, sous l’aiguillon des bénéfices escomptés, mettrait d’elle-même le pays en valeur. »(3)
Les masses africaines étaient à la merci de la volonté des responsables de ces Concessions. L’administration baignant dans le milieu colonialiste passait la plupart de son temps à absoudre les pires crimes des colons. Beaucoup plus isolé de la métropole que l’Afrique de l’Ouest, la violence et l’arbitraire prospéraient devant un Etat impuissant à endiguer les abus de ses propres créatures. « Les réformes manquèrent leur but parce que l’État ne disposait plus du pouvoir de les imposer. Même averti des abus, même décidé à les réprimer, il était acculé à l’impuissance. »(4)
A l’époque, les partisans mêmes du colonialisme, dont Gide, ont un jugement sévère : « Qu’est-ce que ces Grandes Compagnies, en échange, ont fait pour le pays ? Rien. Les concessions furent accordées dans l’espoir que les Compagnies « feraient valoir » le pays. Elles l’ont exploité, ce qui n’est pas la même chose ; saigné, pressuré comme une orange dont on va bientôt rejeter la peau vide »(5)
L’administration coloniale va imposer le portage et le travail forcé, y compris aux femmes ayant des enfants en bas âge. Ainsi la construction du chemin de fer « Congo Océan » fera plus d’une vingtaine de milliers de morts. Les conséquences en seront dramatiques : « la moitié de la population centrafricaine périt du choc microbien et des violences de la rencontre coloniale, mais aussi du développement économique de la région »(6)
Le pays sera détruit, les activités économiques anéanties par une population qui fuit le travail forcé, le portage, les exactions et autres chicottes qui demeurent le symbole de l’apport de la civilisation de l’Europe en Afrique. « Les groupes se disloquent les uns après les autres sans qu’il soit possible de faire quoi que ce soit pour arrêter ces migrations qui ont fait un vrai désert d’un pays autrefois riche en cultures et où était installé une nombreuse population. »(7)
Une révolte va éclater, en 1928, qui naitra autour de la ville de Bouar menée par Kamou, un guérisseur qui, autour du rite du Kongo-Warra, va entrainer des milliers d’africains dans une lutte contre les colons qui se prolongera pendant quatre ans et sera férocement réprimée.
C’est dans ce contexte d’affaiblissement et de désolation que la Centrafrique va accéder à l’indépendance en Août 1960.
Quand la France créa la Centrafrique
La naissance de la Centrafrique, en tant que pays indépendant, s’est faite par dépit et se confond avec la personnalité de Barthélémy Boganda, considéré comme le père de la Nation centrafricaine. Il fut un nationaliste modéré, même s’il fit preuve de courage dans sa dénonciation des conditions de vie faites aux populations de l’Oubangui-Chari ; sa mère fut assassinée par les miliciens des grandes concessions pour insuffisance de production de caoutchouc. A la fin de sa vie il fera une alliance avec les colons, certainement par fidélité à la religion chrétienne et du fait d’un anticommunisme exacerbé qui, à l’époque de la guerre froide, le rangeait dans le camp occidental et l’empêchait de remettre en cause radicalement le système colonialiste. Il était pour la création, à partir de l’Afrique Equatoriale Française (AEF), d’un grand et seul pays, étape dont l’objectif final serait la création des États-Unis de l’Afrique latine qui permettrait d’être un rempart efficace contre le danger communiste, mais aussi musulman.
La France en décidera autrement puisque la loi cadre de l’autonomie administrative de 1956 consacrera la séparation en quatre entités, prémisse des quatre pays qui deviendront le Gabon, la République du Congo (Congo Brazzaville), le Tchad et la Centrafrique. C’est donc par dépit que Boganda proclamera l’indépendance de la Centrafrique, ce qui sera plus le fruit de son échec qu’une volonté populaire d’avoir ce pays tel qu’il est.
En d’autre terme la Centrafrique n’est que le prolongement de la structure coloniale de l’Afrique Équatoriale Française imposée par Paris. Construction contre laquelle les nationalistes se sont battus, mais qui fut acceptée par les premiers dirigeants (souvent nommés à tort père de l’indépendance) comme le gabonais Léon Mba, le congolais l’abbé Fulbert Youlou ou le tchadien François Tombalbaye qui verront dans cette configuration un moyen inespéré de conforter leur pouvoir avec l’aide de la France.
Un pays sous tutelle
Dans ce pays, plutôt qu’à un interventionnisme de la France, on a affaire à une cogestion du pays assurée par la présence d’agents de la France avec des statuts officiels comme ambassadeurs, conseillers financiers, militaires souvent liés au service secret. Mais aussi des conseillers occultes, sans responsabilité formelle dans l’administration française. De plus les premiers dirigeants centrafricains, surtout les militaires, sont formés dans les écoles françaises et certains participeront même aux guerres coloniales en Indochine. Bokassa, par exemple aura la double nationalité française et centrafricaine. Cette dépendance se décline aussi financièrement ; la France par le biais d’aides et de prêts contribue au budget du pays. Enfin, et c’est peut être l’élément crucial, la France reste le garant de la sécurité du pouvoir contre les coups d’états aidés ou non par d’autres pays, mais aussi contre les révoltes des populations.
