CDPA-BT : Retour sur la CVJR, chacun avec sa vérité

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Un des moments les plus forts des auditions de la CVJR est celui relatif au drame de Fréau Jardin. C’est aussi l’un des moments les plus significatifs de la vacuité de ce montage politique qu’est cette Commission. On sait que ce 25 janvier 1993, deux émissaires de l’UE devaient arriver à Lomé en provenance de Kara. Il s’agit du Français Marcel Debarge et de l’Allemand Helmut Schäffer. Eyadema était décidé à se maintenir au pouvoir par tous les moyens, y compris la violence d’Etat. La situation politique était très tendue. D’un côté le régime, puissamment soutenu par l’armée et les milices du RPT ; de l’autre, les partis d’opposition réunis dans le COD II. Un face-à-face de tous les dangers. Les deux ambassadeurs de l’UE étaient sensés venir calmer le jeu.

A l’annonce de leur arrivée, la direction du COD II avait mobilisé la population de Lomé pour un meeting au Fréau Jardin. Les manifestants devaient s’habiller en blanc, avec chacun une bougie et un mouchoir blanc à la main, signes de paix. La démonstration tourna au drame. D’une voiture de police, des hommes en uniforme se sont mis à tirer sur la foule, et les milices du régime, en civil, pourchassaient les manifestants dans les rues adjacentes jusque dans les maisons, et tiraient sur tout ce qui est en blanc. Un massacre. Agbeyome Kodjo était alors ministre de l’Intérieur. Dix-huit ans se sont écoulés depuis. Voulant rétablir la vérité sur le drame, la CVJR décide d’auditionner Agbeyome Kodjo, Natchaba Fambaré et Léopold Gnininvi. Qui sont ces hommes ?

Agbeyome Kodjo comptait parmi les jeunes les plus zélés du RPT et de son “aile marchante”, la JRPT. Depuis les bancs de l’Université, il ne manquait aucune occasion pour afficher son zèle. Il redouble d’ardeur quand Eyadema reprend la situation en main après la Conférence nationale, à partir de décembre 1991. Ses propos toujours abrupts en faveur du régime despotique et la violence de son discours politique contre l’opposition démocratique lui permirent de gravir quatre à quatre les échelons du pouvoir : Ministre de l’Intérieur, Directeur de la Zone franche, Président de l’Assemblée, Premier ministre…

Ce parcours politique lui permet d’amasser rapidement une fortune insolente. Enfant terrible du régime, il est craint, surtout dans sa région, le Yoto, où il fait les quatre cents coups contre les membres du CAR et les autres militants de l’opposition. Puis vint la disgrâce. Il prit la fuite. D’exil, il retourne la violence verbale contre le régime pour remuer l’air dans la diaspora togolaise. Il revient dans le pays après la mort d’Eyadema. Depuis, il s’efforce de se repositionner sur la scène politique, s’affichant comme le plus remuant des opposants à Faure Gnassingbe.

Fambaré Natchaba a suivi une voie identique. A l’Université de Poitiers, il s’engagea dès la première heure dans le parti-Etat. Le milieu estudiantin de la diaspora togolaise voyait déjà en lui un des hommes de confiance d’Eyadema et un informateur du régime despotique. Il était craint de tous. Dès son retour au Togo, il entre de pleins pieds dans les hautes sphères du pouvoir. Sa hargne à l’égard de l’opposition démocratique lui fait gravir rapidement les échelons de la hiérarchie du pouvoir. Tout comme Agbeyome Kodjo. Il deviendra vite Président de l’Assemblée nationale, le 2ème personnage du régime.

A la mort d’Eyadema, ses propres amis politiques lui jouent un mauvais tour pour l’écarter de la présidence intérimaire de la République : Ils le bloquent à Cotonou sur son chemin de retour d’une mission à l’étranger. Il rentrera au Togo seulement après les magouilles engagées par les autres caciques du RPT et les faucons de l’armée pour mettre Faure à la place de son père. A son retour, il rentre dans les rangs sans broncher, comme si tout ce qui s’est passé était régulier. Au moment de la disgrâce de Kodjo Agbeyome, Fambaré Natchaba était dans les bonnes grâces d’Eyadema. Et il le restera jusqu’à la mort du “Patron” en 2005.

Reste Léopold Gnininvi. Bien qu’ayant servi avec assiduité et efficacité dans les services administratifs du régime despotique, il s’est toujours positionné comme un opposant. Dès son retour au Togo dans les années 70, il s’engage dans l’action syndicale, tout en agissant dans la clandestinité sur le plan politique. Quand le régime aura transformé la CNTT en une “aile marchante” du RPT, il poursuivra le combat clandestin jusqu’au moment où il n’y croira plus. Il décroche alors, se faisant la conviction que plus rien n’est possible contre le régime.

L’insurrection populaire d’octobre 1990 le ramènera dans le combat politique. En réalité, il fait partie des récupérateurs du mouvement populaire à leur profit. Bien que ne sachant pas pourquoi et comment la CDPA fut fondée en 1988, il acceptera d’en devenir le Secrétaire général en mars 1991, sur proposition de ceux qui voulaient déjà détourner le parti de son objectif premier. C’était à quelques mois de la Conférence nationale. Il était en effet tellement courant à l’époque de voir des gens chercher à quel homme ou à quelle organisation s’accrocher pour tirer profit de la situation créée par l’insurrection populaire.

