Le lundi 11 avril 2016 aura été pour la Galaxie Patriotique, avec à sa tête le Président Laurent Gbagbo, une bien triste journée parce que chargée d’une immense peine et de symboles contrastés. C’est que la cérémonie commémorative de la déportation de Laurent Gbagbo à La Haye a coïncidé avec le rappel à Dieu de Mamadou Ben Soumahoro, survenu à Accra, Ghana, où il avait été contraint à l’exil depuis le 11 avril 2011.
Aucun être humain, fût-il bien outillé sous le double rapport spirituel et psychologique, ne peut supporter le poids du fatum qui écrase les Soumahoro. En effet, au cours des cinq dernières années, Ben Soumahoro lui-même avait perdu successivement sa sœur cadette Mariam, son fils Olivier et bien d’autres proches. Y a-t-il circonstance plus douloureuse pour les Patriotes que celle-ci, surtout que Ben Soumahoro est la treizième personnalité de la Galaxie Patriotique qui meurt en exil ?
Aussi, au nom du Président Laurent Gbagbo, au nom de la Haute Direction de son parti, adressons-nous l’expression de nos condoléances les plus attristées à la famille biologique de l’illustre disparu. Nous marquons notre compassion et notre solidarité avec la veuve, les orphelins, les parents amis et connaissances de Mamadou Ben Soumahoro. Avec tous ceux qui ont connu et aimé ce grand homme dont la disparition a provoqué et continue de provoquer tant de clameurs indignées dans tous les milieux et toutes les régions d’une Côte d’Ivoire qu’il a aimée et servie avec abnégation jusqu’au dernier souffle : Anissé ! Anissé ! Ambè Anissé ! Allah inin ala ! Autrement dit, Courage ! Courage ! Courage à nous tous ! Que Dieu le miséricordieux ait pitié de lui !
Et au regard de ce vaste courant de sympathie qui ne faiblit pas, nous pensons, humblement, que la famille endeuillée n’est pas seule face à la douleur et qu’elle peut sécher ses larmes : si les Ivoiriens avaient le pouvoir de se coaliser contre la mort pour opérer un rap en direct, ils auraient ressuscité Ben Soumahoro depuis ce lundi fatidique, par solidarité avec sa famille biologique, avec sa famille politique notamment avec la galaxie patriotique. Ils l’auraient fait à l’aéroport Félix Houphouët-Boigny où ils ont accueilli sa dépouille en chantant l’Hymne national.
Les exigences éthiques et culturelles d’un hommage mérité
Il sied de se demander qui était réellement Mamadou Ben Soumahoro dont la disparition est ressentie comme celle d’un héros national, qu’a-t-il fait de significatif et de sublime qui justifie ce déferlement de compassion et de solidarité rappelant les obsèques d’un Edo Kouamé dit Paul Amewé ? Par quel bout prendre le « devoir de mémoire » qui s’impose à nous sans heurter la mémoire du disparu ? Cette question parce que la philosophie sociale bambara qui est la philosophie de référence initiale de Mamadou Ben Soumahoro, considère qu’une oraison funèbre est toujours un panégyrique, un discours à la louange du défunt, un éloge qui devient une offense oblique à l’encontre des vivants : honorer la mémoire des morts, c’est insulter les vivants (provisoires). Mais il est des traditions qui conçoivent, au contraire, l’oraison funèbre comme un acte de socialisation et d’éducation populaire : on estime qu’il faut laisser jouer l’esprit de compétition qui doit amener les vivants à surpasser, le moment venu, les défunts à présent à l’honneur. Bien plus, la même philosophie bambara rappelle, sous la plume de Dominique Zahan, l’omniprésence et l’omnipotence de la parole dans la vie des individus et des groupes : « L’homme n’a pas de queue, il n’a pas de crinière ; le point de “prise” de l’homme est la parole de sa bouche ». Le mot “kuma” (= parole) vient du bambara “ku” (= queue) où se regroupent l’idée de matérialité, celle de projection hors de soi, l’idée d’instrumentalité, de moyen qui complète un outil, l’idée enfin de perfectionnement de son analogie avec un manche. Le bout lequel il convient d’honorer, ici, la mémoire de Ben Soumahoro, c’est sa personnalité qui a pour socle la parole de sa bouche.