Avec ce système, Paris garde une totale maîtrise de la gestion du pays dans les domaines essentiels que sont la diplomatie et les alliances militaires. Un rapide survol des pouvoirs des différents chefs d’état est édifiant, tous sont inféodés à l’hexagone :
Dacko et ses tontons (1960-1966)
Un an après la création de la Centrafrique, Barthelemy Boganda trouvera la mort dans un accident d’avion inexpliqué. Sa succession va être au coeur d’une lutte importante entre les deux ailes du parti politique fondé par Boganda : le MESAN (Mouvement d’Évolution Sociale de l’Afrique Noire). Pour écarter Abel Gomba, pourtant l’héritier légitime de Boganda puisqu’il fut son compagnon de lutte et son premier ministre, l’administration française va chercher Dacko, neveu de Boganda, beaucoup plus maniable et francophile et l’aidera à prendre le pouvoir contre un Gomba jugé trop panafricaniste, trop socialiste et pour tout dire, trop indépendant aux yeux de Paris. Après quelques années de pouvoir il sera victime d’un coup d’état mené par Bokassa sur fond d’un profond mécontentement populaire.
Le cousin Bokassa (1966-1976)
Bokassa est un pur produit de l’armée française comme bien d’autres. Il sera cornaqué par un agent des services spéciaux français : « (…) le colonel Mehay, conseiller militaire de l’ambassade et correspondant à ce titre du 2e Bureau, devient l’analyste de terrain le plus écouté. Cet officier jouit d’un poids d’autant plus important qu’il est l’interlocuteur français préféré de Bokassa, aux dépens du nouvel ambassadeur Jean Français »(8)
Pour le gouvernement français de l’époque dirigé par Giscard d’Estaing, que Bokassa s’évertuera à appeler son cousin, la Centrafrique va devenir un enjeu important car elle jouera le rôle d’une base stratégique dans la guerre au Tchad contre les Libyens. Le gouvernement français ferme les yeux sur les turpitudes de Bokassa et va même organiser et financer de bout en bout le sacre impérial de Bokassa. Mais le lâchage du tyran ne provient pas de ses frasques, mais bien de son changement d’allié. Pour des raisons financière, Bokassa va faire le faux pas qui lui sera fatal en tentant de passer un accord avec Kadhafi et lui propose la base militaire de Bouar.(9) Inacceptable pour la France, dont la Libye reste une menace. Bokassa sera aussitôt déposé dans l’opération Caban (CA pour RCA et Ban pour Bangui).
Dacko le retour (1979-1981)
Lors de l’opération Caban, les paras dans leur Transall et entre deux caisses de munitions vont emmener Dacko, qui restera seulement deux ans au pouvoir et sera de nouveau victime d’un coup d’état, que certains disent arrangé, de Kolingba son chef d’état-major, avec la bénédiction des autorités françaises
Kolingba et le mentor en short (1985-1993)
Kolingba lui aussi est un ancien de l’armée française, formé à l’école des officiers de Fréjus il jouera, comme les autres, son rôle de soutien fidèle de la France dans ses aventures néo-coloniales, notamment contre les Libyens toujours au Tchad considéré par le gouvernement socialiste français comme un enjeu stratégique. Kolingba va de plus en plus s’effacer laissant le pouvoir effectif à son conseiller Jean-Claude Mantion. Voilà ce qu’en dit le dictateur du Congo Brazzaville, Sassou N’guesso pourtant un des piliers incontesté de la françafrique quand il parle de Kolingba : « Lui ne faisait même pas semblant de diriger. Quand nous, chefs d’États voisins, arrivions à l’aéroport, c’est un certain commandant français, Mansion, qui se présentait en short et en chemisette, pour nous accueillir ».(10)
Lors d’un coup d’état raté, Patassé se réfugie à l’ambassade de France. Voici ce que raconte le journal Libération : « Suit alors cette scène ahurissante : face à face, autour d’une table où il n’y a que des Blancs, l’ambassadeur de France négocie avec le « proconsul » français de la Centrafrique, le colonel Jean-Claude Mantion, un sauf-conduit en exil pour Ange-Félix Patassé. Bref, la France négocie avec la France la solution d’un problème centrafricain »(11)
Devenu source d’instabilité, lâché par l’armée française, il se laisse persuader par le Quai d’Orsay d’organiser des élections libres qu’il perdra au profit de Patassé. Ce qui ne l’empêchera pas, quelques années plus tard en 2001, de tenter un coup d’état qui sera « écrasé dans le sang »
Patassé, la démocratie trahie (1993-2003)
Patassé est le seul dirigeant Centrafricain arrivé au pouvoir démocratiquement. Son vernis anti-français peut séduire, mais la vérité est toute autre, très lié au réseau de la françafrique de Pasqua et Marchiani(12), il n’hésitera pas à faire appel à la France pour défendre son pouvoir. Ainsi la France interviendra à deux reprises (opération Almandin 1 et 2). Il bénéficiera de l’aide de l’ambassadeur de la France de l’époque, M. Simon, pour truquer les élections de 1999. Et c’est le Général français, Thorette, qui négociera le cessez-le feu avec les rebelles. Patassé décide de nommer Bozizé, chef d’Etat-major de l’armée centrafricaine, qui parviendra régulièrement à mater, avec l’aide de l’armée française, les mutineries et coups d’Etat. L’armée française intervient à trois reprises en 1996 au travers de Bozizé pour rétablir l’ordre et lui sauver la mise, y compris après sa deuxième élection truquée. De plus Patassé bénéficiera des services du capitaine Barril pour assurer sa sécurité. Finalement, selon une tradition établie, c’est son chef d’état-major qui le renversera
Bozizé, le dictateur orphelin (2003-2013)