Léopold Gnininvi est devenu un des présidents tournants du COD II peu avant le drame de Fréau Jardin.

Ce sont ces trois hommes que la CVJR va choisir d’auditionner sur le drame : un rptiste super zélé tombé en disgrâce, et pour qui, quand il était dans les allées du pouvoir, tout ce qu’il faut faire pour rester dans les bonnes grâces du “Patron” et profiter des privilèges du régime était bon ; un opposant naguère reconnu et apprécié pour sa rigueur politique ; et entre les deux, un autre baron du RPT resté, lui, fidèle à Eyadema jusqu’à la mort de ce dernier, et qui continue d’être un baron du régime depuis cette date, même s’il ne s’affiche plus aux devants de la scène politique. Comment peut-on établir la vérité sur le drame de Fréau Jardin dans ces conditions et permettre à l’opinion de situer clairement les responsabilités ?

A l’audition, Agbeyome a repris ses vieilles accusations contre Gnininvi pour se disculper. Gnininvi s’est borné à déclarer fausses toutes les allégations d’Agbeyome. Natchaba a utilisé l’occasion pour blanchir Eyadema en rejetant indirectement tous les torts sur Agbeyome. En fin de compte, on avait le sentiment que chacun est venu avec sa vérité, et que chacun est reparti avec sa vérité. Les choses pouvaient-elles aller autrement ? La CVJR n’a situé aucune responsabilité dans le drame de Fréau Jardin.

Qu’une personne raconte qu’une autre a commis des exactions sur elle, ou tué un de ses parents est un fait. Que Agbeyome se disculpe, en rejetant la responsabilité des tueries sur Gnininvi, est également un fait. Que Natchaba cherche à blanchir Eyadema en chargeant indirectement Agbeyome en est un autre. Qu’une femme accuse le puissant chef Agokoli et que ce dernier, membre de la CVJR, la confonde au point qu’elle trouve plutôt en lui un protecteur et lui présente des excuses au lieu d’en exiger de lui, est aussi un fait. Que Degli raconte, avec tant de fatuité, ses hauts faits d’arme contre le régime, et se fond en “contrition” et en pardon, est encore un fait.

Vrais ou faux, tous ces faits portés devant la Commission, comme tant d’autres restés dans l’ombre, participent à l’histoire de cette transition démocratique avortée. Ils constituent chacun une information juste ou fausse, sur les événements qui se sont produits au cours de cette période. Et ils ont rempli la fonction que le régime attendait d’eux : soumettre l’opinion à une charge émotionnelle plus ou moins intense pour l’amener à adhérer au discours manipulateur de la “Réconciliation”.

Mais pris isolément comme cela s’est passé, ils n’expliquent en rien le problème politique auquel le pays est confronté depuis des années. Trop longtemps opprimé par une catégorie sociale minoritaire, le Peuple togolais, dans sa grande majorité, s’est enfin insurgé pour demander la fin du régime d’oppression, de manière à pouvoir instituer dans le pays un système politique démocratique. Le régime oppresseur a répondu à cette quête de la démocratie par un déchaînement de la violence d’Etat. Et pour exercer cette violence, il s’est donné des bras armés que sont les Agbeyome, les “éléments incontrôlés”, des officiers supérieurs et des bidasses formatés au sein des FAT, de la gendarmerie et de la police pour accomplir la sale besogne…

En réalité, ces bras armés n’y sont pour rien. « Woatoa, ku nu ye ». Ils ne sont pas responsables de la désolation qu’ils ont semée dans la population. Ils ne sont rien d’autres que des instruments utilisés par le régime despotique pour se perpétuer. Aussi, la responsabilité première revient-elle à ce régime. C’est donc le régime qu’il faut changer et le remplacer par un système politique respectueux des droits du citoyen à la liberté, à la sécurité et au bien-être économique et social.

Il est dans l’ordre naturel des choses qu’un régime de dictature déchaîne la violence d’Etat pour tenter d’étouffer une revendication démocratique. De même, il est du droit et du devoir d’un peuple opprimé de combattre l’oppression pour pouvoir créer les conditions du progrès économique et social. Mettre la violence de l’oppresseur sur le même pied d’égalité que la violence de l’opprimé en prêchant la réconciliation, c’est faire l’amalgame au profit du régime d’oppression.

La CDPA-BT réaffirme que la question de la démocratisation sous un régime despotique n’est pas une question de “bonne volonté”, de “compréhension”, de bien ou de mal, de réconciliation… C’est une question de rapport de force. Elle impose à l’opposition démocratique de se mettre en mesure de renverser le rapport des forces en sa faveur. Et elle ne peut y parvenir qu’en remettant la masse de la population dans le jeu politique.

Fait en Allemagne le 25 janvier 2012.

BUAKA Emmanuel

Membre du Comité Exécutif National de la CDPA-BT.
 

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