Bernard Dadier : Ils savent ce qu’ils font, Seigneur !

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« La colonisation, c’est la mort du colonisé. Le travail forcé, en Afrique et hors d’Afrique est la preuve que «l’impérialisme colonial n’est qu’une manifestation de l’impérialisme économique». La traite fut certes supprimée, mais pas toutes les formes de l’esclavage et, depuis des siècles, les Noirs vivent dans l’illusion lorsqu’on leur parle de liberté. Égalité, Fraternité…Non !  Ne confondons pas la France avec certains Français qui ne la représentent pas, car il y a toujours eu des gens aux nobles sentiments qui aux heures de doute permettent l’espoir.» (Ouezzin Coulibaly).

Aujourd’hui, encore refusons cette confusion.

«Cour pénale internationale». Nous sommes nombreux à attendre les débats de cette Cour. À vouloir comprendre. Se pencheront-ils là-bas sur le cinquième des habitants de la planète comme sur des bouts de bois d’ébène ou comme sur leurs égaux en humanité ?  Sauront-ils écouter et entendre, la voix de plus de la moitié d’un peuple ? Les hommes et ces femmes qui la composent sauront-ils regarder autour d’eux pour s’élever au-dessus des intérêts des gouvernements de leurs États d’origine ; au-dessus de leurs intérêts privés, personnels. Sauront-ils soupeser et juger de la véracité des rapports et témoignages en toute objectivité ou laisseront-ils la seule parole à ceux que notre sueur a enrichis, ceux que notre sang a sauvés, ceux qui exploitent notre ignorance dans le cadre de leur culture et dont notre soumission servile à tous leurs caprices en a fait nos «maîtres» ? Qu’ils se rappellent les Henri Torrès, les René Cassin : des hommes, des juristes, qui « tenaient de leur patrie un cœur qui la débordait ».

Oui, nous sommes de ceux qui, par éducation, par conviction, par notre culture héritée, acquise, refuseront toujours  le langage de la violence, et les débordements de l’instinct. De ceux qui tiennent de leur continent un cœur qui le déborde. De ceux qui, dans l’engagement politique, réclameront toujours le débat d’idées et non l’affrontement armé. De ceux qui ne lutteront jamais que contre des adversaires avec la force des mots et des idées et non contre des ennemis, la kalach au poing ; et nous ne cesserons d’être fidèles à nos idéaux du Rassemblement Démocratique Africain. Être nous-mêmes, tout en restant ouverts aux autres. Source et visée.

Oui, nous refusons, aujourd’hui, avec la même détermination, que les mêmes qui jugeaient l’émancipation de l’homme noir prématurée, veuillent le ramener à l’ère des gouverneurs qui viennent tout briser et auxquels on fait succéder d’autres gouverneurs qui viendraient tout remettre «en ordre».  Sous la «protection» des forces armées.

Écraser sous les bombes la résidence présidentielle, quand l’Élysée a toujours été respecté ; tuer,  ou laisser tuer, une population d’hommes, de femmes, tel un gibier que l’on abat, sans interposition réelle et suffisante : N’y a-t-il pas là crime à juger ?

Et Dieu créa l’Homme ; il créa l’Homme et non les couleurs ; des couleurs, la nature en contenait dès les premiers jours de bien plus belles, quand la lumière jouait sur les eaux. Caïn tua Abel, premier crime contre l’humanité. Caïn tua Abel parce que Dieu semblait préférer les offrandes de son frère. En fait, parce que Dieu réclamait de Caïn beaucoup plus qu’un sacrifice : la capacité de se dominer. De mettre un frein à ses envies, à son désir de puissance, à l’exercice de son « droit » d’aînesse…

C’est de Seth, le fils troisième, que nous sommes tous issus. Mais dans cette descendance,  Abel eut des disciples et Caïn des successeurs pour lesquels les diktats et la force priment sur l’écoute, la discussion et la médiation. Un contentieux électoral et dix jours, dix nuits, les armes ont craché leur feu sur la demeure parce que l’homme avait parlé de rapports nouveaux entre les hommes, de banques, de monnaies à créer au service du peuple, de dignité. Depuis trois décennies, les salaires avaient été bloqués et les indigènes étaient devenus mendiants de vie… Les choses ont-elles changées ?

Comment ne pas évoquer, sans revenir sur les morts, les viols, les destructions de biens, les accaparements des terres, les milliers d’exilés…, les multiples embargos dont  tout un peuple a été victime ? Embargo sur les médicaments… Combien de morts ? Embargo sur les banques et l’impossibilité de recevoir son propre argent, partant de se nourrir… Combien de morts ? Quelles statistiques en seront jamais établies ? Quelles séquelles en seront relevées et rapportées? Combien de morts en sursis ? Crime contre l’humanité.