Bozizé, malgré son CV et ses nombreuses tentatives de coup d’état, n’a pas le meilleur profil pour rétablir l’état de droit et la démocratie. Dans son mémorandum de justification de son coup d’état il assure que le : « respect des droits de l’homme, l’assainissement des finances publiques, la relance des secteurs économiques et le redressement et la création des secteurs sociaux et l’aide d’urgence seront les quatre priorités du nouveau gouvernement », qui concède t’il : « risque fort de donner l’impression aux partenaires et amis de la république centrafricaine d’un abandon du processus démocratique inauguré en 1993 »(13). Mais peu importe, il va bénéficier de l’aide et du soutien de la France qui déléguera ses experts : « Le général français Jean-Pierre Pérez a été nommé conseiller en matière de défense du président centrafricain François Bozizé, a annoncé mercredi à Bangui la radio nationale centrafricaine. Le général Pérez a été présenté mardi au général Bozizé par l’ambassadeur de France en Centrafrique, Jean-Pierre Destouesse. Le général Pérez est un connaisseur de la Centrafrique pour y avoir commandé à la fin des années 1990 les Eléments français d’assistance opérationnelle (EFAO), un contingent militaire français de 1.200 hommes présent dans le pays de 1981 à 1998 ».(14)
Il sera entouré aussi de conseillers non officiels, c’est le cas d’un certain Dulas qui travaille pour Secopex, une société française de sécurité (militaire et économique) fondée en 2003 qui est une concurrente de Geos et a notamment en portefeuille un contrat avec le gouvernement somalien. Il collabore également avec Charles Millon, l’ancien ministre français de la Défense, actif au Sahel dans le domaine des bioénergies(15) sans parler de quelques escrocs, soldats perdus des aventures coloniales de la France.(16)
Pour sauver son pouvoir, à plusieurs reprises l’armée française interviendra, y compris avec ses mirages F1, et bombardera des villes comme Birao tenue par les rebelles du nord du pays. Alors que le pouvoir de Bozizé n’a aucune once de légitimité démocratique.
Dictature et ethnicisme sous la bienveillance française
Les gouvernements de droite comme de gauche en France ont donc installé, accompagné et démis les dirigeants centrafricains. Derrière le soutien aux hommes il y a naturellement le soutien à leur politique qui a progressivement détruit la Centrafrique, son appareil d’Etat et les infrastructures, ce qui a abouti au chaos généralisé. La Centrafrique se meurt, tout d’abord d’une absence de démocratie où seules les armes permettent l’accession au pouvoir, mais aussi d’une politique ethniciste détruisant le tissus social faisant de chaque centrafricain l’ennemi potentiel de l’autre.
Dès le début, David Dacko alors entouré de conseillés français dont notamment Clément Hassen, va progressivement installer la dictature, annihiler toutes oppositions, promulguant au parlement des lois liberticides que lui-même qualifiera de plus dures que celles des colonialistes. Le principal opposant sera exilé et son organisation politique, le Mouvement pour l’Evolution de l’Afrique Centrale (MEDAC), interdit. Dacko mènera une politique au profit des propriétaires français. Il va par ailleurs, comme beaucoup d’autres de ses pairs, utiliser le prétexte de la lutte contre les divisions ethniques dans le pays pour imposer son parti unique comme garant de l’unité de la Centrafrique. Ce qui ne l’empêchera pas cependant, en novembre 1960 lors du vote des lois à l’Assemblée Nationale mettant hors la loi MEDAC, d’en appeler aux partisans de son ethnie pour repousser les manifestations de protestation.(17)
Mais son régime s’essouffle, en manque de fond il tentera de se rapprocher des Chinois. Cela ne lui sera pas pardonné, surtout à l’époque de la guerre froide et Foccart, viscéralement anticommuniste, le lâchera en permettant à Bokassa de faire son coup d’état.
Bokassa va maintenir la dictature et les violations nombreuses des droits humains, mais il va inaugurer une politique népotiste mettant nombre de membres de sa famille dans des postes juteux. Délaissant l’armée il va se constituer, à partir des membres de son village, une milice, nommée « les abeilles », qui se comportera en garde prétorienne et assurera la sécurité de son régime en supprimant physiquement les opposants.
Une fois déposé par la France et voyant l’incapacité de Dacko a exercer le pouvoir, le coup d’état de Kolingba va arranger la France. Si le pouvoir de Kolingba assure une continuité dans la gestion anti-démocratique du pouvoir, il va marquer une rupture en menant une politique ouvertement et profondément ethniciste. En effet l’UNHCR indique que l’ethnie de Kolingba, qui représente 5% de la population, sera sur-représentée dans l’armée et dans les postes de responsabilités du gouvernement(18). Le think-tank International Crisis Group parlera même, à juste titre, de « Tribalisation sous tutelle française »(19)
Il en sera de même pour Félix Ange Patassé, ancien premier ministre de Bokassa qui, s’il fut élu une première fois à la régulière, sombrera lui aussi rapidement dans une dictature : « Le pouvoir tend désormais à se concentrer dans un cercle clanique et familial de plus en plus restreint, sur le mode de l’akazu rwandaise de l’avant-génocide »(20)
Bozizé, chef d’état-major de Patassé, va s’emparer du pouvoir avec toujours la même rhétorique : rétablir l’état de droit, la sécurité et la bonne gouvernance. Ce grand démocrate sera mis en place par la France avec l’aide des troupes tchadiennes. Il s’est fait connaître des Centrafricains en étant, sous le gouvernement de Bokassa, le principal responsable de la répression contre les manifestations des étudiants et des lycéens qui fut le prétexte pris par la France pour déposer Bokassa. Sous le gouvernement Dacko 2, mis en place par Paris, il sera le ministre de la défense. Il tentera avec Patassé un coup d’état contre Kolingba et deviendra un pilier de son gouvernement avant qu’il ne le renverse.