Mamadou Ben Soumahoro et la parole
Si l’on en croit ses amis d’enfance d’Odienné comme d’Abidjan-Adjamé, Ben Soumahoro doit être considéré comme la suprême incarnation de la parole, mieux, de la parole-action. Pour lui en effet, parler, c’est agir, et agir, c’est parler, l’acte étant la matérialisation de la pensée. De sorte que, depuis Adjamé des années 1950 jusqu’à Accra (2011-2016) en passant par la RTI (1970-1980), l’Assemblée nationale et le CNRD (2000-2011), Ben Soumahoro ne s’est jamais tu. Car observer le silence, c’est se donner se suicider socialement et politiquement, par lâcheté ; à ne rien dire, on ne risque pas d’être contredit dans cette quête permanente de la vérité historique qu’est la vie. Ses amis et intimes l’appelaient affectueusement Big Ben en raison de sa prestance physique. C’est certain. Nous autres, ses camarades de lutte aux côtés d’un Laurent Gbagbo qu’il a rejoint dans le combat de la dignité et de la souveraineté, nous l’appelons volontiers Big and Good Ben : Mamadou Ben Soumahoro le beau-bon ou l’homme bien né. En effet, le beau implique une idée de proportionnalité, un rapport fonctionnel de convenance entre des parties et un tout par lequel l’unité de ce dernier s’impose à la multiplicité des parties. En tout état de cause, le beau représente toujours une nuance du bien : il existe un lien entre le beau naturel (kalos) et le beau moral (kalon), lien qui devient idéologique dans le personnage de Kalos Ka gathos (le beau-bon) de la Grèce antique ou bagnon politique. C’est cette valeur que Mamadou Ben Soumahoro représente à nos yeux. A présent les faits ou actes qui attestent que l’ancien Député de Bako, mérite bien le titre de Héros national, de Big and Good Ben Soumahoro.
Ben Soumahoro, le journaliste porte-parole.
C’est sur le terrain du journalisme que Ben Soumahoro a montré ses immenses qualités professionnelles et intellectuelles. En plein contexte de parti unique dans une Côte d’Ivoire dirigée par Félix Houphouët Boigny, le tenant de la pensée unique, à la manière de Paul Amewé, Ben Soumahoro a subjugué le père fondateur de la nation par son génie. Ben Soumahoro acquit, en effet, le statut de porte-parole ou fondé de pouvoir au sens de Bourdieu : le pouvoir des mots réside dans le fait qu’ils ne sont pas prononcés à titre personnel par celui qui n’en est que le “porteur” ; le porte-parole ne peut agir par les mots sur d’autres agents que parce que sa parole concentre le capital symbolique accumulé par [le peuple]qui l’a mandaté et dont il est le fondé du pouvoir (Bourdieu). En tant que journaliste donc porte parole du peuple ivoirien, il a pris des initiatives dont la plus illustre fut l’émission du Fauteuil Blanc. Une sorte de cérémonie de “gôpô politique” à laquelle il soumettait la classe dirigeante. Ce faisant, il était la figure du contre-pouvoir comme ce fut le cas de Paul Amewé avec l’émission Propos du soir.
Ben Soumahoro, parlementaire et membre fondateur du CNRD
Du journalisme à la politique, il n’y a qu’un pas que Big Ben a franchi. D’abord en militant au RDR de Djéni Kobenan, puis en quittant avec fracas ce parti dont il dira qu’il ne convenait pas à sa conception de la République et de la nation; et enfin en s’engageant ouvertement aux côtés de Laurent Gbagbo qui, à ses yeux, représente l’avenir de l’Afrique à travers le socialisme démocratique et de souverainisme. Il a quitté sa première famille politique qu’il a accusée de vouloir mettre en place un chauvinisme ethnique d’Etat doublé d’un expansionnisme violent. En effet lui, enfant chéri d’Houphouët-Boigny, l’ami de tous les Ivoiriens, de toutes les régions, était convaincu que la Nation ne se confond ni avec la famille, ni avec une ethnie, ni avec une race, ni avec la communauté religieuse (H Memel Fotê). De sorte que pour lui, la diversité ethnique et l’unité nationale ne sont pas antinomique. On peut être un acteur issu du Nord, du Sud, de l’Est ou de l’Ouest et se considérer comme un Ivoirien à part entière, donc aimer son pays et le défendre à tout moment contre les menaces de tous ordres.