Hélas ! Ils savent ce qu’ils font, Seigneur !

«Une saison noire : les massacres des tirailleurs sénégalais, mai/juin 40» est un livre écrit par Raffael Scheck, un professeur d’histoire allemand, qui mérite le détour. Mais bien auparavant en 14/18, au Chemin des Dames, à Verdun et autres lieux, où citoyens et sujets tombèrent côte à côte, n’avait-on pas refusé de les enterrer de même, côte à côte ? Flamme du Soldat Inconnu, qui aurait pu laisser planer le doute qu’il pût s’agir d’un tirailleur ? Combien étaient présents aux signatures des armistices ? Et à Brazzaville même, combien de nos représentants parmi les gouverneurs des colonies et leur personnel, invités ? Guerre, Résistance et Libération n’avaient pas balayé la «politique indigène». La «Françafrique» avait de beaux jours devant elle… 

Veut-on continuer de faire silence sur ceux qu’elle a tués, sans déclaration de guerre, en simples désastres collatéraux, morts sans importance, morts négligeables, du moment que la fin est atteinte ?

Crimes contre humanité. Qui pleurera sur ces villages qui chantaient et dansaient au lieu de refermer frileusement leur porte sur leur petite famille comme en Europe, mais ne sont plus aujourd’hui que ruines ? Qui remuera cette terre grise de cendre  qui porta tant de fruit naguère et ne recouvre plus que des os blanchis de femmes et d’enfants, souriants hier encore à la vie ? Qui leur rendra justice : du moins un nom, un sexe, un âge, une tombe. Leur dignité ? Certes pas en brûlant des Archives et des registres de naissances…

Peut-on oublier cet enfant qui pour participer à une caution de vingt millions donna cent francs ? Chacun d’entre-nous, agresseur ou victime, donnerait-il aujourd’hui cent francs pour que cessent les arrestations, les tueries, l’arbitraire, pour arrêter ces squales à la poursuite d’un fretin de plus en plus maigre qui tente de gagner d’autres rivages en y espérant une apparence de tranquillité ? Pourra-t-on voir un jour cette chasse enfin prohibée et la carpe nager à côté du requin ?

Quand certains festoient, d’autres pleurent en silence. Place Louis XV, place de la Révolution, place de la Concorde…Le temps fait certes son œuvre, le devoir de vérité n’en est pas moins une  nécessité. Il n’est pas de concorde durable sans la connaissance de l’histoire et sans la liberté d’opinion. Yves Benot a parlé de «la démence coloniale sous Napoléon» ; beaucoup plus tard et parce que nous nous étions levés en masse pour l’obtenir, on nous a parlé d’indépendance des peuples d’Afrique. Mais avec des mots biaisés. Nous nous y sommes laissés prendre, lassitude, résignation, qu’allions-nous changer ? Nous avons voulu oublier que les bellicistes ne changent guère leur manière de voir et d’agir. «Pourquoi se voiler la face, les guerres coloniales, les «sales guerres», l’Indochine et l’Algérie ont profondément blessé l’armée française et les plaies ne sont pas encore cicatrisées» (Colonel Spartacus). L’Afrique serait-elle encore pour certains gouvernants français le continent de la revanche comme tant d’opérations militaires successives pourraient le faire penser ? Une façon de renouer avec le rêve Napoléonien…

Ici, on a détruit ou laissé détruire, en toute impunité. Qu’a-t-on fait à ces porteurs d’armes dont l’alcool et la drogue troublent les esprits ? Que fait-on pour rendre leur sommeil aux citoyens ?

Certains devraient impérativement «oublier», tandis que d’autres recomposeraient des féodalités.  Il nous faudrait continuer de tolérer des mercenaires qui jouent notre sang aux osselets.

Nous disons non ! Humanité contre Sauvagerie. Nous sommes humains et non bêtes sauvages. Autant que les autres nous savons filer et tisser la laine et le coton et cuisons nos aliments depuis des siècles. Autant que les autres nous avons droit au respect et à la parole.

Crimes contre l’humanité. Cour pénale internationale. Jean Moulin, Préfet d’Eure et Loire, qu’aurais-tu à dire à tes frères, à tous tes frères du monde, aujourd’hui? Ils savent ce qu’ils font, Seigneur.

Bernard Binlin Dadié

 

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