La conséquence : un Etat failli
Patrimonialisation des dirigeants
La politique de la France en Centrafrique va contribuer à construire un …Etat failli. Les conseillers français vont fermer les yeux sur les trafics de bois, d’or et bien sûr de diamants, quand ils ne vont pas eux-mêmes en profiter(21) et les pillages des richesses du pays vont se développer.
Aucune institution étatique ne fonctionnera décrédibilisant encore plus, aux yeux des Centrafricains, la notion d’Etat perçu comme une simple structure facilitant « la cueillette » des dirigeants, c’est-à-dire le détournement de fonds. Ainsi la collecte des impôts est défaillante, l’économie du pays est donnée en pâture à des aventuriers dont la principale activité est le trafic et le pillage qui, bien entendu, ne rapportent pas un centime à la collectivité.
Les spoliations se font sur l’ensemble de la chaîne étatique, ainsi Le journal « le Monde » révélait en 2010 un détournement massif de l’aide pour les malades du SIDA d’où l’impossibilité d’achat des traitements, ceci provoquant des milliers de morts.(22)
Le budget de la Centrafrique en 2013 était de 395 millions d’euros, dont 210 millions venant des recettes du pays. Ce qui donne une indication de la faiblesse des marges de manœuvre de la RCA et du rapport entre l’exploitation des richesses du pays, diamant et bois notamment, et les rentrées qu’elles occasionnent pour le pays.
La Centrafrique va se retrouver exsangue étant dans l’impossibilité de faire face aux dépenses courantes du pays, nourrissant une corruption à toutes les échelles du pouvoir, même les plus minimes. Le port de l’uniforme permet ainsi de se payer en rackettant une population démunie.
Les conflits interethniques
Les différentes politiques ethnicistes des dirigeants vont réussir à provoquer des divisions importantes dans le champ de la société qui donnera un réflexe renforcé par l’absence d’un Etat digne de ce nom. La facilité d’embrasement entre les milices de la Seleka et des Anti-Balaka s’explique par cet héritage de division qui n’a fait que s’empirer. Le sentiment diffus, mais réel, que les musulmans ne sont pas de vrais centrafricains ne date pas de la crise et de la prise de pouvoir par la Seleka. Le fait que le commerce de gros et les circuits de distributions soient contrôlés, en très grande partie, par les musulmans augmente cet ostracisme.
Lors de la prise du pouvoir par Bozizé, avec l’aide de soldats tchadiens, ces derniers ont pillé Bangui et se sont rendus coupables d’exactions contre les populations civiles, épargnant en grande partie les populations musulmanes. Ce qui se passa en 2003 se reproduisit avec plus de violence en 2013 avec la prise de pouvoir de la Seleka. C’est ainsi que pendant cette décennie : « (…) des incidents débouchèrent sur des affrontements sanglants d’intensité croissante au cours desquels la centrafricanité des musulmans a été de plus en plus systématiquement mise en cause. »(23) Dans le même temps les politiques de terreur des armées de Bozizé ont nourris un fort ressentiment des populations du nord contre Bangui en les associant aux habitants. Le ressort est toujours le même, rendre responsable la population des actes de leurs dirigeants qui agissent en général en leur nom. Lors de l’arrivé de la Seleka, Bozizé a largement tenté de mobiliser la population en distillant une rhétorique religieuse anti islam, d’autant plus qu’il est le chef d’une secte chrétienne « l’Église du christianisme céleste-Nouvelle Jérusalem ». Il n’a pas hésité à faire distribuer des armes blanches à des jeunes déclassés contre les milices de la Seleka qui formeront les milices Coac et Cocora.
Quand on parle de divisions ethniques en Centrafrique on pense souvent aux gens du fleuve : les Banziri, les Bouraka, les Sango et les Ykoma et ceux de la savane : Gbaya, sara Banda, Nzakara et les bantous qui englobent les Ngbaka, Lissongo, Pande, Mbimou …. Mais les ethnies ne doivent pas être appréhendées comme des groupes figés, mais bien plus comme des groupes aux frontières souples qui évoluent et interagissent ensemble en tissant des alliances, parfois éphémères, selon les ressentis et les aléas de l‘histoire.
Les politiques ethniques se concrétisent par un favoritisme pour décrocher des contrats, bénéficier d’exonérations fiscales, accéder à un emploi dans la fonction publique, remporter un appel d’offre. Souvent la région du président sera mieux dotée en équipements. Dans le même temps, les dirigeants de la RCA vont délaisser l’armée pour favoriser des milices issues de leur propre ethnie : « En RCA, les clivages ethniques sont en effet particulièrement intenses dans le corps militaire, divisé entre une armée déstructurée et délaissée (Forces Armées Centrafricaines (FACA)) et des milices valorisées et ethnicisées. Sous Bokassa, « les Abeilles », la milice d’État du président-empereur, tenaient le monopole de la violence (…) Sous Kolingba, « les Abeilles » étaient remplacées par les Éléments Blindés Autonomes (EBA), entièrement yakoma. (…) Patassé mettait en place une garde rapprochée composée de membre de son ethnie d’origine (Berman) ». (24)
La formation de la capitale Bangui est, à cet égard, instructive et suit globalement la division à l’intérieur du pays : « Dans sa thèse consacrée à Bangui, Villien a montré que les membres des ethnies Banziri, Sango, Ngbakas et Yakoma se concentraient à la veille du conflit dans le sud de la ville alors que les Mandjia, Gbaya, Sara et Mboum-Pana étaient implantés plus fortement dans les quartiers nord. »(25)
Lors des différents coups d’état on s’aperçoit qu’il y a une accentuation de la dimension ethnique portée par des dirigeants politiques avec en corollaire une aggravation humanitaire : « Pendant la période de mutineries, on a donc assisté à une forte politisation de l’espace avec une assimilation entre quartier, ethnie et tendance politique. Toutefois, si les combattants ont utilisé les divisions interethniques pour contrôler leurs territoires, il n’y a pas eu d’exactions de grande ampleur suivant des critères ethniques en 1996-1997. Avec le coup d’État de mai 2001, Patassé franchissait un pas supplémentaire dans la violence en pratiquant un ratissage ethnique dans les quartiers sud, en les considérant d’emblée comme rebelles puisque majoritairement habités par des individus appartenant aux ethnies du fleuve et de la forêt » .(26)
Ces conflits existent aussi dans les régions du Nord du pays. En l’absence d’Etat les conflits entre communautés s’exacerbent, c’est le cas par exemple entre gulas et kara et plus généralement entre : « les communautés agricoles locales et les tribus nomades de la RCA, du Tchad et du Soudan, telles que les Peulhs, les Bororos, les Mbararas, les Fulatas »(27)
Les conflits ethniques ne sont pas propres à la Centrafrique, ni à l’Afrique. Le racisme qui se développe dans la plupart des pays européens contre des communautés particulières et les scores d’organisations xénophobes et d’extrême droite le rappellent. La crise est un formidable ferment de division des populations dans lequel s’engouffrent les politiciens véreux.