Pour avoir passé son enfance avec ses amis issus de toutes les ethnies ; pour avoir travaillé à la RTI avec cette diversité et pour avoir défendu l’intérêt national en tant que parlementaire, Ben Soumahoro a dit non à la violence et à la trahison. Très tôt comme un prophète : de même que le poète russe Alexandre Blok prévenait, au début des années 1880, ses compatriotes en disant :
“J’entends les trompettes barbares
Sur la Russie je vois au loin
Du destin les verges barbares
Et l’immense incendie sans fin.”, de même, Ben Soumahoro avait averti ses compatriotes ivoiriens sur l’imminence d’un déluge de feu et de sang sur la Côte d’Ivoire :
“Avec ton franc-parler, ton parler-vrai et ton parler
Inimitable, tu as dit haut et fort les propos murmurés
Dans les salons, par des sachant remplis de lâcheté.
Toi, à jamais, cette voie du renoncement tu as rejetée,
Et, à haute et puissante voix, tu as dénoncé l’Imposteur,
En mettant à nu le vrai plan commun du Grand Menteur.
On a vu et tout compris, tu disais hélas vrai, depuis:
1999, 2000, 2001, 2002, 4 ans de suite, c’était bien Lui.
Et tu prévenais que le pire restait encore à venir.
Des bombes il fera larguer pour totalement en finir.
Est arrivée 2011, et c’est exactement ce que l’homme fit:
Déluge de feu et de sang sur ce pays meurtri et trahi.”
La prophétie de Ben Soumahoro n’ayant pas été démentie par l’actualité d’un contexte de violences inouïes qui défigure la Côte d’Ivoire depuis deux décennies, nous le considérons comme un héros au carrefour du présent et de l’avenir. C’est en effet Ben Soumahoro qui a dénoncé et dénonce « la honteuse politique de stratification de la société ivoirienne » nommée rattrapage ethnique. Une politique qui a deux missions aux conséquences désastreuses pour le pays : « punir tous ceux qui dans son esprit avaient été privilégiés par le régime précédent, et avantager outrancièrement tous ceux qui appartiennent à son groupe ethnique (…) peu importe, pourvu que cela vous rapproche du pouvoir et de l’argent facile et éphémère, de la corruption et de la prévarication » (Le Temps n°3532 du 07 juillet 2015 p 6).
C’est alors que Ben Soumahoro pose cette question indignée : « Alassane Ouattara sait-il seulement qu’un jour très prochain, il va devoir fuir ce pays en abandonnant les nordistes au milieu du guet ? Les nordistes devraient dès maintenant s’exercer à bomber un peu moins le torse et rechercher avec les autres une coexistence pacifique durable parce que les postes qu’ils occupent maintenant ont appartenu à des cadres qui viendront les réclamer dès que le pouvoir d’Alassane ne sera plus là. Très bientôt, croyez-moi ! Et l’ostracisme d’Alassane Ouattara érigé en système de gouvernement à votre seul profit, ne vous aura servi à rien. » (Le temps n°3532 du 07 juillet 2015, p6).
Pour l’instant, cette interrogation reste sans réponse alors que Ben Soumahoro nous quitte. Mais plus que jamais, ce digne Fils de la Côte d’Ivoire vit avec nous et dans nos cœurs puisque la parole de sa bouche lui survit.
Oui, mourir n’est rien, c’est la chose la mieux partagée au monde. Plus important aux yeux des hommes (toutes confessions religieuses confondues) est le comment du mourir. En effet, mourir débout ou couché ; mourir dans la dignité ou dans le déshonneur, en refusant la soumission ou en la revendiquant, ne sont nullement des modalités équivalentes. Il y a trace et trace. Car celui qui est frappé d’ostracisme ou meurt en exil (comme Ben Soumahoro, Bohoun Bouabré, Gomont Diagou, Gnan Raimond, le commissaire Gnahoua dit Kabila, Jérôme Bro Gregbé, le colonel Koulahi, le colonel Ahouman et bien d’autres), pour avoir dit non à l’imposture et à la barbarie, a plus de mérite que son concitoyen qui disparaît, tôt ou tard, dans les liens de l’assujettissement sociopolitique.
Professeur DEDY Séri
Socio-anthropologue,
Diplômé de l’Institut Français de Presse et des Sciences de l’Information de Paris
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