Le danger est réel que les milices Seleka et Anti-Balaka se scindent entre de multiples groupes dont certains à connotation ethnique, ce qui accentuerait la spirale de la violence.
La situation actuelle en RCA
Pour les Centrafricains, l’Etat n’a pas beaucoup de signification. Déjà affaibli par les politiques d’ajustements structurels qui ont frappé le pays, les choix d’orientation budgétaire des différents dirigeants ont accentué la décrédibilisation de l’Etat. : « Avant la chute du Président Bozizé, les effectifs de la fonction publique étaient évalués à environ 26 000 agents publics. Près de 41 % de ceux-ci étaient des agents relevant des ministères en charge de l’Intérieur et de la Défense nationale. En revanche, seulement 4,7% des agents publics relevaient du secteur du Développement rural. »(28) Pour une population dont l’essentiel vit de l’agriculture et de l’élevage.
Avant la guerre civile près des deux tiers de la population vivaient avec moins de deux dollars par mois et un tiers des familles était en insécurité alimentaire. Cette extrême misère place le pays au niveau 180 sur 187 dans le rapport sur le développement établi par le PNUD.
Violence endémique
La suite de dictatures issues de successions de coups d’Etat va annihiler les oppositions politiques civiles et laisser comme seule voie crédible pour une alternative la perspective de rébellions et la lutte armée. Cette réduction de l’espace politique empêchera également l’existence et le fonctionnement d’institutions capables de jouer leur rôle de contrepouvoir et, par là même, être source de médiations dans les conflits entre l’Etat et la population ; de même au sein des populations, notamment pour les conflits entre communautés de pasteurs et d’agriculteurs. Cette impossibilité structurelle de régler pacifiquement les conflits va entraîner le pays dans une spirale de violence où chaque communauté, pour garantir sa sécurité, va se doter de groupes armés.
C’est ainsi que, dans le nord du pays, il existe une opposition importante entre les pasteurs, souvent des peuls qui peuvent être Centrafricain ou venir du Tchad, et les agriculteurs. A la recherche de pâturage pour leurs troupeaux les bergers s’installent dans des lieux occupés par les agricultures, des différents se créent autour des cultures détruites par le bétail et sur l’utilisation des points d’eau. Des systèmes existent pour le dédommagement, mais ces pratiques doivent être encadrées pour éviter toutes dérives et abus tant de la part des pasteurs que des agriculteurs. Ces types de structures, lorsqu’elles n’existent pas et c’est souvent le cas, débouchent sur des conflits qui dégénèrent et peuvent être coûteux en vie humaine et créent un climat d’insécurité pour les populations civiles. En 2008 HumanRight Watch indiquait : « Depuis janvier 2008, les chercheurs de Human Rights Watch ont documenté au moins cinq différentes attaques transfrontalières contre des villages frontaliers centrafricains, la plupart entre Markounda et Maitoukoulou dans la partie nord-ouest du pays. Les forces armées tchadiennes semblent agir en soutien aux bergers tchadiens et centrafricains connus sous le nom de Peuls, en conflit avec les fermiers locaux de la RCA qui essaient de protéger leurs récoltes. Les pires violences se sont produites le 29 février, dans un déchaînement qui a détruit six villages dans la région de Maitoukoulou. »(29)
Il faut mentionner aussi l’activité des braconniers. Souvent venus du Soudan, ils sont lourdement armés et fournissent de l’ivoire aux trafiquants et de la viande brousse qui peut être une activité fort lucrative. Si leurs méfaits participent à l’extinction de certaines espèces animales, ils ne sont pas une source majeure d’insécurité pour les populations. Au détail près que l’activité de braconnage peut être délaissée temporairement ou définitivement pour d’autres activités bien plus dangereuses pour les populations comme les coupeurs de routes.
Ces coupeurs de routes, appelés zaraguinas, sont des bandits de grands chemins qui volent et kidnappent souvent des enfants, parfois de manière très violente comme témoigne un responsable d’association d’éleveurs : « Je vais vous donner un exemple : de janvier au mois de mai de cette année, trois cents enfants d’éleveurs ont été pris en otages et plus de quatre cent quatre vingt dix millions ont été demandés en rançon (30) »
Ces groupes composés d’anciens soldats des FACA ou de groupes armés démobilisés, font usage de leur Kalachnikov comme d’un gagne-pain
C’est d’ailleurs pour tenter d’assurer la sécurité dans les régions du nord, ou les zaraguinas sévissent, que des groupes de jeunes de villes et de villages se sont constitués en milice d’auto-défense ; beaucoup portent des gris-gris et talismans dont la fonction est de les protéger des balles des AK (Abréviation de Kalachnikov) d’où le nom des anti balles AK, transformé en anti-Balaka. La constitution de ces groupes est le fruit de l’absence totale de forces de sécurité de l’Etat centrafricain.
Le nord du pays à l’abandon
La région du nord a longtemps été délaissée. Signe de ce désintérêt, l’extrême faiblesse des infrastructures, un réseau routier délabré, y compris celui reliant à la capitale Bangui ; la quasi absence de fonctionnaires qui désertent ce territoire, tant pour des raisons de sécurité que financière, du fait de grandes difficultés pour toucher leurs traitements. Les populations, dont certaines sont nomades, ont vécu en autonomie et ont développé des liens économiques avec les pays riverains du Tchad et du Soudan.
Dans le même temps des milices armées se sont développées. Aucune n’ayant réellement de programme politique, elles sont le plus souvent liées à des communautés, mais peuvent aussi se scinder et vite dégénérer appliquant le vol et le racket des populations.
Pour sa prise du pouvoir Bozizé va utiliser une partie de groupes armées qui composeront, par la suite, l’UFDR, dirigé par Djotodia, puis rapidement les laissera au bord de la route. Ce qui sera vécu comme une trahison va déclencher une guerre ouverte avec ses anciens alliés. Ainsi l’UFDR va ouvrir des conflits dans lesquels l’armée française sera directement impliquée. En 2006 les mirages vont bombarder Birao, la grande ville du Nord, pour y déloger les rebelles. Pendant des années cette guerre invisible va faire des milliers de victimes et dévaster toute cette région. Les FACA vont se livrer au pillage, viol, torture et exécutions sommaires contre les populations civiles du nord, encourageant une profonde division dans le pays. En dépit des accords de paix de Libreville de 2008, non respectés par Bozizé, les conflits armés vont perdurer ainsi que les exactions, tant des groupes armés que des FACA
Sanctuaire pour les groupes armés de conflits régionaux
La complexité de la situation centrafricaine provient aussi du fait que les conflits du Tchad et du Soudan ont largement débordé sur le territoire centrafricain. Mais la responsabilité de la France est de nouveau engagée, car d’une certaine manière elle a inauguré ce débordement en se servant de la Centrafrique comme d’un hub logistique dans la guerre qu’elle menait au Tchad, contre les libyens. En effet la France, dès 1968, est impliquée dans la guerre civile du Tchad mettant en prise plusieurs factions dont une soutenue par les libyens. Ainsi la RCA jouera le rôle de base arrière dans l’opération Manta pour contrer les partisans pro-libyens de Goukouni Oueddei.
Des voisins encombrants
la dictature tchadienne de Déby, n’a eu de cesse de mener une politique d’intervention en Centrafrique de manière directe en participant aux coups d’état, en défendant les dictatures, parfois en commun avec la France, ou via les missions militaires de la CEEAC pour des raisons que résume bien l’analyse du Collectif de Solidarité avec les Luttes Sociales et Politiques en Afrique : « Plusieurs facteurs, causes, mobiles peuvent expliquer l’ingérence d’Idriss Déby en Centrafrique, jusqu’à une participation au remplacement de Bozizé. Le plus évident semble être qu’Idriss Déby considère qu’il doit contrôler en grande partie la RCA pour éviter qu’une rébellion tchadienne ne se crée. Depuis 2003, le dictateur tchadien est un protecteur qui veille aussi à ce que Bozizé ne s’engage pas avec d’autres partenaires, tel l’Afrique du sud. Les réserves de pétrole, situées sous la frontière avec son pays, qui devaient commencer à être exploitées en 2013, le concerne aussi. Pour garder son influence, il doit considérer les rébellions et l’évolution du rapport de force entre Bozizé et ses ennemis, et, plus indirectement, leurs circuits de financement, y compris par le diamant. Comme les autres présidents voisins, il n’a pas non plus intérêt à ce que la démocratie arrive en Centrafrique »(31). Ainsi l’émergence de la Seleka et sa prise de pouvoir est en lien direct avec la décision de Déby comme nous le verrons plus tard.
Pour le Soudan, la situation est différente. Il n’y a pas de volonté politique du gouvernement d’intervenir en RCA et d’en faire un pays tampon. En fait on a plus affaire à une sorte de débordement du conflit du Soudan. La dictature islamiste de Béchir mène des agressions dans les régions éloignées de Khartoum, comme au Darfour, par le biais de milices qu’elle arme et soutien. C’est ainsi que l’on retrouve des responsables de milice Janjaweed, connus pour leur extrême violence contre les populations civiles de cette région, dans les rangs de la Seleka.
Dernier élément, c’est de l’Ouganda, qu’est partie une rébellion contre Yoweri Museveni dans les années 80 pour protéger la population Acholi, cette milice appelé LRA (suivant l’acronyme anglais de l’armée du seigneur : Lord’s Resistance Army) a rapidement dégénéré dans des actions d’une incroyable cruauté. Cette milice est désormais présente dans le Sud-Est de la RCA et entretiendrait des relations avec la Seleka notamment pour fournir des captifs pour creuser dans les mines d’or(32).
La chute de Bozizé
La Seleka ou l’alliance des seigneurs de guerre
La Seleka est un mouvement hétéroclite qui regroupe l’Union des Forces Démocratiques pour le Rassemblement (UFDR) de Michel Djotodia, la Convention des patriotes pour la justice et la paix (CPJP) de Noureddine Adam, le Front Démocratique du Peuple Centrafricain (FDPC) de Martin Kountamadji, alias Abdoulaye Miskine, la Convention patriotique pour le salut du Kodro (CPSK) de Mohamed Moussa Dhaffane et l’A2R composé d’officiers des FACA. A cela s’ajoute, et en grand nombre, des mercenaires tchadiens et soudanais en disponibilité avec les accords de paix entre le Tchad et le Soudan et la baisse de tension au Darfour. Pour ce qui est des groupes armés centrafricains, ils ont reproché à Bozizé de n’avoir pas appliqué l’accord de paix inclusif de 2008 de Libreville qui prévoyait le partage du pouvoir et une réelle démocratie. Autant de promesses que Bozizé était bien incapable de tenir, ainsi au fil du temps l’essentiel du pouvoir était concentré sur son clan.
La Seleka n’a pas clairement une orientation politique, si ce n’est de prendre le pouvoir et encore moins d’orientation religieuse. Il n’y a pas de volonté d’étendre l’islam en Centrafrique, même si actuellement quelques-uns sont soupçonnés d’entretenir des liens avec certaines milices islamistes comme Boko Haram.
L’impossibilité pour Djotodia de transformer la Seleka en véritable organisation politique n’a pas permis d’encadrer et d’empêcher les milices de piller et de violenter la population de Bangui. Pire, les miliciens obéissaient uniquement à leurs chefs dont la plupart étaient au gouvernement ou autour du cercle proche de Djotodia et agissaient en toute impunité.
Les multiples liens existant entre miliciens, gravitant dans les sphères gouvernementales, soldats tchadiens et opérateurs économiques, ont alimenté un très fort sentiment de haine de la population contre la communauté musulmane et donné une base sociale aux Anti-Balaka.
Les anti-Balaka : gangstérisme et xénophobie
C’est ainsi que les milices Anti-Balaka se sont formées pour lutter contre la Seleka. Issus, comme nous l’avons vu plus haut, de milices villageoises d’auto-défenses certaines sont descendues sur la capitale. D’autres sont issues de Bangui et sont encadrées par d’anciens militaires des Forces Armées de Centrafrique (les FACA). Leur orientation politique là aussi diverge, certaines veulent le retour de l’ordre constitutionnel, c’est-à-dire le retour de Bozizé au pouvoir, d’autres veulent l’expulsion de RCA de tous les musulmans considérés comme non centrafricains, d’autres encore considèrent que leur mission est terminée avec le départ de Djotodia, mais se maintiennent en considérant que tout danger n’est pas écarté.
C’est dans ce cadre que la France est intervenue, avec comme premier objectif le désarmement des miliciens de la Seleka, sans voir que le déséquilibre créé allait profiter aux Anti-Balaka qui se sont attaqués aux populations musulmanes. D’autant qu’au moment où la France envoyait son contingent, une attaque coordonnée des Anti-Balaka se déroulait dans le but de reprendre le pouvoir. Mais la politique française de désarmement partial des belligérants a conduit objectivement à ce que l’autre partie profite de la situation. Pendant cette période le contingent français s’est rendu complice d’un nettoyage ethnique ; qui va avoir de lourdes conséquences pour l’avenir du pays.
C’est seulement au bout d’un mois, suite aux critiques des organisations de défense des droits de l’homme, que la politique de la France s’est réorientée vers un désarmement de l’ensemble des milices
La signification de ce nettoyage ethnique, mené par les plus ultra des Anti-Balaka, est de rendre impossible le vivre ensemble entre musulmans et le reste de la population. L’effet boomerang est que cette politique donne des arguments à ceux qui défendent la revendication de la partition du pays.
L’extrémisme xénophobe d’une partie des Anti-Balaka ne fait que nourrir la revendication de la partition du pays prônée par les extrémistes de la Seleka.
L’appropriation d’une partie du territoire par les différentes milices pour s’enrichir ne fait que renforcer la division du pays entre le nord et le sud.
Avenir sombre pour la RCA
Pérennisation des groupes armés
Cet enracinement des milices, qu’elles soient Seleka ou Anti-Balaka, est l’un des obstacles majeur à la reconstruction de la Centrafrique et à la sécurité des populations. A cet égard il est significatif que l’Accord de paix de Brazzaville, qui a d’ailleurs été décrié pour sa méthode, ne parle ni de désarmement, ni de démobilisation des milices. Rejeté par la Seleka et par une partie des anti-Balaka cet accord de paix est loin de faire consensus.
Le risque potentiel pour la RCA est que le pays reste divisé par les rivalités des différents groupes armés, quelle que soit leur tendance. Ainsi chaque région se retrouverait sous la coupe d’une milice dont la seule légitimité serait sa puissance militaire.
Déjà nous voyons ce processus se dessiner, dans l’exploitation des mines de diamants, mais aussi du trafic d’ivoire, de la viande brousse, de la contrebande de marchandises ou du racket des populations sur les routes et les cours d’eau.
Par exemple, pour le groupe du colonel Rombhot, chaque barrage sur la route rapporte 200$US par semaine(33). Le pays est parsemé de ce genre de groupes et, dans la quasi-totalité des cas, c’est la population qui paie le plus lourd tribut en subissant le travail forcé dans les mines, le racket, par les difficultés qu’elle a de pouvoir cultiver et élever leur bétail du fait des vols.
L’insécurité est permanente avec les combats entre milices pour l’accaparement des sources de profit, y compris à l’intérieur d’un même camp : « Selon des informations de Centrafrique Libre, à Bria, les éléments de Daras ont aussi pris l’avantage sur ceux qui sont proches de l’Etat-major de Bambari. Une source proche de l’Etat-major de la coalition Séléka a confié à Centrafrique Libre que, les sites d’exploitation de diamants sont contrôlés par les combattants de Daras « aujourd’hui, nous ne savons pas ce qui se passe réellement. Partout, les éléments de Daras chassent les éléments mandatés par l’Etat-major. »(34)
Ce genre de processus, s’il se généralise, entrainera la RCA vers une zone de total non droit comme l’a connu la Somalie avant que cette dernière ne passe sous le contrôle des tribunaux islamiques, puis sous l’aile encore plus radicale des Shebab après l’intervention US.
Le deuxième élément c’est que l’impunité continue à être la règle. Ainsi lors de la succession des crises connue par le pays, les protagonistes impliqués sont toujours les mêmes depuis plus de 20 ans. Bozizé, Djotodia, Noureddine Adam et d’autres sont les mêmes acteurs de films dont le scenario reste identique : la prise du pouvoir pour l’enrichissement du clan. Les seconds rôles, eux aussi, restent identiques malgré leur lourd passé de violation des droits de l’homme. C’est le cas, par exemple, de Eugène Barret Ngaïkossé, ancien responsable de la garde présidentielle sous l’époque de Bozizé, responsable de massacres de villageois dans le nord du pays en 2007(35) et qui réapparait comme l’un des dirigeants d’un groupe anti-Balaka(36). Jean-Jacques Demafouth dirigeant d’une milice armée l’APRD, coupable d’exécution extrajudiciaire et d’extorsion de fonds, qui en 2014 se présente comme candidat à la Présidence par intérim(37). La liste est longue, Amnesty International dans son rapport donne une vingtaine d’auteurs présumés de graves violations des droits humains, qu’ils soient membres des groupes Anti-Balaka ou Seleka.(38) Chaque fois les crises sont provoquées par ces personnages et l’accession au pouvoir de l’un, annonce inévitablement la crise provoquée par les autres. Si l’immunité semble faciliter le dénouement des crises, l’illusion est de courte durée, car elle agit comme une bombe à retardement.
Quelques pistes de réflexion
Le chaos généralisé dans lequel est plongé la RCA écarte toutes solutions miracles. Des décennies de dictature, d’ingérences étrangères, d’impunité, de complicité de l’occident aux fossoyeurs du pays impliquent que son redressement sera long.
La présence militaire française, africaine puis Onusienne réussira peut-être à pacifier le pays, mais il y a peu de change qu’elle le rende viable avec un Etat de droit. Le but est plus une stabilisation minimale, comme cela a été fait en RDC, plutôt que de construire une solution durable et équitable qui permettrait aux populations de réellement prendre en main leur destin, y compris dans la gestion des richesses du pays.
On peut ainsi légitimement s’interroger sur la cohérence de la France qui proclame sa volonté de faire de la Centrafrique une démocratie alors même quelle soutien toutes les dictatures qui l’entoure, comme le Tchad, le Cameroun, la RDC, ou le Congo Brazzaville !
Reste que l’on peut tracer quelques pistes, la première étant, comme nous l’avons indiqué plus haut, la rupture avec le principe de l’impunité. Il s’agit de juger et de condamner ceux qui se sont rendus coupables de violations des droits Humains de telle sorte qu’ils ne puissent plus jouer aucun rôle dans la vie publique du pays. L’assainissement du pays doit se faire au plus haut niveau dans les sphères des dirigeants tant au niveau gouvernemental que des milices.
Atteindre cet objectif permettra d’améliorer grandement la sécurité dans le pays et découragera les apprentis sorciers.
Commencer rapidement à satisfaire les besoins sociaux de base des populations qui, a force d’être ignorées, conduisent au repli sur soi avec des logiques de confrontations communautaires qui dérivent en affrontements violents. La crise alimentaire sévit dans ce pays et risque fort de s’amplifier. Doter les paysans de semences et d’outillages. Reconstruire les infrastructures sanitaires et hospitalières là où elles ont été détruites, rénover le réseau routier, tous ces travaux permettraient aussi d’offrir un emploi à une jeunesse désœuvrée. Ainsi les premières expériences qui ont été menées à Bangui pour des travaux de drainage sont à encourager. Comme le souligne un responsable des Nations Unies : « Il est clair que la crise ici est en grande partie due au manque de travail chez les jeunes. S’il y avait davantage de possibilités d’emploi, il y aurait moins de gangs et de criminalité à Bangui ».(39)
Cela implique de donner la priorité budgétaire au social, quitte à confier les opérations de surveillance et de défense du territoire aux troupes des Nations-Unies déjà présentes qui devront aussi répondre aux instances élues par les populations.
La reconstruction d’un modus vivendi entre les différentes populations nécessite des organismes de médiation qui permettent de pacifier les conflits qui peuvent surgir entre les différentes communautés en s’appuyant sur les structures existantes et les organisations de la société civile qui ont une réelle activité et sont reconnues par tous. Il faut s’appuyer sur une gestion décentralisée du pays qui respecte les modes de vie des différentes communautés et qui aurait l’avantage de leur offrir une plus grande facilité de contrôle des populations sur leurs représentants.
On est donc à l’opposé de l’objectif affiché par la France, et ses alliés en Afrique Centrale, qui n’est que de remettre en selle des dirigeants de cette la classe politique qui ont largement failli.
Paul Martial